Une paix westphalienne pour le Moyen-Orient, par Michael Axworthy et Patrick Milton
Source : Foreign Affairs, le 10/10/2016
Pourquoi un vieux système pourrait fonctionner
Par Michael Axworthy et Patrick Milton
Entre 1618 et 1648, l’Europe centrale, et le Saint Empire Romain en particulier, était dévastée par une série de conflits causés par des visions politiques antagonistes, des grandes puissances et des rivalités dynastiques, qui ont été exacerbés par les différences religieuses. C’est ce qui a vite été appelé “La Guerre de 30 Ans”. Mais la paix de Westphalie, qui a achevé avec succès la phase allemande du conflit, a été largement incomprise.
L’accord de 1648 est largement perçu comme ayant inauguré un système moderne d’indépendance souveraine des États-nations en Europe (souvent cité comme le système westphalien). Et alors que la discussion continue, quand ce concept a été appliqué plus tard au Moyen-Orient après la chute de l’Empire ottoman, il contribua en fait largement au disfonctionnement actuel de la région. Mais en réalité, l’accord westphalien a produit quelque chose de tout à fait différent de ce qui fut communément pensé. Il s’est installé un système de souveraineté limité pour les nombreux États du Saint Empire Romain (connu officiellement comme États Impériaux, qui étaient les territoires composant l’empire, gouvernés par les princes et des conseils de cités). Il a aussi créé des mécanismes légaux pour régler les conflits et offrir une garantie mutuelle de maintien des termes du traité, qui vus tous ensemble forment un système de sécurité collective.
La correction de cette qualification erronée n’est pas seulement importante pour notre compréhension des conflits modernes au Moyen-Orient, mais aussi pour trouver un moyen d’y mettre fin. [Le traité de] Westphalie peut être utilisé, non pas comme plan pour un nouveau traité dans cette région, mais plutôt comme guide et boite à outil d’idées et techniques pour négocier une paix future.
LA VRAIE WESTPHALIE
La Guerre de 30 Ans a commencé avec la rébellion des nobles protestants dans la Bohême des Habsbourg (à présent la République tchèque) contre la politique de centralisation de l’empereur Habsbourg Ferdinand II (qui régna de 1619 à 1637), qui désavantageait les non-catholiques. La guerre dépassa des terres des Habsbourg et s’engouffra dans une grande partie de l’Allemagne après que l’Electeur Palatin (qui gouvernait un état territorial en substance protestant et était aussi sujet vassal de l’empereur), décida d’accepter la couronne de Bohême, que les rebelles avaient arraché à Ferdinand. Ce dernier devant faire face à cette révolte plus grave et de large ampleur qui menaçait la stabilité de l’Empire en entier, reçut de l’aide des puissances allemandes aussi bien catholiques que protestantes comme la Bavière, la Saxe, et également de ses cousins les Habsbourg d’Espagne. Ses opposants protestants dans l’Empire, en même temps, ont obtenu le soutien des puissances étrangères des deux religions, le Danemark, la Suède, et la France catholique. Ces interventions étrangères successives ont fait durer la guerre et l’ont rendue bien plus destructive.
Le problème fondamental derrière la guerre était les visions antagonistes de l’équilibre constitutionnel, qui se passait sur deux niveaux : entre les prérogatives de l’empereur et celles des princes, de même entre les prérogatives des princes (y compris l’empereur Habsbourg en tant qu’État impérial) et celles de leurs populations assujetties respectives au sein de leurs territoires. La question de l’équilibre confessionnel, et comment les divisions causées par la Réforme devraient être gérées et adaptées par la constitution impériale, était imbriquée dans ces deux problèmes.
L’accord final de Westphalie consistait en trois éléments principaux : une réforme du système impérial constitutionnel et politique ; en fonction de cela, un agrément religieux modernisé ; et un traité de paix international entre le Saint Empire Romain et les principaux belligérants européens, France et Suède. Bien qu’il ait fallu cinq ans, le succès final des négociations de paix au congrès des villes de Westphalie, Münster et Osnabrück, était dû pour une bonne partie à la participation de la plupart des États impériaux. Un sommet global de cette ampleur était sans précédent à l’époque, et c’était la volonté des participants d’explorer un terrain diplomatique inconnu qui a aidé à son succès. Cela en a fait un congrès “universel” qui a permis un accord qui satisfit tous les membres de l’empire. Le rôle des discussions informelles entre les envoyés et les dignitaires sur le sujet de développer des structures plus formelles, et finalement, les dispositions du traité, a été d’importance pour le succès de Westphalie. L’arrivée tardive sur la scène d’un groupe essentiel de princes des deux religions a aussi été vitale, ils étaient prêts à faire des compromis et ont agi comme des médiateurs informels entre l’empereur et les couronnes étrangères. Un tel groupe de diverses confessions fut sans précédent et a grandement poussé le processus de paix vers sa phase finale. La participation des princes impériaux dans le processus de paix en 1647-48 a eu pour résultat un ultimatum lancé à l’empereur Ferdinand III qui régna de 1637 à 1657, le forçant à rechercher un accord ou risquer de perdre entièrement leur soutien. Cette intervention arriva à un moment crucial quand le congrès risquait de s’effondrer complètement et qu’il était clair que l’accord de paix franco-espagnol, qui était aussi en négociation, n’aurait pu se conclure à Münster. (Il a seulement pu être conclu beaucoup plus tard, en 1659.) L’intervention de cette “tierce partie” assura ainsi cela, bien qu’un accord de paix universel ait été inatteignable, la paix aurait été sécurisée dans le centre crucial européen de l’Empire.
