dimanche 4 décembre 2016
L’effarante droitisation de la campagne présidentielle
Armes nucléaires : en attendant l’accident, par Eric Schlosser
Armes nucléaires : en attendant l'accident, par Eric Schlosser
Source : The Guardian, le 14/09/2013
En juillet 1956, un avion s’est écrasé dans le Suffolk, au risque de faire exploser une bombe atomique. En janvier 1987, un camion de la Royal Air Force transportant des bombes à hydrogène a quitté la route dans le Wiltshire. D’autres accidents évités de justesse demeurent secrets. Quel est le risque réel pour les armements nucléaires britanniques ?
Eric Schlosser
Samedi 14 septembre 2013
En octobre 1983, Mick Jones venait de quitter the Clash, Roger Moore interprétait encore James Bond, Ronald Reagan était dans sa troisième année de présidence des USA, Margaret Thatcher venait de rempiler comme Premier ministre, et la Guerre froide venait d’entrer dans sa phase la plus dangereuse depuis la crise des missiles de Cuba. Un échange sur les dossiers nucléaires entre les USA, l’URSS et leurs alliés semblait possible. Cet été-là, Reagan avait présenté les Soviétiques comme “le diable du monde moderne, un empire diabolique” et son administration mettait en place un accroissement sans précédent de l’effort de guerre en temps de paix. Youri Andropov, le leader paranoïaque de l’URSS, en phase terminale de sa maladie, pensait que les USA pourraient programmer une attaque surprise. En septembre, le vol 007 de la Korean Airlines, un Boeing 747 transportant près de 300 passagers, avait été abattu après s’être aventuré dans l’espace aérien soviétique. Les USA allaient bientôt déployer deux nouveaux systèmes d’armes nucléaires : des missiles de croisière implantés sur le sol britannique et des missiles Pershing II en Allemagne de l’Ouest. Et ce 22 octobre, près de 250 000 personnes avaient manifesté dans Hyde Park contre de tels déploiements, la plus grande manifestation anti-nucléaire de toute l’histoire britannique.
Au milieu de ce climat inquiétant et apocalyptique, l’administration Reagan décida de construire de nouveaux missiles balistiques pour sous-marins. Le Trident D5 serait le missile le plus précis jamais transporté sur sous-marin, capable de lancer huit têtes nucléaires sur la moitié du globe pour détruire des “cibles dures” : des silos de missiles soviétiques et les bunkers de leurs dirigeants. Contrairement aux précédents missiles sur sous-marins, le Trident D5 n’était pas conçu seulement comme une arme de représailles, devant être utilisée après que les USA aient été l’objet d’une attaque nucléaire. Les nouveaux missiles pourraient être lancés sur l’URSS lors d’une première attaque des États-Unis.
Trente ans plus tard, la Guerre froide est oubliée, l’Union soviétique a disparu, Reagan et Thatcher sont morts – et un sous-marin anglais Trident se trouve constamment en mer, jour et nuit, attendant l’ordre de tirer ses missiles D5 et leurs dizaines de têtes nucléaires. Durant les prochaines années, la Grande-Bretagne devra décider s’il faut remplacer les quatre vieux sous-marins de type Trident. David Cameron veut construire quatre nouveaux sous-marins, à un coût d’environ 25 milliards de livres Sterling, afin qu’un au moins soit toujours en mer, à l’abri d’une attaque et prêt à lancer ses missiles. Le Labour party semble approuver cette stratégie : son secrétaire à la Défense virtuel, Jim Murphy, a récemment confirmé son soutien à une “force de dissuasion maritime continue.” Bien que les Démocrates libéraux ont critiqué la position de Cameron, leur préférence semble difficilement radicale : construire un, ou peut être deux, sous-marins en moins, histoire de faire des économies. Les trois principales parties sont toutes d’accord sur le besoin d’armes nucléaires. L’opposition la plus forte aux Trident provient des politiques écossais, là où sont basés les sous-marins. Alex Salmond, leader du SNP, a promis que si l’Écosse devient indépendante l’an prochain, sa nouvelle constitution interdira toute arme nucléaire. Ceci pourrait être désastreux pour la force de dissuasion nucléaire anglaise : construire une nouvelle base pour sous-marins et des installations de stockage des armes en Grande-Bretagne pourrait nécessiter plusieurs années et coûter des dizaines de milliards.
Le débat public au sujet des sous-marins Trident et leurs missiles s’est focalisé principalement sur les coûts à long terme et les bénéfices économiques en les remplaçant, le nombre d’emplois qui pourraient être créés ou perdus, la nécessité de patrouilles 24/24. Quelques questions fondamentales ont été oubliées. Comment un missile type Guerre froide, devant rester opérationnel durant 30 ans, pourrait être utilisé dans un conflit au 21e siècle ? Quelles cibles pourrait-il détruire et dans quelles circonstances ? Qui est-il supposé tuer ? Finalement, et c’est sans doute le point le plus important : le peuple anglais fait-il face à une plus grande menace d’être atteint par ses propres armes nucléaires, à la suite d’un accident ou une erreur, que lors d’une attaque surprise ?
“La crédibilité du Royaume-Uni en matière de dissuasion est cruciale,” a déclaré le Trident Alternatives Review (rapport sur l’alternative au Trident) du gouvernement en juillet cette année. Sur une seule page du rapport, les mots “crédible” et “crédibilité” sont utilisés sept fois pour décrire la stratégie britannique de “dissuasion minimum”. Mais le rapport ne dit jamais qui doit être dissuadé, ni ce que le R-U ferait réellement si la dissuasion par ses armes nucléaires échouait. Le Strategic Defence And Security Review de 2010 (rapport sur la sécurité et la défense stratégique) mentionne le risque de “terrorisme nucléaire” et “la possibilité qu’une menace d’attaque nucléaire majeure contre le R-U ré-émerge.” Cela implique la possibilité que la Corée du Nord, la Chine, le Pakistan, l’Iran ou la Russie veuillent un de ces jours faire disparaître Londres, en dépit des investissements de taille fait par certains de ces pays dans la cité. Mais le rapport de sécurité n’explique pas dans quelles circonstances les missiles Trident anglais pourraient être lancés, citant la nécessité de rester “délibérément ambigu”.
Depuis l’aube de l’ère atomique, cette sorte d’ambiguïté supposée essentielle pour confondre des ennemis potentiels a permis aux fonctionnaires du gouvernement d’éviter toute supervision et responsabilité. Il y a quelques semaines le parlement a voté pour empêcher Cameron d’autoriser une attaque relativement modeste sur la Syrie, alors même qu’un premier ministre puisse autoriser une attaque nucléaire qui tuerait des millions de personnes sans approbation publique ni débat parlementaire. L’intense secret qui entoure le plan de guerre nucléaire a dissimulé non seulement la dévastation infligée aux cibles, mais aussi les graves dangers et accidents sérieux sur la nation par ses propres armes. Et quand ces secrets nucléaires seront révélés, même partiellement, les plans qui étaient jugés “crédibles” par ces gens au pouvoir paraîtront non crédibles et presque incroyables à tous les autres.
Les armes nucléaires sont les machines les plus mortelles jamais inventées, mais la dissuasion qu’elles procurent est quelque chose d’indéfinissable. “Le but principal de la dissuasion… est psychologique,” comme l’expliqua une fois un rapport du Pentagone. “La mission, c’est la persuasion.” La destruction d’Hiroshima et Nagasaki a montré ce qu’une seule bombe peut infliger à une ville. Mais la répulsion générale au sujet des pertes humaines a poussé les USA à explorer l’utilisation des armes nucléaires sur des cibles militaires traditionnelles.
En 1946, les USA ont mené leurs premiers essais d’après-guerre d’armes atomiques. Le but de l’un de ces tests était de découvrir l’effet d’une explosion nucléaire sur une flotte de navires de guerre. Le résultat fut décourageant. Sur les 88 navires arrimés près du point de déflagration dans l’atoll de Bikini, seulement cinq ont coulé. L’Evaluation Of The Atomic Bomb As A Military Weapon (évaluation de la bombe atomique comme arme militaire), un rapport top secret envoyé à Harry Truman concluait que “les navires en mer” et les “corps d’armée” étaient des cibles médiocres. “La bombe est en premier lieu une arme contre la vie et les activités humaines dans des grands site urbains et industriels” avançait le rapport. De telles armes étaient utiles, principalement, pour tuer et terroriser des civils. Selon le rapport, certaines des meilleures cibles étaient “les villes marquées par une forte signification sentimentale.”
Le premier plan de guerre nucléaire américain, adopté en 1948 au nom de code Halfmoon, estimait à 50 le nombre de bombes atomiques devant être larguées sur l’Union soviétique. Leur nombre fut porté ensuite à 133, visant 70 villes. Leningrad devait être touchée par sept bombes, Moscou par huit. Il n’y avait, semble-t-il, aucune alternative à la menace de massacres de masse. Cette stratégie américaine fut désignée comme “le concept de massacre d’une nation.”
