mardi 17 janvier 2017

À quel point les démocraties sont-elles stables ? « Les signaux d’avertissement sont au rouge », par Amanda Taub

À quel point les démocraties sont-elles stables ? « Les signaux d'avertissement sont au rouge », par Amanda Taub

Source : The New York Times, le 29/11/2016

Par Amanda Taub — 29 nov. 2016

WASHINGTON — Yascha Mounk est habitué à être la personne la plus pessimiste de la salle. M. Mounk, un professeur de politique à Harvard, a passé ces dernières années à remettre en question l’une des hypothèses fondamentales de la politique occidentale : dès qu’un pays devient une démocratie libérale, il entend le rester.

Ses recherches suggèrent quelque chose de légèrement différent : que les démocraties libérales du monde pourraient être en sérieux risque de déclin.

L’intérêt de M. Mounk pour le sujet a commencé de manière assez inhabituelle. En 2014, il a publié un livre, « Stranger in My Own Country. » (« Étranger dans mon propre pays. ») Celui-ci commence comme un mémoire de son expérience d’enfant juif qui grandit en Allemagne, mais devient une enquête plus large sur la façon dont les nations européennes contemporaines luttaient pour construire de nouvelles identités nationales multiculturelles.

Il conclut alors que les efforts n’avaient pas vraiment porté leurs fruits. Une réaction populiste était en marche. Mais était-ce simplement un nouveau genre de politique, ou un symptôme de quelque chose de plus profond ?

Pour répondre à cette question, M. Mounk s’est associé avec Roberto Stefan Foa, un politologue à l’Université de Melbourne, en Australie. Ils ont rassemblé puis réfuté les données portant sur la force des démocraties libérales.

Leur conclusion, qui sera publiée dans le numéro de janvier du Journal of Democracy, est que les démocraties ne sont pas aussi sûres que les gens puissent le penser. À l’heure actuelle, M. Mounk a déclaré dans une interview : « Les signaux d’avertissement clignotent rouge. »

Premiers signes de déclin

Les politologues ont une théorie appelée « consolidation démocratique », selon laquelle, une fois que les pays ont développé des institutions démocratiques, une société civile robuste et un certain niveau de richesse, leur démocratie est sûre.

Pendant des décennies, les événements mondiaux semblaient soutenir cette idée. Les données de Freedom House, un organisme de surveillance qui mesure la démocratie et la liberté dans le monde, montrent que le nombre de pays classés comme « libres » a augmenté régulièrement du milieu des années 1970 au début des années 2000. De nombreux pays d’Amérique latine sont passés d’un régime militaire à la démocratie ; et après la fin de la Guerre froide, une grande partie de l’Europe de l’Est a suivi. Et les démocraties libérales de longue date en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et en Australie semblaient plus sûres que jamais.

Mais depuis 2005, l’indice de Freedom House a montré un déclin de la liberté mondiale chaque année. Est-ce une anomalie statistique, le résultat de quelques événements aléatoires dans une période relativement courte ? Ou indique-t-elle un modèle significatif ?

M. Mounk et M. Foa ont élaboré une formule à trois facteurs pour répondre à cette question. M. Mounk pense qu’il s’agit d’un système d’alerte précoce, et cela fonctionne comme un test médical : un moyen de détecter qu’une démocratie est malade avant qu’elle ne développe des symptômes extrêmement apparents.

Le premier facteur a été le soutien public : à quel point les citoyens pensent-ils que leur pays doit rester démocratique ? Le second était l’ouverture publique aux formes de gouvernement non démocratiques, comme le régime militaire. Et le troisième facteur était de savoir si les « partis et mouvements antisystèmes » — partis politiques et autres acteurs majeurs dont le message fondamental est que le système actuel est illégitime — gagnaient du soutien.

Si le soutien à la démocratie était en baisse tandis que les deux autres mesures étaient en hausse, les chercheurs ont considéré ce pays comme en cours de « déconsolidation ». Et ils ont constaté que la déconsolidation était l’équivalent politique d’une fièvre de bas niveau qui arrive la veille d’un cas complet de la grippe.

Le Venezuela, par exemple, a obtenu les scores les plus élevés possibles sur les mesures de Freedom House en matière de droits politiques et de démocratie dans les années 1980. Mais ces pratiques démocratiques n’étaient pas profondément enracinées. Pendant cette période apparente de stabilité, le Venezuela avait déjà été marqué comme étant déconsolidé sur le test de Mounk-Foa.

