Chris Hedges : "Tant que l'idéologie néolibérale dominera, le populisme va progresser"
Chris Hedges a été correspondant de guerre pour le New York Times pendant quinze ans et honoré par un prix Pulitzer.
Comment un pays qui a voté deux fois pour le premier Président noir de l’histoire des États-Unis a-t-il pu élire le candidat le plus raciste, sexiste et violent des élections américaines modernes ?
En 2008, juste après le crash financier, Barack Obama était perçu comme un outsider dans la vie politique américaine. Il avait passé seulement trois ans au Sénat, et les électeurs lui ont donné un mandat pour réaliser les promesses qu’il avait formulées pendant sa campagne, en particulier renégocier, ou en tout cas atténuer les accords commerciaux de libre-échange signés par les Etats-Unis en 2004. Après son élection, cette promesse s’est malheureusement volatilisée. Et l’on peut dire aujourd’hui que, sur le plan économique, Obama a passé la plus grande partie de sa présidence à défendre les intérêts des pouvoirs financiers qui ont brutalisé la société américaine depuis Bill Clinton. Huit années dilapidées par les élites démocrates ! Les victimes du système ne leur ont pas pardonné la malhonnêteté d’un parti qui, dans le même temps, courtisait les classes populaires. Elles ont rejoint Trump par colère et frustration.
Une colère légitime, donc ?
Si vous n’avez pas traversé les Etats-Unis ces dernières années, vous ne pouvez pas vous faire une idée précise de l’état de délabrement de notre pays. Les villes des anciens bassins industriels sont littéralement en ruine ; les gens doivent se battre pour survivre, 50 millions d’Américains vivent sous le seuil de pauvreté (officiellement 24 500 dollars par an pour une famille de quatre personnes, mais tous les économistes vous diront que ce montant est insuffisant) ; les salaires stagnent ou déclinent, les services sociaux sont supprimés, l’Obamacare (la réforme de l’assurance santé) a surtout profité à l’industrie pharmaceutique… Cette grande trahison des élites progressistes devait un jour ou l’autre se traduire sur le terrain politique. Quand on y songe, ces élites ont finalement fait le jeu des démagogues de droite, et porté Trump au pouvoir.
Le Prix Nobel d’économie Paul Krugman, dans sa chronique du New York Times, le lendemain des élections, avouait qu’il ne connaissait sans doute pas le pays profond. Ce mea culpa arrive trop tard ?
Bien trop tard ! Où étaient-ils, ces penseurs de gauche, quand Bill Clinton a décidé de vendre la classe ouvrière américaine au grand business, avec la signature du traité Aléna (l’accord de libre-échange nord-américain conclu entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique) en 1994 ? Ou quand il a détruit le système de sécurité sociale de notre pays, alors que 70 % de ses bénéficiaires étaient des enfants ? Et quand il a fait exploser le nombre de prisonniers dans les maisons d’arrêt ? On ne les a pas beaucoup entendus, à l’époque. Peut-être parce qu’ils vivent dans leur bulle à Manhattan et ne voient plus rien du pays réel — comme d’autres, en d’autres temps, restaient enfermés à Versailles… Ni ces élites ni les médias ne prennent suffisamment le temps d’aller voir cette majorité « silencieuse » qui, face à l’aveuglement et à la surdité, voyant ses appels désespérés demeurer vains, est devenue l’électorat de Trump. C’est d’autant plus grave que lorsqu’elles se décident enfin à ouvrir les yeux, ces élites progressistes adoptent souvent un ton moralisateur et condescendant, comme l’a fait Hillary Clinton quand elle a qualifié les électeurs de Trump de « pitoyables ». Cette campagne présidentielle a été suivie à travers un filtre « déréalisant » : les sondages étaient à côté de la plaque depuis le début, ils ne remontaient que ce que, dans les establishments démocrate comme républicain d’ailleurs, on voulait entendre : « Trump n’a aucune chance d’être élu. »
Plusieurs livres, depuis dix ans, ont sonné l’alerte. On pense à Pourquoi les pauvres votent à droite, de Thomas Frank, et à ce que vous écriviez dans La Mort de l’élite progressiste…
Ne soyons pas naïfs : nous vivons, aux Etats-Unis, dans un pays où plus personne ne lit — en particulier dans les classes les moins aisées. Celui de mes livres qui s’est le mieux vendu — Americain Fascists — a terminé sixième sur la liste des meilleures ventes du New York Times. Autrement dit : une centaine de milliers de lecteurs l’ont acheté (je ne sais pas combien l’ont lu). Un pourcentage infime de la population. Donc oui, l’information est disponible pour ceux qui veulent comprendre la période que nous traversons, mais cette information n’a strictement aucune chance d’entrer dans les discussions « mainstream » de l’Amérique profonde. L’information dans les mass media, ici, c’est Cartoon Network [une chaîne de dessins animés, ndlr] !