Durant une audition au Congrès en octobre 1949, les USA ont eu le débat de haut niveau le plus médiatisé à propos de l’éthique de telles cibles nucléaires. Un groupe d’amiraux condamna fermement le plan de l’US Air Force contre les Soviétiques. “Je ne crois pas aux massacres de masse de civils,” a témoigné l’amiral Arthur W Radford, alors que le vice-amiral Ralph A. Ofstie, qui avait visité les cités détruites au Japon, décrivait le feu atomique comme “un massacre aléatoire d’hommes, de femmes et d’enfants,” et disait que l’idée même était “impitoyable et barbare”, contraire aux valeurs américaines.
Au milieu des années 50, le plan de guerre américain avait été modifié. De plus de frappes sur les cibles (villes) “contreproductives” en destruction de cibles “antagonistes” (installations militaires). L’invention de la bombe à hydrogène a créé des armes nucléaires des centaines de fois plus puissantes que celle qui a détruit Hiroshima. L’Union soviétique avait alors ses propres armes nucléaires, et les détruire devint le but principal de l’Air Force.
En décembre 1960, les USA approuvaient son premier Single Integrated Operational Plan (Siop) [Plan Intégré Unique Opérationnel], qui spécifiait le moment et les cibles des attaques menées par les forces US et le UK Bomber Command (Commandement des bombardiers UK). Ce plan, sous une forme ou une autre, restera d’actualité pendant plus de trois décades. La plupart du SIOP reste secret, mais des mémos rédigés durant l’administration de JFK, au sommet de la crise de Berlin en 1961, donne une idée de l’ampleur de la destruction que provoquerait le SIOP. Il indique 3729 cibles, devant être frappées par 3423 armes nucléaires. Les cibles sont localisées en Union soviétique, Chine, Corée du Nord et Europe de l’Est. Environ 80% sont des objectifs militaires, le reste civils. Sur les “complexes industriels civils destinés à la destruction”, 295 étaient en Union soviétique, 78 en Chine.
Les estimations des dommages et victimes du SIOP était très restreintes. Elles étaient basées seulement sur l’effet de l’explosion, et excluaient le mal pouvant être causé par la radiation thermique, les incendies et les retombées radioactives, qui étaient compliquées à évaluer. En trois jours d’une attaque initiale par les USA et le R-U, la puissance totale du SIOP tuerait à peu près 54% de la population russe, 16% de la population chinoise: environ 220 millions de personnes. En plus des millions qui périront de brûlures et d’exposition aux radiations.
Les plans de guerre en Grande-Bretagne n’ont jamais été aussi conflictuels que ceux des USA. Après quelques semaines après la destruction d’Hiroshima, Clement Attlee a exprimé succinctement ce qui deviendra la philosophie britannique : “La réponse d’une bombe atomique sur Londres sera une bombe atomique sur une autre grande cité.” La grande Bretagne n’a pas les moyens de construire des armes nucléaires pouvant menacer des dizaines de milliers de cibles militaires en Union soviétique. Et la population anglaise n’est pas largement dispersée sur un grand continent. En 1955, un rapport secret de William Strath, un fonctionnaire au Central War Plans Secretariat (Secrétariat central des plans de guerre), concluait que si 10 bombes à hydrogène frappaient la côte ouest du Royaume-Uni, les incendies et la radioactivité consécutifs tueraient immédiatement environ 1/3 de la population. La plupart des terres agricoles du pays seraient inutilisable pendant deux mois, et l’eau potable serait contaminée. Même si la Grande-Bretagne arrivait plus ou moins à détruire la plupart des armes nucléaires en Union soviétique, une poignée d’armes soviétiques pourrait provoquer l’effondrement de la société britannique.
En 1958, le plan d’urgence du Bomber Command américain prévoyait la destruction de 44 villes russes. Une telle attaque aurait causé la mort d’environ 38 millions de personnes. Une bombe à hydrogène devait être lâchée sur chaque centre-ville, sauf Moscou qui devait en recevoir quatre et Leningrad deux. Si la Grande-Bretagne était entrée en guerre aux côté des États-Unis au début des années 60, elle aurait demandé au Bomber Command de détruire 25 villes russes supplémentaires. A mesure que l’Union soviétique améliorait ses défenses anti-aériennes, la Grande-Bretagne réduisait le nombre de centres urbains qu’elle souhaitait détruire de son propre chef. A la fin des années 60, les missiles embarqués par les sous-marins Polaris servirent de dissuasion stratégique à la Grande-Bretagne et n’étaient plus pointés que sur une petite douzaine de villes russes. Jusqu’à la fin de la Guerre froide, la destruction totale de la capitale de l’Union soviétique – connue sous le nom de “critère Moscou” – était le principal objectif du Royaume-Uni.
Le Joint Intelligence Committee a considéré que les plans de guerre soviétiques seraient encore plus brutaux. Selon son rapport sur “les probables cibles nucléaires au Royaume-Uni”, Londres serait touchée par huit bombes à hydrogène et deux bombes atomiques. Edimbourg serait atteinte par deux de chaque type, Glasgow par quatre bombes à hydrogène et une bombe atomique, tandis que les bases anglaises de sous-marins, en Ecosse, seraient atteintes par quatre bombes à hydrogène et quatre bombes atomiques. Au final, le JIC s’attendait, dans le cas d’une guerre avec l’Union soviétique, à ce que le Royaume-Uni soit touché par environ 300 armes nucléaires.
Un secret officiel strict a permis aux stratèges anglais et américains de choisir leurs cibles sans la curiosité du public. Cela a aussi facilité la gestion de l’opinion publique sur les armes nucléaires. Le rapport Strath a été supprimé, et Winston Churchill a ordonné à la BBC de ne pas diffuser d’information sur la bombe à hydrogène pour ne pas effrayer les gens. De la décision d’Attlee de construire une bombe atomique jusqu’aux négociations de James Callaghan pour obtenir des USA des missiles Trident, la politique nucléaire britannique a été menée sans beaucoup de supervision parlementaire. “Toutes les décisions clés ont été prises par un petit nombre de très vieux ministres du gouvernement, se rencontrant dans des comités ad hoc informels,” comme le soulignent les historiens John Baylis et Kristan Stoddart. “Ces décisions ont été gardées secrètes des principaux cabinets d’alors.”
Aux USA, les spécifications planifiées des armes nucléaires n’ont même pas besoin d’être secrètes. Selon le Atomic Energy Act de 1946, elles sont “nées secrètes”, classées aussitôt créées. C’est le simple bon sens de garder secrets les plans de l’arme nucléaire, mais le secret justifié par la nécessité de prévenir l’espionnage étranger est devenu une habitude, plutôt que de cacher les problèmes de sécurité, en cachant les accidents nucléaires et protégeant les bureaucraties de la Défense de l’embarras.
La liste des bavures et problèmes avec des armes nucléaires, qui auraient pu menacer le public, mentionne 32 accidents. Et encore, une étude de 1970 par un des laboratoires sur les armes nucléaires américaines, obtenue grâce au Freedom of Information Act, a recensé 1200 armes impliquées dans des accidents entre 1950 et 1968. La plupart de ces accidents était bénins, mais un nombre d’accidents sérieux ont en quelque sorte été oubliés de la liste du Pentagone. Et surtout le risque d’explosions nucléaires accidentelles n’a pas été entièrement compris par les stratèges américains jusqu’à la fin des années 60, et ce risque est en fait beaucoup plus grand que l’on pouvait s’attendre. Un crash d’avion, un incendie, une explosion de missile, un éclair d’orage, une erreur humaine, et même la chute d’une arme d’un avion parqué sur une piste sont des causes répertoriées d’une explosion nucléaire potentielle.
Deux parmi les pires accidents arrivèrent en un seul mois. Le 15 septembre 1980, un des réacteurs d’un bombardier B-52 prit feu à la base de l’Air Force de Grand Forks au Nord Dakota. L’avion portait quatre bombes à hydrogène et huit missiles à tête nucléaire de courte portée. Un vent fort éloigna les flammes des armes, et un pompier grimpa sur l’avion en feu, éteignit le feu et prévint un désastre. Trois jours après, un technicien fit tomber un outil dans le silo d’un missile balistique intercontinental Titan II près de Damascus, Arkansas. L’outil heurta le fond du silo, rebondit, frappa le côté du missile, perça la coque et causa une fuite de carburant. Le Titan II portait l’ogive nucléaire la plus puissante construite par les USA. Malgré un effort héroïque pour sauver le missile, il explosa, mais pas l’ogive nucléaire. Ces deux Etats auraient pu être détruits.