Depuis, la démocratie vénézuélienne s’est considérablement amoindrie. En 1992, une faction de l’armée vénézuélienne fidèle à Hugo Chávez a tenté un coup d’État contre le gouvernement démocratiquement élu. M. Chávez a été élu président en 1998 sur une vague de soutien populiste, et il a immédiatement adopté une nouvelle constitution qui a consolidé son pouvoir. Son gouvernement a réprimé la dissidence, emprisonné les opposants politiques et déchiqueté l’économie du pays avec une série de révisions économiques mal planifiées

De même, lorsque la Pologne a rejoint l’Union européenne en 2004, elle a été saluée comme un exemple particulièrement fort d’un pays post-communiste qui fait la transition vers une démocratie solide. Mais M. Mounk et M. Foa ont trouvé d’importants signes de déconsolidation pendant cette période : dès 2005, près de 16% des Polonais ont déclaré que la démocratie était une façon « mauvaise » ou « assez mauvaise » de diriger le pays. En 2012, 22% des sondés ont dit qu’ils soutiendraient la loi martiale. Et au milieu des années 2000, une série de partis antisystèmes a commencé à prendre de l’ampleur dans la politique polonaise, en particulier Droit et Justice, Autodéfense de la république de Pologne et la Ligue des familles polonaises.

Aujourd’hui, cette fièvre commence à ressembler beaucoup à la grippe. Droit et Justice, qui a remporté la présidence et une majorité parlementaire en 2015, a systématiquement affaibli les institutions démocratiques.

Les tentatives du gouvernement de saper le tribunal constitutionnel du pays, par exemple, ont déclenché une enquête par l’Union européenne. Le rapport susmentionné a mis en garde que les actions du gouvernement « mettent en danger non seulement l’état de droit, mais aussi le fonctionnement du système démocratique. »

Des signaux d’avertissement ?

Selon le système d’alerte précoce Mounk-Foa, les signes de déconsolidation démocratique aux États-Unis et dans de nombreuses autres démocraties libérales sont maintenant similaires à ceux du Venezuela avant sa crise.

Dans de nombreux pays, dont l’Australie, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, la Suède et les États-Unis, le pourcentage de personnes qui disent qu’il est « essentiel » de vivre dans une démocratie a chuté, et il est particulièrement faible chez les jeunes.

Pourcentage de personnes qui estiment qu'il est « essentiel » de vivre dans une démocratie Source: Yascha Mounk et Roberto Stefan Foa, « The Signs of Democratic Deconsolidation », Journal of Democracy | Par le New York Times

Pourcentage de personnes qui estiment qu’il est « essentiel » de vivre dans une démocratie
Source: Yascha Mounk et Roberto Stefan Foa, « The Signs of Democratic Deconsolidation », Journal of Democracy | Par le New York Times

Le soutien aux alternatives autocratiques augmente également. S’appuyant sur les données des enquêtes européennes et mondiales sur les valeurs, les chercheurs ont constaté que la proportion d’Américains qui disent que la loi martiale serait « bonne » ou « très bonne » est passée de 1 pour 16 en 1995 à 1 pour 6 en 2014.

Cette tendance est particulièrement forte chez les jeunes. Par exemple, dans un article publié précédemment, les chercheurs ont calculé que 43% des américains âgés pensent qu’il est illégitime pour les militaires de prendre le pouvoir si le gouvernement était incompétent ou ne faisait pas son travail, mais seulement 19% des « Millenials » vont dans ce même sens. Le même fossé générationnel s’est manifesté en Europe, où 53% des personnes âgées pensent qu’une prise militaire du pouvoir serait illégitime, alors que seulement 36% des « Millenials » sont d’accord avec cette idée.

Aux États-Unis, Donald J. Trump a remporté l’élection présidentielle en fonctionnant comme un outsider antisystème. Et le soutien aux partis populistes antisystèmes en Europe, tels que le Front national en France, Syriza en Grèce et le Mouvement Cinq Étoiles en Italie, est en hausse.

Bien sûr, ce n’est qu’un article. Et l’approche des chercheurs, comme toutes les sciences sociales axées sur les données, a des limites. Par exemple, ce ne sont que des données d’enquête qui sous-tendent la thèse de la recherche, et elle ne tient pas compte d’autres facteurs qui pourraient être importants pour la stabilité globale, comme la croissance économique. Au moins un éminent scientifique politique soutient que les données de M. Mounk et de M. Foa ne sont pas aussi inquiétantes qu’ils le croient.

De plus, bien sûr, corrélation ne veut pas dire causalité. Bien que les chercheurs aient trouvé une relation entre la déconsolidation et l’instabilité démocratique, ce n’est pas la même chose que de prouver les causes profondes de l’un ou l’autre facteur.

« C’est seulement une mesure, » M. Mounk a lui-même reconnu à propos de sa recherche. « Mais, ajouta-t-il après une pause, cela nous inquiète. »

Il craint que les détails sans importance de la politique puissent facilement nous détourner de ces dangers plus fondamentaux. « La question n’est pas seulement ce que Trump veut faire à l’E.P.A., » a-t-il dit, en référence à l’Environmental Protection Agency. « En réalité, c’est ce que Trump peut essayer de faire pour saper la démocratie libérale aux États-Unis. »

« Regardez, ce truc est déjà en cours à d’autres endroits, » a ajouté M. Mounk. « S’il y a une tâche que nous avons comme journalistes, comme universitaires, comme penseurs, c’est de piloter les enjeux de cette résidence pour les gens. »

Source : The New York Times, le 29/11/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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