Mais la carte des élections a-t-elle confirmé vos analyses ?
Absolument. Prenez un Etat comme le Wisconsin, où Hillary Clinton n’a même pas pris la peine de faire campagne. C’est un bassin industriel, avec ses populations ouvrières et ses quartiers noirs, bref une base électorale à dominante démocrate, un triomphe « garanti » pour Hillary. Sauf qu’elle a pris une claque. Comment le parti démocrate a-t-il pu sous-estimer à ce point les effets, sur les classes populaires, de la perte d’emploi ? Il lui suffisait d’aller dans le bastion de l’industrie automobile, le Michigan, pour saisir les conséquences, sur son électorat, des transferts d’emplois vers le Mexique. A ma connaissance, aucun homme politique de gauche n’a demandé aux dirigeants de ces usines de maintenir ces jobs sur le sol américain. Ce silence a une traduction dans la tête des ouvriers qui, après avoir perdu leur travail et leur maison (qu’ils n’arrivent plus à payer), voient ces dirigeants empocher des bonus de plusieurs millions de dollars. Trump, au moins, a fait semblant de s’intéresser au problème. Il a présenté à ces Américains victimes de la mondialisation un bouc émissaire — les travailleurs mexicains, les immigrés illégaux, les musulmans, peu importe — et leur a offert sur un plateau l’occasion de dire un grand « FUCK YOU ! » à l’establishment.
Comment comprenez-vous que tant de gens – beaucoup de femmes, et un nombre important de Latinos – aient voté pour Trump contre leurs intérêts ?
Tout simplement parce que le parti démocrate ne représente plus leurs intérêts ! Ces femmes et ces Latinos sont désespérés, ils l’ont d’abord fait savoir aux candidats conservateurs des primaires républicaines, puis à Hillary Clinton. En rejetant cette dernière, ils ne se trompent pas : elle n’aurait pas fait grand-chose pour eux. Mais ils se trompent durement en choisissant Trump, car ce dernier appartient à une classe qui a fait fortune sur leur dos, et il va défendre avant tout les intérêts de sa caste, entouré d’une bande de gangsters du même acabit.
Diriez-vous que l’Amérique devient fasciste ?
Non, je dirais plutôt, à la suite du philosophe politique Sheldon Wolin, qu’elle entre dans une période de « totalitarisme inversé ». Contrairement au totalitarisme classique, ce nouveau « régime » ne s’incarne pas dans un parti réactionnaire ou révolutionnaire clairement fasciste, mais dans l’anonymat de l’Etat-entreprise. De très puissantes organisations privées investissent leur argent dans la vie publique avec un seul objectif en ligne de mire : que l’Etat leur permette de réduire toujours plus le coût de la main-d’oeuvre — quelles qu’en soient les conséquences sur le plan social. Côté face, les candidats portés par ces entreprises montrent une loyauté absolue envers les institutions et les traditions politiques de leur pays, et deviennent des professionnels du discours patriotique ; côté pile, rien ne les « ancre » à leur pays, puisque l’horizon est à la fois unique — maximiser les profits — et mondial. Donald Trump est issu de ce monde et servira les intérêts de ces centres de décision économique. Mais je crains que lui et ses acolytes Rudy Giuliani, Chris Christie et Newt Gingrich ne versent dans l’exercice d’une véritable violence d’Etat contre ceux qui se mettront sur leur chemin.
La stabilité légendaire des institutions américaines – les contre-pouvoirs du Congrès, de la Cour suprême, etc. – ne protège-t-elle pas le citoyen américain contre les excès de l’exécutif ?