Les problèmes de sécurité avec les armes nucléaires américaines ont été tenus secrets jusqu’à la fin de la Guerre froide. Une étude financée plus tard par le Congrès donne une “note de sécurité” à chaque type d’arme nucléaire de l’arsenal national. Les notes étaient basées sur le risque potentiel d’une explosion accidentelle ou de dispersion de plutonium. Trois armes reçurent un A. Sept reçurent un B. Deux reçurent un C+. Quatre un C. Deux un C-. Et douze obtinrent un D, la note la plus basse.
Les problèmes de sécurité des armes nucléaires américaines ont des implications bien au-delà des frontières des États-Unis. Les forces de l’OTAN s’appuient sur beaucoup d’entre elles. Pendant des années, le nombre d’armes nucléaires américaines déployées en Grande-Bretagne excéda le nombre de ses propres armes. Selon l’historien John Simpson, en 1959, la RAF comptait 71 bombes atomiques britanniques et 168 bombes américaines. Dans les années qui ont suivi, le nombre d’armes nucléaires fabriquées en Angleterre atteignit, remarquablement, celui de celles fabriquées en Amérique, grâce au US-UK Mutual Defence Agreement (Accord Mutuel de Défense US-UK). La conception de “Red Snow“, le composant nucléaire au cœur de la première bombe à hydrogène anglaise largement déployée, était basé sur celui de la bombe Mark 28 américaine. En 1961, Harold Macmillan a été averti que le développement de l’armement s’était “presque entièrement limité à copier les modèles américains.”
Le secret entourant les accidents d’armes nucléaires a bien dépassé celui destiné à cacher les accidents américains. En juillet 1992, un rapport de Sir Ronald Oxburgh, conseiller scientifique en chef au ministère de la Défense, annonça 19 accidents arrivés avec des armes britanniques, entre 1960 et 1991. Le rapport Oxburgh suggérait qu’aucun de ces accidents n’était particulièrement tracassant, et selon le ministère de la Défense, le Royaume-Uni n’a pas enregistré d’accidents impliquant des armes américaines sur le sol anglais. Cependant, en cherchant les problèmes de sécurité concernant les armes américaines, je suis tombé sur une information à propos d’accidents très sérieux, non mentionnés dans le rapport Oxburgh.
Deux des accidents arrivèrent sur la base RAF de Lakenheath. En juillet 1956, un bombardier américain B-47 faisait des exercices de touch-and-go. L’appareil dévia hors de la piste et alla cogner contre un igloo de stockage contenant des bombes Mark 6. Un officier américain témoin de l’accident l’a décrit dans un télégramme classifié : “Le B-47 a déchiqueté l’igloo et tapé dans environ trois Mark 6. L’avion a alors explosé en une pluie de carburant en feu. L’équipage est mort. Une grande partie de la carcasse pivota sur l’igloo puis stoppa avec le nez juste en avant du quai de l’igloo, ce qui a maintenu l’incendie de carburant en dehors de l’igloo détruit. Des officiers démineurs ont fait un examen préliminaire et ont dit que c’est un miracle que l’un des Mark 6, dont les détonateurs ont été cisaillés, n’ait pas explosé. Les pompiers ont éteint l’incendie rapidement autour des Mark 6.”
Les cœurs nucléaires des armes étaient stockés dans un autre igloo. Si le B-47 avait heurté cet igloo, un large nuage de plutonium aurait flotté au-dessus de la campagne du Suffolk. Les poussières de plutonium sont mortelles quand on les inhale. Une fois dispersées, c’est très difficile de s’en débarrasser et elles demeurent actives pendant 24 000 ans.
Un autre accident arriva à Lakenheath le 16 janvier 1961. Les réservoirs de carburant placés sous les ailes d’un chasseur américain F-100D ont été largués par erreur quand le pilote a démarré son réacteur. Les réservoirs largables ont touché la piste et se sont fissurés, du carburant a pris feu, et une bombe à hydrogène Mark 28 montée sous l’avion a été noyée par les flammes. Les pompiers ont réussi à circonscrire l’incendie avant que la bombe ne soit gravement endommagée. Une erreur dans le câblage des bombes à hydrogène Mark 28, découverte plus tard, aurait pu permettre à une chaleur excessive de court-circuiter le mécanisme de sûreté de l’arme et entraîner une détonation nucléaire.
La sécurité des missiles Trident D5 a longtemps été source de débat. En décembre 1990, le Panel on Nuclear Weapons Safety (groupe de travail sur la sécurité des armes nucléaires), un groupe d’éminents physiciens rémunérés par le Congrès américain, a alerté que leur conception inusitée entraînait des risques significatifs. Pour gagner de la place, les multiples têtes nucléaires n’étaient pas montées au sommet du missile, elles entouraient le troisième étage du moteur de la fusée. Et le carburant class 1.1 à “haute énergie” utilisé par ce moteur de fusée avait plus de probabilité d’exploser que tout autre carburant. “Le problème de sécurité mis en avant,” a annoncé le panel, “est de savoir si un accident durant les manipulations d’un missile opérationnel – c’est-à-dire, transport, chargement – pourrait faire détonner le carburant qui, à son tour, ferait exploser les HE (explosifs à fort pouvoir de destruction) des têtes nucléaires, menant à la dispersion de plutonium, voire au déclenchement d’une explosion nucléaire.”
La décision d’utiliser le carburant ayant le plus fort pouvoir énergétique et les explosifs les plus instables fut prise au début des années 1980, pour augmenter la distance franchissable du missile Trident D5 et diminuer le poids des ogives. Le premier sous-marin britannique Trident est parti patrouiller en mer quatre ans après la découverte de ces risques, et le missile Trident D5 est supposé rester en service jusqu’en 2042. Le risque d’une explosion et de la diffusion de plutonium est le plus élevé quand les charges militaires sont chargées ou déchargées du sous-marin, ou transportées par route entre l’Écosse et l’Atomic Weapons Establishment à Aldermaston, Berkshire.
Le pire accident qui aurait pu survenir durant les manipulations d’armes nucléaires au Royaume-Uni, selon le rapport Oxburgh, est arrivé le 7 janvier 1987, quand un camion de la RAF a fait une embardée pour éviter un autre véhicule sur une route verglacée du Wiltshire. Le camion, qui transportait deux bombes à hydrogène, est sorti de la route et s’est couché sur le flan. Un camion de la RAF, derrière lui, transportant deux autres bombes, a également quitté la route. Aucune des armes n’a été endommagée. Mais des documents US récemment déclassifiés révèlent des détails au sujet d’un autre incident sérieux survenu au Royaume-Uni, et d’autres ont eu lieu sans aucun doute. Le 17 août 1962, dans une base de la RAF non précisée, quelque part en Angleterre, deux rétrofusées sur un missile Thor se sont déclenchées alors qu’il subissait un contrôle de routine. Le pas de tir a été évacué et quand les employés sont revenus, ils ont constaté que le cône du nez du missile, contenant l’ogive, n’avait pas été déplacé. L’ogive était environ 60 fois plus importante que la bombe qui a détruit Hiroshima. “La cause de l’incident,” annonce le rapport, “fut l’échec à suivre des règles de sécurité préétablies.”
Les USA ont grandement réduit le nombre de leurs armes nucléaires stratégiques, de près de 90% depuis l’ère Reagan. Le Siop a été remplacé par un autre jeu de cibles, connu comme l’Operations Plan (OPlan) 8010, plus particulièrement conçu pour utiliser les armes nucléaires face à la Russie, la Chine, la Corée du Nord, la Syrie et l’Iran. “Un plan adaptatif” permet de choisir des cibles dans d’autres pays à la dernière minute. En juin, l’administration Obama a publiquement diffusé la nouvelle Stratégie d’Emploi des Armes Nucléaires. Elle affirme que les USA utiliseraient les armes nucléaires seulement contre des cibles militaires et “ne visera pas intentionnellement des populations civils ou des équipements civils.” Une des erreurs avec une telle stratégie antagoniste est qu’elle peut transformer les armes nucléaires en armes légitimes à utiliser dans une campagne militaire. Même l’attaque nucléaire la plus précise entraînera des dommages collatéraux et des retombées radioactives mortelles.
Comme l’observait feu Michael Quinlan, ex-secrétaire permanent au ministère de la Défense, après la Guerre froide, les plans de guerre anglais semblaient avoir acquis un caractère très général de “à-ceux-qui-pourraient-être-concernés”. Le Strategic Defence and Security Review de 2010 confirma cette opinion : “Aucun État en ce moment n’a l’intention et la capacité de menacer l’indépendance et l’intégrité du Royaume-Uni.” Le rapport appela la politique britannique de dissuasion nucléaire minimum une “ultime police d’assurance” dans un “âge d’incertitude”, sans spécifier comment ou contre qui. Et il n’y a pas mention qu’une telle politique ait traditionnellement souligné la destruction de villes, non de forces militaires.
Il peut bien sûr être nécessaire de menacer des millions de gens d’annihilation pour dissuader d’une attaque au Royaume-Uni. Cet argument, cependant, devrait être basé sur plus que la confiance méritée de fonctionnaires élus. D’après les Accords de Nassau de 1962 qui garantissent au Royaume-Uni l’utilisation des bases sous-marines nucléaires américaines, ces armes devraient être employées seulement au nom de l’OTAN, sauf si le gouvernement anglais sent qu’il y ait un “intérêt national supérieur en jeu.” Le sens de cette phrase n’a jamais été expliqué, et aucun Premier ministre n’a décrit de situation plausible dans laquelle le R-U aurait à utiliser ses armes nucléaires unilatéralement, sans aucun support des USA ou des autres nations de l’OTAN. Une attaque qui détruirait Londres, par exemple, tuerait aussi 200 000 Américains. Durant la précédente décade, les USA ont financés deux guerres, au coût de 2 trillions de dollars, pour venger la mort de beaucoup moins de personnes.
Le seul mot utilisé plus souvent que “crédible” dans les rapports officiels anglais sur la dissuasion nucléaire, est “indépendance”. Mais les missiles Trident D5 dans les sous-marins anglais n’appartiennent pas spécifiquement au R-U. Ils sont fournis par un groupe anglo-américain, ils retournent aux USA pour leur rénovation et être remplacés par d’autres missiles. Il y a presque 50 ans, Harold Wilson a soulevé la question à propos “de la soi-disant dissuasion, soi-disant indépendante, soi-disant anglaise.” Ces questions n’ont jamais reçu de réponses appropriées.
Maintenir délibérément l’ambigüité sur les plans de guerre nucléaire est un bon moyen pour les responsables du gouvernement d’étouffer un débat significatif. Et alors que des problèmes nationaux plus pressants dominent l’actualité, celui-ci ne pourrait être plus important. La Grande-Bretagne n’a jamais eu un débat total et vigoureux au sujet de ses armes nucléaires, basé sur des faits. Alors que d’autres pays cherchent à s’équiper en armes de destruction massive, l’enjeu ne saurait-être plus élevé. Est-ce que les sous-marins Trident vont protéger la Grande-Bretagne ou compromettre son futur ? J’espère que le peuple anglais en décidera.
Source : The Guardian, le 14/09/2013
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Un arsenal nucléaire sûr n’existe pas, par Pavel Podvig
Un arsenal nucléaire sûr n'existe pas, par Pavel Podvig
Source : Bulletin of the Atomic Scientists, le 12/01/2014
Pavel Podvig
Ce n’est pas une exagération d’affirmer que le livre d’Eric Schlosser Command and Control a été l’un des plus intéressants livres publiés sur les problèmes nucléaires en 2013. L’analyse détaillée des accidents nucléaires américains par l’auteur en fait une lecture obligatoire. Elle attire également l’attention du public sur un sujet très important : les arsenaux nucléaires sont-ils sûrs ? Pouvons-nous nous contenter de la combinaison de contrôles techniques et administratifs qui semblent avoir fonctionné par le passé pour éviter de catastrophiques accidents nucléaires dans le futur ?
Ces questions, bien sûr, devraient être posées pour tous les arsenaux nucléaires, pas seulement ceux des États-Unis. Malheureusement, les données au sujet des armes nucléaires des autres États sont plutôt minces et fragmentaires. Mais ce que nous savons des armes nucléaires soviétiques confirme largement le schéma général observé aux États-Unis. L’Union soviétique, et désormais la Russie, a aussi eu sa part de situations critiques et d’expériences tendues. Heureusement, l’Union soviétique semble avoir pris au sérieux la sécurité de ses armes nucléaires, sans doute mieux que ne l’ont fait les États-Unis. Plus important, l’URSS n’a jamais fait voler des bombardiers stratégiques avec des bombes nucléaires à bord lors de patrouilles de routine, pas plus que ne le fait la Russie de nos jours. C’est une sage politique si on juge l’expérience américaine avec des bombes nucléaires en vol. L’Union soviétique a été également prudente avec ses missiles balistiques intercontinentaux terrestres (ICBM). Quand les missiles déployés dans les années 1960 ont atteint leur limite de vie opérationnelle, l’Union soviétique a choisi de retirer leurs charges militaires pour minimiser le risque d’un accident nucléaire. (C’est exactement ce que les États-Unis n’ont pas réussi à faire avec leur Titan II ICBM obsolète — le missile au cœur de l’ouvrage de Schlosser — qui a été conservé en service bien au-delà d’une limite de sécurité raisonnable.)
Grâce à ces précautions multiples, les opérations soviétiques puis russes en matière d’ICBM semblent avoir été conduites de manière relativement sûre. Mis à part quelques renversements de lanceurs autoportés, Moscou n’a pas rencontré d’accidents sérieux avec ses ICBM déployés au sol.
Le niveau de sécurité des armes nucléaires navales utilisées par l’URSS et la Russie a été nettement moins bon. Ce n’est pas une grande surprise, s’il l’on prend en compte les risques inhérents aux missiles balistiques lancés à partir de sous-marins (SLBM) et les autres armes nucléaires utilisées en mer, même lors d’opérations de routine. Le fait que les SLBM soviétiques soient traditionnellement des missiles à carburant liquide n’a pas été un atout, pas plus le fait que les opérations navales ont compris des chargements et déchargements périodiques des missiles et torpilles, avec leurs charges militaires. Il y a eu des fuites de carburant, des incendies, des explosions et de tels accidents ne relèvent pas du passé — il y a seulement deux ans, en décembre 2011, un sous-marin a pris feu tandis qu’il était en maintenance en cale sèche, apparemment avec à son bord un lot complet de missiles nucléaires balistiques.
Aussi inquiétants que furent ces événements, ils ont prouvé qu’il est plutôt difficile de déclencher une tête nucléaire par accident. De nombreuses conditions doivent être combinées pour cela, et désormais, avec un nombre d’armes déployées fortement réduit, et les armes restantes n’étant plus embarquées lors de patrouilles régulières, la probabilité d’une explosion nucléaire accidentelle a été réduite en conséquence.
La possibilité d’un tel accident, cependant, n’est pas le seul risque associé avec les opérations au quotidien des forces nucléaires. Les charges nucléaires militaires et les systèmes de suivi font partie d’un système plus important qui est supposé contribuer à la dissuasion. Ce système a été conçu par les États-Unis et la Russie pour maintenir un haut niveau de préparation, la détection précoce de toute attaque, et s’assurer d’ordres de lancement rapides et fiables.
Malgré les différences entre les systèmes d’alerte, de commande et de contrôle américains et soviétiques, les deux pays ont rencontré des problèmes très similaires. Tous deux ont subi des incidents durant lesquels un scénario d’entraînement simulant une attaque nucléaire a entraîné une alerte très réaliste. Tous deux ont eu des incidents provoqués par des équipements en panne ou non fiables — une puce électronique défectueuse dans le cas américain, et un nouveau capteur sur l’un des satellites soviétiques. Ce furent des situations où un lancement inattendu d’un missile, suivant une trajectoire inhabituelle, a généré une alarme au niveau du système d’alerte. Le plus récent de ces événements a été le lancement d’une fusée de recherche norvégienne qui a déclenché une alerte en Russie.
Même si nous savons que, dans tous ces cas, le système de prise de décision a fonctionné comme prévu, et qu’au final aucune fausse alerte n’a été considérée comme une attaque réelle, ce n’est pas suffisant pour s’en contenter. Ces incidents suggèrent fortement que les structures de commande et de contrôle des armes nucléaires font partie de systèmes complexes et imbriqués mis en valeur pour la première fois par le sociologue Charles Perrow. Il a affirmé que de tels accidents sont “normaux” pour ce type de systèmes, ce qui montre qu’ils auront inévitablement lieu et ne peuvent être évités en ajoutant des consignes de sécurité techniques ou administratives.
Les deux concepts de Perrow — les “systèmes complexes et imbriqués” et “l’accident normal” — sont généralement mal utilisés et appliqués de façon arbitraire à n’importe-quel système suffisamment complexe. Quand il s’agit de systèmes de gestion des armes nucléaires, ils deviennent appropriés. Dans son livre “Les limites de la sécurité”, le scientifique politique Scott Sagan a conclu, après une analyse détaillée, que les arsenaux nucléaires déployés par Washington et Moscou sont réellement complexes et bien imbriqués. Malheureusement, si la réduction du nombre de têtes nucléaires peut avoir réduit les contraintes opérationnelles et diminué le nombre d’accidents, il n’y a aucune raison de croire que cela a modifié la nature intrinsèquement complexe du nucléaire qui le rend vulnérable aux “accidents normaux”. En fait, sous certains angles, le système peut devenir encore plus fragile. Par exemple, la marge entre les capacités nucléaires et conventionnelles devient de plus en plus floue. De plus, l’investissement dans les radars et satellites d’alerte, qui peut apparaître comme un développement positif à première vue, rajoute encore de la complexité au système et génère de nouvelles probabilités d’erreurs et d’incidents.