La Cour suprême est cassée. Elle est déjà au service de l’Etat-entreprise que je viens de décrire. Trois Afro-Américains sont tués chaque jour par la police dans notre pays, et la Cour suprême ne lève pas le petit doigt. Peu importent les manifestations à New York ou Baltimore exigeant que justice soit rendue aux victimes. Dans les villes désindustrialisées où se produisent la plupart de ces drames, les jobs et les aides sociales ont été remplacés par un usage massif de la répression et des incarcérations. 25 % des prisonniers dans le monde sont détenus aux Etats-Unis, alors que notre pays ne représente que 4 % de la population mondiale ! On a pu constater aussi, avec le sort réservé aux lanceurs d’alerte Snowden, Assange ou Manning, combien nos institutions sont défaillantes quand il s’agit de protéger les citoyens. En détournant l’Espionage Act de 1917 (une loi de 1917 visant à empêcher des citoyens de gêner les opérations militaires américaines), et en refusant de s’attaquer aux pratiques dénoncées par Snowden, Obama a terriblement fragilisé les droits fondamentaux. Le jour, en effet, où la population ignorera tout des actions de son gouvernement (parce que diffuser ces informations est devenu un crime), l’Etat aura carte blanche pour agir à sa guise. Et quand l’Etat a à sa tête un Donald Trump, vous pouvez être inquiet.
La victoire de Trump fait-elle peser une menace réelle sur les minorités ?
Pour certaines catégories de population, l’Amérique n’est plus un endroit très agréable à vivre. Comme en Europe, les démagogues au pouvoir vont se faire un plaisir de désigner les plus vulnérables à la vindicte populaire. Trump à la Maison-Blanche, c’est une très mauvaise nouvelle pour les travailleurs illégaux, les musulmans et les Latinos en général.
Il ne sera pas le Président de tous les Américains, comme il l’a promis ?
Bien sûr que non. Rien dans son histoire personnelle, professionnelle ou politique, ne laissait d’ailleurs présager qu’il puisse l’être. Nous parlons d’un homme qui a été poursuivi en justice pour avoir refusé de laisser des Afro-Américains vivre dans un de ses immeubles…
Dès le 9 novembre, des Américains sont descendus dans la rue, ou ont manifesté pour dire leur colère contre le nouveau Président. Doit-on s’attendre à une contestation plus large ?
J’ai été longtemps militant dans des mouvements de désobéissance civile, aussi bien sous des présidents républicains que démocrates d’ailleurs, et je continuerai sûrement à l’être sous la présidence de Trump. Mais je ne pense pas que nous ayons le choix d’accepter — ou pas — le verdict des urnes. Je m’attends simplement à ce que la réaction des nouveaux dirigeants du pays devienne plus rugueuse. Surtout quand de larges portions de la population qui ont voté pour Trump vont réaliser qu’en bon démagogue prêt à tout pour se faire élire il leur a menti.
Que vont devenir les deux partis, démocrate et républicain, après une pareille claque ?
Je ne crois pas à la capacité du parti démocrate à se réformer — même si la dynastie Clinton, elle, est morte politiquement. Bernie Sanders aurait sans doute été un candidat plus efficace — et il avait la capacité de battre Trump —, mais son propre parti lui a mis des bâtons dans les roues. En envoyant, par exemple, des électeurs indépendants voter Clinton dans les Etats où il arrivait en force…
Et côté républicain ?
L’ironie, c’est que Trump a réussi à faire gagner aux républicains le Sénat et la Chambre des représentants, qu’ils croyaient perdre — donc à faire réélire ces mêmes députés et sénateurs qui avaient fini par prendre leurs distances avec lui, de peur qu’il ne sabote leur campagne ! La vieille élite républicaine, incarnée par la famille Bush, n’a même pas caché qu’elle se ralliait à Clinton pour cette élection. On peut s’attendre à une sacrée bataille entre elle et Donald Trump dans les mois à venir…
Les idées populistes l’emportent partout ou presque, une élection après l’autre, dans les démocraties occidentales et ailleurs. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
D’abord, je suis persuadé qu’elles vont continuer à progresser. Il ne peut en être autrement tant que dominera cette idéologie néolibérale insensée, qui considère que les diktats du marché doivent déterminer comment on gouverne un pays. Or je ne prévois aucun affaiblissement de cette idéologie dans un avenir proche. Aux Etats-Unis, Donald Trump va plutôt s’empresser de réduire les impôts des plus riches, supprimer l’Obamacare, et ainsi de suite. Cela m’inspire à la fois de la tristesse et l’envie de poursuivre mes combats, pacifiquement. Depuis dix ans, je n’ai cessé de m’engager pour faire prendre conscience au plus grand nombre que nous allions droit dans le mur. J’espérais que nous apprendrions des leçons de l’Histoire et que nous parviendrions à l’éviter — mais voilà, nous venons de nous prendre ce mur en pleine figure.
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