Il a souvent été affirmé que les arsenaux nucléaires connaissent une fragilité due aux exigences contradictoires de la dissuasion qui imposent que les forces armées maintiennent à la fois un fort degré de capacité opérationnelle et préviennent tout accident ou utilisation non souhaitée. Ceci est vrai, mais jusqu’à un certain point, la dissuasion en soi n’est pas le problème. En fait, Sagan a achevé son analyse en disant que les systèmes d’armements nucléaires ne sont pas complexes et fortement imbriqués de manière inhérente. En théorie, un pays pourrait mettre sur pied une force nucléaire qui pourrait assurer une dissuasion crédible et être à l’abri d’accidents, “normaux” ou autres. Le problème cependant est que, dans le monde réel, la dissuasion n’est ni l’unique ni le principal facteur lors de la création d’un arsenal nucléaire. Les arsenaux et les stratégies nucléaires n’ont jamais existé dans un champ technocratique. Ce sont les produits complexes de circonstances politiques, de rivalités, de préjugés et d’idées fausses.
La question, cependant, n’est pas de savoir si un arsenal nucléaire peut être fiable et sûr, mais plutôt si les institutions politiques et militaires gérant la stratégie nucléaire en sont capables. A l’évidence, ce n’est sans doute pas le cas. Les données issues de la Guerre froide ne sont pas encourageantes, pas plus que les développements effectués ces dernières années. Les États-Unis ont obstinément refusé de supprimer leurs missiles intercontinentaux terrestres, malgré les problèmes persistants rencontrés par les ICBM américains. Le programme américain Prompt Global Strike poursuit son chemin malgré les inévitables risques qu’il entraîne. En Russie, il n’y a pratiquement aucun débat sur la raison d’être de l’énorme programme de modernisation de la force stratégique lancé par le gouvernement. Ce programme prévoit le déploiement d’au moins trois nouveaux types de missiles ICBM.
Au final, il y a le danger que des leaders politiques et le public tirent la mauvaise leçon de l’historique des accidents nucléaires, concluant qu’une catastrophe peut être évitée avec une structure appropriée de l’arsenal, des procédures rigoureuses et des solutions techniques intelligentes. Après tout, les puissances nucléaires sont parvenues à traverser sans encombre la période de la Guerre froide. Mais ces conclusions peuvent être fausses. Il est évident que la seule méthode pour rendre sûres les armes nucléaires est de ne pas en posséder.
Source : Bulletin of the Atomic Scientists, le 12/01/2014
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
A cause d’un avion américain, “l’explosion d’une bombe nucléaire évitée de justesse” en 1961, par Eric Schlosser
A cause d'un avion américain, "l'explosion d'une bombe nucléaire évitée de justesse" en 1961, par Eric Schlosser
Source : BBC, le 21/09/2013
Le 21 septembre 2013
Eric Schlosser : “Nous avons échappé de peu à l’explosion d’une bombe à hydrogène quelques jours après l’inauguration de JFK” [aéroport de New-York, NdT]
Un document américain récemment déclassifié confirme que l’on a été à deux doigts de voir une bombe nucléaire de 4 mégatonnes exploser aux États-Unis en 1961.
Deux bombes étaient à bord d’un B-52 quand l’avion est parti en vrille incontrôlée au-dessus de la Caroline du Nord – les deux bombes sont tombées et l’une d’elles a enclenché son processus de détonation.
Le document a été publié pour la première fois par le journal anglais le Guardian.
Le gouvernement américain avait reconnu l’accident auparavant, mais n’avait jamais précisé à quel point la bombe avait été proche d’exploser.
Le document a été obtenu par le journaliste Eric Schlosser selon le Freedom of Information Act.
Schlosser a précisé à la BBC qu’une telle explosion aurait “littéralement modifié le cours de l’histoire.”
L’avion effectuait un vol de routine quand il a commencé à se disloquer au-dessus de la Caroline du Nord, le 23 janvier 1961.
Alors qu’il partait en morceaux, une commande à l’intérieur du cockpit a libéré les deux bombes à hydrogène Mark 39 au-dessus de Goldsboro.
L’une est tombée au sol, non armée. Mais la seconde “a supposé qu’elle avait été délibérément larguée au-dessus d’une cible ennemie – et a commencé à armer tous ses mécanismes excepté un, et a failli exploser au-dessus de la Caroline du Nord,” a précisé M. Schlosser à Katty Kay de la BBC.
Un seul mécanisme de sécurité, un simple interrupteur basse tension, a évité le désastre, a-t-il dit.
La bombe était environ 260 fois plus puissante que les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki.
L’accident est intervenu au pic de la Guerre froide entre les USA et la Russie, juste un an avant que la crise des missiles de Cuba fasse craindre le risque nucléaire à la porte des USA.
Il y a eu des questionnements depuis, notamment dans un livre en 1961 rédigé par l’ancien scientifique du gouvernement, le Dr. Ralph Lapp.
Le nouveau document déclassifié a été rédigé huit années après l’incident par le scientifique du gouvernement américain Parker Jones – qui était responsable de la sécurité mécanique des bombes nucléaires.
Dans ces pages, il commente et corrige le texte de l’accident par Lapp, dressant la liste des trois mécanismes de sécurité qui ont failli sur les quatre, et non pas cinq sur six comme imaginé auparavant par Lapp.
“L’un a été brisé par la chute. Deux ont été rendus ineffectifs par la rupture de l’avion,” a écrit M. Jones. “Il y aurait eu de mauvaises nouvelles à la pelle.”
“Un simple interrupteur dynamo-technologique basse tension se tenait entre les États-Unis et une catastrophe majeure.”
Il n’y a eu aucun commentaire officiel à la suite de la diffusion des nouveaux détails déclassifiés.
Source : BBC, le 21/09/2013
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Réseaux Gladio : le documentaire de la BBC de 1992 (3/3 : The Foot Soldiers)
Réseaux Gladio : le documentaire de la BBC de 1992 (3/3 : The Foot Soldiers)
TimeWatch Réseaux Gladio – BBC 1992 :
Partie 1 : The Ring Masters
Partie 2 : The Puppeteers
Partie 3 : The Foot Soldiers
Suite du deuxième épisode du très intéressant documentaire de l’excellente série TimeWatch de la BBC de 1992.
Cette dernière partie est hélas toujours de qualité très médiocre (désolé, mais il n’y a que ça et ce documentaire est exceptionnel, très peu ont été réalisés…) ; nous l’avons sous-titrée pour vous :
(Un grand merci aux traducteurs et sous-titreur)
L’effarante droitisation de la campagne présidentielle
L'effarante droitisation de la campagne présidentielle
Armes nucléaires : en attendant l’accident, par Eric Schlosser
Armes nucléaires : en attendant l'accident, par Eric Schlosser
Source : The Guardian, le 14/09/2013
En juillet 1956, un avion s’est écrasé dans le Suffolk, au risque de faire exploser une bombe atomique. En janvier 1987, un camion de la Royal Air Force transportant des bombes à hydrogène a quitté la route dans le Wiltshire. D’autres accidents évités de justesse demeurent secrets. Quel est le risque réel pour les armements nucléaires britanniques ?
Eric Schlosser
Samedi 14 septembre 2013
En octobre 1983, Mick Jones venait de quitter the Clash, Roger Moore interprétait encore James Bond, Ronald Reagan était dans sa troisième année de présidence des USA, Margaret Thatcher venait de rempiler comme Premier ministre, et la Guerre froide venait d’entrer dans sa phase la plus dangereuse depuis la crise des missiles de Cuba. Un échange sur les dossiers nucléaires entre les USA, l’URSS et leurs alliés semblait possible. Cet été-là, Reagan avait présenté les Soviétiques comme “le diable du monde moderne, un empire diabolique” et son administration mettait en place un accroissement sans précédent de l’effort de guerre en temps de paix. Youri Andropov, le leader paranoïaque de l’URSS, en phase terminale de sa maladie, pensait que les USA pourraient programmer une attaque surprise. En septembre, le vol 007 de la Korean Airlines, un Boeing 747 transportant près de 300 passagers, avait été abattu après s’être aventuré dans l’espace aérien soviétique. Les USA allaient bientôt déployer deux nouveaux systèmes d’armes nucléaires : des missiles de croisière implantés sur le sol britannique et des missiles Pershing II en Allemagne de l’Ouest. Et ce 22 octobre, près de 250 000 personnes avaient manifesté dans Hyde Park contre de tels déploiements, la plus grande manifestation anti-nucléaire de toute l’histoire britannique.
Au milieu de ce climat inquiétant et apocalyptique, l’administration Reagan décida de construire de nouveaux missiles balistiques pour sous-marins. Le Trident D5 serait le missile le plus précis jamais transporté sur sous-marin, capable de lancer huit têtes nucléaires sur la moitié du globe pour détruire des “cibles dures” : des silos de missiles soviétiques et les bunkers de leurs dirigeants. Contrairement aux précédents missiles sur sous-marins, le Trident D5 n’était pas conçu seulement comme une arme de représailles, devant être utilisée après que les USA aient été l’objet d’une attaque nucléaire. Les nouveaux missiles pourraient être lancés sur l’URSS lors d’une première attaque des États-Unis.
Trente ans plus tard, la Guerre froide est oubliée, l’Union soviétique a disparu, Reagan et Thatcher sont morts – et un sous-marin anglais Trident se trouve constamment en mer, jour et nuit, attendant l’ordre de tirer ses missiles D5 et leurs dizaines de têtes nucléaires. Durant les prochaines années, la Grande-Bretagne devra décider s’il faut remplacer les quatre vieux sous-marins de type Trident. David Cameron veut construire quatre nouveaux sous-marins, à un coût d’environ 25 milliards de livres Sterling, afin qu’un au moins soit toujours en mer, à l’abri d’une attaque et prêt à lancer ses missiles. Le Labour party semble approuver cette stratégie : son secrétaire à la Défense virtuel, Jim Murphy, a récemment confirmé son soutien à une “force de dissuasion maritime continue.” Bien que les Démocrates libéraux ont critiqué la position de Cameron, leur préférence semble difficilement radicale : construire un, ou peut être deux, sous-marins en moins, histoire de faire des économies. Les trois principales parties sont toutes d’accord sur le besoin d’armes nucléaires. L’opposition la plus forte aux Trident provient des politiques écossais, là où sont basés les sous-marins. Alex Salmond, leader du SNP, a promis que si l’Écosse devient indépendante l’an prochain, sa nouvelle constitution interdira toute arme nucléaire. Ceci pourrait être désastreux pour la force de dissuasion nucléaire anglaise : construire une nouvelle base pour sous-marins et des installations de stockage des armes en Grande-Bretagne pourrait nécessiter plusieurs années et coûter des dizaines de milliards.
Le débat public au sujet des sous-marins Trident et leurs missiles s’est focalisé principalement sur les coûts à long terme et les bénéfices économiques en les remplaçant, le nombre d’emplois qui pourraient être créés ou perdus, la nécessité de patrouilles 24/24. Quelques questions fondamentales ont été oubliées. Comment un missile type Guerre froide, devant rester opérationnel durant 30 ans, pourrait être utilisé dans un conflit au 21e siècle ? Quelles cibles pourrait-il détruire et dans quelles circonstances ? Qui est-il supposé tuer ? Finalement, et c’est sans doute le point le plus important : le peuple anglais fait-il face à une plus grande menace d’être atteint par ses propres armes nucléaires, à la suite d’un accident ou une erreur, que lors d’une attaque surprise ?
“La crédibilité du Royaume-Uni en matière de dissuasion est cruciale,” a déclaré le Trident Alternatives Review (rapport sur l’alternative au Trident) du gouvernement en juillet cette année. Sur une seule page du rapport, les mots “crédible” et “crédibilité” sont utilisés sept fois pour décrire la stratégie britannique de “dissuasion minimum”. Mais le rapport ne dit jamais qui doit être dissuadé, ni ce que le R-U ferait réellement si la dissuasion par ses armes nucléaires échouait. Le Strategic Defence And Security Review de 2010 (rapport sur la sécurité et la défense stratégique) mentionne le risque de “terrorisme nucléaire” et “la possibilité qu’une menace d’attaque nucléaire majeure contre le R-U ré-émerge.” Cela implique la possibilité que la Corée du Nord, la Chine, le Pakistan, l’Iran ou la Russie veuillent un de ces jours faire disparaître Londres, en dépit des investissements de taille fait par certains de ces pays dans la cité. Mais le rapport de sécurité n’explique pas dans quelles circonstances les missiles Trident anglais pourraient être lancés, citant la nécessité de rester “délibérément ambigu”.
Depuis l’aube de l’ère atomique, cette sorte d’ambiguïté supposée essentielle pour confondre des ennemis potentiels a permis aux fonctionnaires du gouvernement d’éviter toute supervision et responsabilité. Il y a quelques semaines le parlement a voté pour empêcher Cameron d’autoriser une attaque relativement modeste sur la Syrie, alors même qu’un premier ministre puisse autoriser une attaque nucléaire qui tuerait des millions de personnes sans approbation publique ni débat parlementaire. L’intense secret qui entoure le plan de guerre nucléaire a dissimulé non seulement la dévastation infligée aux cibles, mais aussi les graves dangers et accidents sérieux sur la nation par ses propres armes. Et quand ces secrets nucléaires seront révélés, même partiellement, les plans qui étaient jugés “crédibles” par ces gens au pouvoir paraîtront non crédibles et presque incroyables à tous les autres.
Les armes nucléaires sont les machines les plus mortelles jamais inventées, mais la dissuasion qu’elles procurent est quelque chose d’indéfinissable. “Le but principal de la dissuasion… est psychologique,” comme l’expliqua une fois un rapport du Pentagone. “La mission, c’est la persuasion.” La destruction d’Hiroshima et Nagasaki a montré ce qu’une seule bombe peut infliger à une ville. Mais la répulsion générale au sujet des pertes humaines a poussé les USA à explorer l’utilisation des armes nucléaires sur des cibles militaires traditionnelles.
En 1946, les USA ont mené leurs premiers essais d’après-guerre d’armes atomiques. Le but de l’un de ces tests était de découvrir l’effet d’une explosion nucléaire sur une flotte de navires de guerre. Le résultat fut décourageant. Sur les 88 navires arrimés près du point de déflagration dans l’atoll de Bikini, seulement cinq ont coulé. L’Evaluation Of The Atomic Bomb As A Military Weapon (évaluation de la bombe atomique comme arme militaire), un rapport top secret envoyé à Harry Truman concluait que “les navires en mer” et les “corps d’armée” étaient des cibles médiocres. “La bombe est en premier lieu une arme contre la vie et les activités humaines dans des grands site urbains et industriels” avançait le rapport. De telles armes étaient utiles, principalement, pour tuer et terroriser des civils. Selon le rapport, certaines des meilleures cibles étaient “les villes marquées par une forte signification sentimentale.”
Le premier plan de guerre nucléaire américain, adopté en 1948 au nom de code Halfmoon, estimait à 50 le nombre de bombes atomiques devant être larguées sur l’Union soviétique. Leur nombre fut porté ensuite à 133, visant 70 villes. Leningrad devait être touchée par sept bombes, Moscou par huit. Il n’y avait, semble-t-il, aucune alternative à la menace de massacres de masse. Cette stratégie américaine fut désignée comme “le concept de massacre d’une nation.”
Durant une audition au Congrès en octobre 1949, les USA ont eu le débat de haut niveau le plus médiatisé à propos de l’éthique de telles cibles nucléaires. Un groupe d’amiraux condamna fermement le plan de l’US Air Force contre les Soviétiques. “Je ne crois pas aux massacres de masse de civils,” a témoigné l’amiral Arthur W Radford, alors que le vice-amiral Ralph A. Ofstie, qui avait visité les cités détruites au Japon, décrivait le feu atomique comme “un massacre aléatoire d’hommes, de femmes et d’enfants,” et disait que l’idée même était “impitoyable et barbare”, contraire aux valeurs américaines.
Au milieu des années 50, le plan de guerre américain avait été modifié. De plus de frappes sur les cibles (villes) “contreproductives” en destruction de cibles “antagonistes” (installations militaires). L’invention de la bombe à hydrogène a créé des armes nucléaires des centaines de fois plus puissantes que celle qui a détruit Hiroshima. L’Union soviétique avait alors ses propres armes nucléaires, et les détruire devint le but principal de l’Air Force.
En décembre 1960, les USA approuvaient son premier Single Integrated Operational Plan (Siop) [Plan Intégré Unique Opérationnel], qui spécifiait le moment et les cibles des attaques menées par les forces US et le UK Bomber Command (Commandement des bombardiers UK). Ce plan, sous une forme ou une autre, restera d’actualité pendant plus de trois décades. La plupart du SIOP reste secret, mais des mémos rédigés durant l’administration de JFK, au sommet de la crise de Berlin en 1961, donne une idée de l’ampleur de la destruction que provoquerait le SIOP. Il indique 3729 cibles, devant être frappées par 3423 armes nucléaires. Les cibles sont localisées en Union soviétique, Chine, Corée du Nord et Europe de l’Est. Environ 80% sont des objectifs militaires, le reste civils. Sur les “complexes industriels civils destinés à la destruction”, 295 étaient en Union soviétique, 78 en Chine.
Les estimations des dommages et victimes du SIOP était très restreintes. Elles étaient basées seulement sur l’effet de l’explosion, et excluaient le mal pouvant être causé par la radiation thermique, les incendies et les retombées radioactives, qui étaient compliquées à évaluer. En trois jours d’une attaque initiale par les USA et le R-U, la puissance totale du SIOP tuerait à peu près 54% de la population russe, 16% de la population chinoise: environ 220 millions de personnes. En plus des millions qui périront de brûlures et d’exposition aux radiations.
Les plans de guerre en Grande-Bretagne n’ont jamais été aussi conflictuels que ceux des USA. Après quelques semaines après la destruction d’Hiroshima, Clement Attlee a exprimé succinctement ce qui deviendra la philosophie britannique : “La réponse d’une bombe atomique sur Londres sera une bombe atomique sur une autre grande cité.” La grande Bretagne n’a pas les moyens de construire des armes nucléaires pouvant menacer des dizaines de milliers de cibles militaires en Union soviétique. Et la population anglaise n’est pas largement dispersée sur un grand continent. En 1955, un rapport secret de William Strath, un fonctionnaire au Central War Plans Secretariat (Secrétariat central des plans de guerre), concluait que si 10 bombes à hydrogène frappaient la côte ouest du Royaume-Uni, les incendies et la radioactivité consécutifs tueraient immédiatement environ 1/3 de la population. La plupart des terres agricoles du pays seraient inutilisable pendant deux mois, et l’eau potable serait contaminée. Même si la Grande-Bretagne arrivait plus ou moins à détruire la plupart des armes nucléaires en Union soviétique, une poignée d’armes soviétiques pourrait provoquer l’effondrement de la société britannique.
En 1958, le plan d’urgence du Bomber Command américain prévoyait la destruction de 44 villes russes. Une telle attaque aurait causé la mort d’environ 38 millions de personnes. Une bombe à hydrogène devait être lâchée sur chaque centre-ville, sauf Moscou qui devait en recevoir quatre et Leningrad deux. Si la Grande-Bretagne était entrée en guerre aux côté des États-Unis au début des années 60, elle aurait demandé au Bomber Command de détruire 25 villes russes supplémentaires. A mesure que l’Union soviétique améliorait ses défenses anti-aériennes, la Grande-Bretagne réduisait le nombre de centres urbains qu’elle souhaitait détruire de son propre chef. A la fin des années 60, les missiles embarqués par les sous-marins Polaris servirent de dissuasion stratégique à la Grande-Bretagne et n’étaient plus pointés que sur une petite douzaine de villes russes. Jusqu’à la fin de la Guerre froide, la destruction totale de la capitale de l’Union soviétique – connue sous le nom de “critère Moscou” – était le principal objectif du Royaume-Uni.
Le Joint Intelligence Committee a considéré que les plans de guerre soviétiques seraient encore plus brutaux. Selon son rapport sur “les probables cibles nucléaires au Royaume-Uni”, Londres serait touchée par huit bombes à hydrogène et deux bombes atomiques. Edimbourg serait atteinte par deux de chaque type, Glasgow par quatre bombes à hydrogène et une bombe atomique, tandis que les bases anglaises de sous-marins, en Ecosse, seraient atteintes par quatre bombes à hydrogène et quatre bombes atomiques. Au final, le JIC s’attendait, dans le cas d’une guerre avec l’Union soviétique, à ce que le Royaume-Uni soit touché par environ 300 armes nucléaires.
Un secret officiel strict a permis aux stratèges anglais et américains de choisir leurs cibles sans la curiosité du public. Cela a aussi facilité la gestion de l’opinion publique sur les armes nucléaires. Le rapport Strath a été supprimé, et Winston Churchill a ordonné à la BBC de ne pas diffuser d’information sur la bombe à hydrogène pour ne pas effrayer les gens. De la décision d’Attlee de construire une bombe atomique jusqu’aux négociations de James Callaghan pour obtenir des USA des missiles Trident, la politique nucléaire britannique a été menée sans beaucoup de supervision parlementaire. “Toutes les décisions clés ont été prises par un petit nombre de très vieux ministres du gouvernement, se rencontrant dans des comités ad hoc informels,” comme le soulignent les historiens John Baylis et Kristan Stoddart. “Ces décisions ont été gardées secrètes des principaux cabinets d’alors.”
Aux USA, les spécifications planifiées des armes nucléaires n’ont même pas besoin d’être secrètes. Selon le Atomic Energy Act de 1946, elles sont “nées secrètes”, classées aussitôt créées. C’est le simple bon sens de garder secrets les plans de l’arme nucléaire, mais le secret justifié par la nécessité de prévenir l’espionnage étranger est devenu une habitude, plutôt que de cacher les problèmes de sécurité, en cachant les accidents nucléaires et protégeant les bureaucraties de la Défense de l’embarras.
La liste des bavures et problèmes avec des armes nucléaires, qui auraient pu menacer le public, mentionne 32 accidents. Et encore, une étude de 1970 par un des laboratoires sur les armes nucléaires américaines, obtenue grâce au Freedom of Information Act, a recensé 1200 armes impliquées dans des accidents entre 1950 et 1968. La plupart de ces accidents était bénins, mais un nombre d’accidents sérieux ont en quelque sorte été oubliés de la liste du Pentagone. Et surtout le risque d’explosions nucléaires accidentelles n’a pas été entièrement compris par les stratèges américains jusqu’à la fin des années 60, et ce risque est en fait beaucoup plus grand que l’on pouvait s’attendre. Un crash d’avion, un incendie, une explosion de missile, un éclair d’orage, une erreur humaine, et même la chute d’une arme d’un avion parqué sur une piste sont des causes répertoriées d’une explosion nucléaire potentielle.
Deux parmi les pires accidents arrivèrent en un seul mois. Le 15 septembre 1980, un des réacteurs d’un bombardier B-52 prit feu à la base de l’Air Force de Grand Forks au Nord Dakota. L’avion portait quatre bombes à hydrogène et huit missiles à tête nucléaire de courte portée. Un vent fort éloigna les flammes des armes, et un pompier grimpa sur l’avion en feu, éteignit le feu et prévint un désastre. Trois jours après, un technicien fit tomber un outil dans le silo d’un missile balistique intercontinental Titan II près de Damascus, Arkansas. L’outil heurta le fond du silo, rebondit, frappa le côté du missile, perça la coque et causa une fuite de carburant. Le Titan II portait l’ogive nucléaire la plus puissante construite par les USA. Malgré un effort héroïque pour sauver le missile, il explosa, mais pas l’ogive nucléaire. Ces deux Etats auraient pu être détruits.
Les problèmes de sécurité avec les armes nucléaires américaines ont été tenus secrets jusqu’à la fin de la Guerre froide. Une étude financée plus tard par le Congrès donne une “note de sécurité” à chaque type d’arme nucléaire de l’arsenal national. Les notes étaient basées sur le risque potentiel d’une explosion accidentelle ou de dispersion de plutonium. Trois armes reçurent un A. Sept reçurent un B. Deux reçurent un C+. Quatre un C. Deux un C-. Et douze obtinrent un D, la note la plus basse.
Les problèmes de sécurité des armes nucléaires américaines ont des implications bien au-delà des frontières des États-Unis. Les forces de l’OTAN s’appuient sur beaucoup d’entre elles. Pendant des années, le nombre d’armes nucléaires américaines déployées en Grande-Bretagne excéda le nombre de ses propres armes. Selon l’historien John Simpson, en 1959, la RAF comptait 71 bombes atomiques britanniques et 168 bombes américaines. Dans les années qui ont suivi, le nombre d’armes nucléaires fabriquées en Angleterre atteignit, remarquablement, celui de celles fabriquées en Amérique, grâce au US-UK Mutual Defence Agreement (Accord Mutuel de Défense US-UK). La conception de “Red Snow“, le composant nucléaire au cœur de la première bombe à hydrogène anglaise largement déployée, était basé sur celui de la bombe Mark 28 américaine. En 1961, Harold Macmillan a été averti que le développement de l’armement s’était “presque entièrement limité à copier les modèles américains.”
Le secret entourant les accidents d’armes nucléaires a bien dépassé celui destiné à cacher les accidents américains. En juillet 1992, un rapport de Sir Ronald Oxburgh, conseiller scientifique en chef au ministère de la Défense, annonça 19 accidents arrivés avec des armes britanniques, entre 1960 et 1991. Le rapport Oxburgh suggérait qu’aucun de ces accidents n’était particulièrement tracassant, et selon le ministère de la Défense, le Royaume-Uni n’a pas enregistré d’accidents impliquant des armes américaines sur le sol anglais. Cependant, en cherchant les problèmes de sécurité concernant les armes américaines, je suis tombé sur une information à propos d’accidents très sérieux, non mentionnés dans le rapport Oxburgh.
Deux des accidents arrivèrent sur la base RAF de Lakenheath. En juillet 1956, un bombardier américain B-47 faisait des exercices de touch-and-go. L’appareil dévia hors de la piste et alla cogner contre un igloo de stockage contenant des bombes Mark 6. Un officier américain témoin de l’accident l’a décrit dans un télégramme classifié : “Le B-47 a déchiqueté l’igloo et tapé dans environ trois Mark 6. L’avion a alors explosé en une pluie de carburant en feu. L’équipage est mort. Une grande partie de la carcasse pivota sur l’igloo puis stoppa avec le nez juste en avant du quai de l’igloo, ce qui a maintenu l’incendie de carburant en dehors de l’igloo détruit. Des officiers démineurs ont fait un examen préliminaire et ont dit que c’est un miracle que l’un des Mark 6, dont les détonateurs ont été cisaillés, n’ait pas explosé. Les pompiers ont éteint l’incendie rapidement autour des Mark 6.”
Les cœurs nucléaires des armes étaient stockés dans un autre igloo. Si le B-47 avait heurté cet igloo, un large nuage de plutonium aurait flotté au-dessus de la campagne du Suffolk. Les poussières de plutonium sont mortelles quand on les inhale. Une fois dispersées, c’est très difficile de s’en débarrasser et elles demeurent actives pendant 24 000 ans.
Un autre accident arriva à Lakenheath le 16 janvier 1961. Les réservoirs de carburant placés sous les ailes d’un chasseur américain F-100D ont été largués par erreur quand le pilote a démarré son réacteur. Les réservoirs largables ont touché la piste et se sont fissurés, du carburant a pris feu, et une bombe à hydrogène Mark 28 montée sous l’avion a été noyée par les flammes. Les pompiers ont réussi à circonscrire l’incendie avant que la bombe ne soit gravement endommagée. Une erreur dans le câblage des bombes à hydrogène Mark 28, découverte plus tard, aurait pu permettre à une chaleur excessive de court-circuiter le mécanisme de sûreté de l’arme et entraîner une détonation nucléaire.
La sécurité des missiles Trident D5 a longtemps été source de débat. En décembre 1990, le Panel on Nuclear Weapons Safety (groupe de travail sur la sécurité des armes nucléaires), un groupe d’éminents physiciens rémunérés par le Congrès américain, a alerté que leur conception inusitée entraînait des risques significatifs. Pour gagner de la place, les multiples têtes nucléaires n’étaient pas montées au sommet du missile, elles entouraient le troisième étage du moteur de la fusée. Et le carburant class 1.1 à “haute énergie” utilisé par ce moteur de fusée avait plus de probabilité d’exploser que tout autre carburant. “Le problème de sécurité mis en avant,” a annoncé le panel, “est de savoir si un accident durant les manipulations d’un missile opérationnel – c’est-à-dire, transport, chargement – pourrait faire détonner le carburant qui, à son tour, ferait exploser les HE (explosifs à fort pouvoir de destruction) des têtes nucléaires, menant à la dispersion de plutonium, voire au déclenchement d’une explosion nucléaire.”
La décision d’utiliser le carburant ayant le plus fort pouvoir énergétique et les explosifs les plus instables fut prise au début des années 1980, pour augmenter la distance franchissable du missile Trident D5 et diminuer le poids des ogives. Le premier sous-marin britannique Trident est parti patrouiller en mer quatre ans après la découverte de ces risques, et le missile Trident D5 est supposé rester en service jusqu’en 2042. Le risque d’une explosion et de la diffusion de plutonium est le plus élevé quand les charges militaires sont chargées ou déchargées du sous-marin, ou transportées par route entre l’Écosse et l’Atomic Weapons Establishment à Aldermaston, Berkshire.
Le pire accident qui aurait pu survenir durant les manipulations d’armes nucléaires au Royaume-Uni, selon le rapport Oxburgh, est arrivé le 7 janvier 1987, quand un camion de la RAF a fait une embardée pour éviter un autre véhicule sur une route verglacée du Wiltshire. Le camion, qui transportait deux bombes à hydrogène, est sorti de la route et s’est couché sur le flan. Un camion de la RAF, derrière lui, transportant deux autres bombes, a également quitté la route. Aucune des armes n’a été endommagée. Mais des documents US récemment déclassifiés révèlent des détails au sujet d’un autre incident sérieux survenu au Royaume-Uni, et d’autres ont eu lieu sans aucun doute. Le 17 août 1962, dans une base de la RAF non précisée, quelque part en Angleterre, deux rétrofusées sur un missile Thor se sont déclenchées alors qu’il subissait un contrôle de routine. Le pas de tir a été évacué et quand les employés sont revenus, ils ont constaté que le cône du nez du missile, contenant l’ogive, n’avait pas été déplacé. L’ogive était environ 60 fois plus importante que la bombe qui a détruit Hiroshima. “La cause de l’incident,” annonce le rapport, “fut l’échec à suivre des règles de sécurité préétablies.”
Les USA ont grandement réduit le nombre de leurs armes nucléaires stratégiques, de près de 90% depuis l’ère Reagan. Le Siop a été remplacé par un autre jeu de cibles, connu comme l’Operations Plan (OPlan) 8010, plus particulièrement conçu pour utiliser les armes nucléaires face à la Russie, la Chine, la Corée du Nord, la Syrie et l’Iran. “Un plan adaptatif” permet de choisir des cibles dans d’autres pays à la dernière minute. En juin, l’administration Obama a publiquement diffusé la nouvelle Stratégie d’Emploi des Armes Nucléaires. Elle affirme que les USA utiliseraient les armes nucléaires seulement contre des cibles militaires et “ne visera pas intentionnellement des populations civils ou des équipements civils.” Une des erreurs avec une telle stratégie antagoniste est qu’elle peut transformer les armes nucléaires en armes légitimes à utiliser dans une campagne militaire. Même l’attaque nucléaire la plus précise entraînera des dommages collatéraux et des retombées radioactives mortelles.
Comme l’observait feu Michael Quinlan, ex-secrétaire permanent au ministère de la Défense, après la Guerre froide, les plans de guerre anglais semblaient avoir acquis un caractère très général de “à-ceux-qui-pourraient-être-concernés”. Le Strategic Defence and Security Review de 2010 confirma cette opinion : “Aucun État en ce moment n’a l’intention et la capacité de menacer l’indépendance et l’intégrité du Royaume-Uni.” Le rapport appela la politique britannique de dissuasion nucléaire minimum une “ultime police d’assurance” dans un “âge d’incertitude”, sans spécifier comment ou contre qui. Et il n’y a pas mention qu’une telle politique ait traditionnellement souligné la destruction de villes, non de forces militaires.
Il peut bien sûr être nécessaire de menacer des millions de gens d’annihilation pour dissuader d’une attaque au Royaume-Uni. Cet argument, cependant, devrait être basé sur plus que la confiance méritée de fonctionnaires élus. D’après les Accords de Nassau de 1962 qui garantissent au Royaume-Uni l’utilisation des bases sous-marines nucléaires américaines, ces armes devraient être employées seulement au nom de l’OTAN, sauf si le gouvernement anglais sent qu’il y ait un “intérêt national supérieur en jeu.” Le sens de cette phrase n’a jamais été expliqué, et aucun Premier ministre n’a décrit de situation plausible dans laquelle le R-U aurait à utiliser ses armes nucléaires unilatéralement, sans aucun support des USA ou des autres nations de l’OTAN. Une attaque qui détruirait Londres, par exemple, tuerait aussi 200 000 Américains. Durant la précédente décade, les USA ont financés deux guerres, au coût de 2 trillions de dollars, pour venger la mort de beaucoup moins de personnes.
Le seul mot utilisé plus souvent que “crédible” dans les rapports officiels anglais sur la dissuasion nucléaire, est “indépendance”. Mais les missiles Trident D5 dans les sous-marins anglais n’appartiennent pas spécifiquement au R-U. Ils sont fournis par un groupe anglo-américain, ils retournent aux USA pour leur rénovation et être remplacés par d’autres missiles. Il y a presque 50 ans, Harold Wilson a soulevé la question à propos “de la soi-disant dissuasion, soi-disant indépendante, soi-disant anglaise.” Ces questions n’ont jamais reçu de réponses appropriées.
Maintenir délibérément l’ambigüité sur les plans de guerre nucléaire est un bon moyen pour les responsables du gouvernement d’étouffer un débat significatif. Et alors que des problèmes nationaux plus pressants dominent l’actualité, celui-ci ne pourrait être plus important. La Grande-Bretagne n’a jamais eu un débat total et vigoureux au sujet de ses armes nucléaires, basé sur des faits. Alors que d’autres pays cherchent à s’équiper en armes de destruction massive, l’enjeu ne saurait-être plus élevé. Est-ce que les sous-marins Trident vont protéger la Grande-Bretagne ou compromettre son futur ? J’espère que le peuple anglais en décidera.
Source : The Guardian, le 14/09/2013
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.