L’inclusion des États impériaux dans le processus de paix a aussi modifié l’équilibre constitutionnel du pouvoir entre l’empereur et les princes dans le texte du traité. L’un des compromis du traité impliquait la confirmation de la “supériorité territoriale” des princes, ou autonomie politique, aussi bien que leurs droits à participer aux décisions des principaux domaines politiques, conclure des alliances avec d’autres États de l’empire et puissances étrangères, entretenir des armées, financer la guerre, et faire la paix. Mais ils ont reçu un avertissement d’importance, les princes ne pourraient pas forger d’alliances directement dirigées contre l’empereur, l’empire, ou l’accord de paix. Les princes restent sujets de l’empereur, qui garde son pouvoir en tant que suzerain féodal et judiciaire. De même, l’empire et ses cours suprêmes détiennent la supervision judiciaire et la juridiction sur les territoires des princes. L’opinion commune qui admet que Westphalie a créé un système d’États souverains et égaux est donc fausse – d’autant plus que le traité a enlevé la prérogative étendue des princes sur les affaires religieuses, et le droit garanti à Westphalie à l’intervention de garants extérieurs à l’empire.
Le vrai coup de maître diplomatique de l’accord de paix a été sa constitution religieuse ajustée qui améliorait la “juridification” du conflit sectaire — en d’autres mots, qui apportait des moyens légaux plutôt que militaires pour résoudre les conflits. Les clauses religieuses développaient une trame basique existant dans l’empire depuis 1555, qui essayait de gérer la co-existence religieuse légalement et politiquement, tout en mettant entre parenthèses les questions litigieuses et insolubles de la vérité théologique. Le traité de Westphalie a étendu la protection légale des Calvinistes identifiés comme troisième religion, et en réduisant l’autorité des princes sur leur sujets en matière de religion, et par ce moyen répondant aux préoccupations de leurs sujets. Après de longues négociations et marchandages, les parties choisirent l’année 1624 comme “année normative”. A cette date, les propriétés religieuses (églises et terres monastiques, par exemple), les droits de culte public, et le statut confessionnel de chaque territoire ont été verrouillés. Ce qui signifiait que les princes ne pouvaient plus imposer leur foi à leurs sujets et ceux qui s’étaient convertis à une confession différente ne pouvaient plus changer le statut confessionnel de leur territoire. C’était un moyen innovant pour rétablir la confiance entre protestants et catholiques. Comme les États impériaux catholiques étaient plus nombreux que les protestants, il fut décidé que le vote à la majorité ne serait plus décisif dans les corps représentatifs tels que le Reichstag (Diète Impériale) sur les questions confessionnelles. A la place, les représentants des princes devaient se séparer en partis religieux et chercher un accord par des négociations directes. Ce principe de parité confessionnelle a aussi été appliqué à la justice impériale, où les membres protestants des deux cours suprêmes ont été assurés d’avoir, de facto, le droit de veto.
ACCOMPLIR LA PAIX
Naturellement, l’analogie entre l’Europe du 17ème siècle et le Moyen-Orient contemporain exige un bond imaginatif, compte tenu des quatre siècles passés et des différences politiques, socio-culturelles, et des contextes économiques. Il y a néanmoins de remarquables similitudes entre de nombreux points de base. Pour commencer, on a la longueur et l’intensité du conflit, la complexité déconcertante des raisons de la discorde, le rôle des rebellions internes aggravant largement les conflits, et l’implication de puissances étrangères. Il y a aussi l’intensité des animosités religieuses entre les militants, la pluri-polarité de la scène internationale, la rivalité de nombreuses dynasties princières, et la fusion (et confusion) des motifs religieux et politico-constitutionnels. Les deux conflits ont vu de grandes puissances utiliser de plus petits groupes locaux pour se battre à leur place ; l’exaspération des peurs sécuritaires plus ou moins paranoïdes à travers des préjudices religieux ; et l’arrivée de nouvelles puissances dans le conflit, craignant que leurs propre sécurité et leurs intérêts soient touchés s’ils restaient inactifs. Les deux conflits ont vu l’exploitation de nouvelles formes d’information technologique pour exacerber les sectarismes (l’imprimerie au 17ème siècle et internet de nos jours), et les deux ont entrainé un niveau horrible de souffrance humaine. (On pense que l’Allemagne a perdu 1/3 de sa population entre 1618 et 1648, et une grande partie de la population a été déplacée, devenant des réfugiés.) Bien que le sectarisme ait été exploité à des fins politiques dans les deux contextes, il a aussi été un facteur déstabilisant en soi. Avant la Guerre de 30 Ans, il y avait un compromis qui fonctionnait entre les Catholiques et les princes luthériens, mais la politique impériale redevint plus agressive et confessionnelle à la fin du XVIe siècle. Pareillement, les relations sectaires dans le Moyen-Orient entre les Chiites et les Sunnites se sont détériorées à la fin des années 30, et les forces laïques précédentes dans les politiques régionales ont été repoussées et marginalisées.
La principale leçon donnée par l’expérience européenne est que, pour atteindre la paix, un accord effectif doit être initié par une conférence ou un congrès multilatéral auquel participeraient ensemble toutes les parties dans le but de négocier. La participation doit être la plus large possible ; cependant, certains éléments perturbateurs et autrement plus dérangeants pourraient être exclus. Les exilés qui se sont rebellés contre les Habsbourg ont été empêchés de participer au congrès de Westphalie, juste comme l’EI (ISIS) le serait aujourd’hui. Les participants devraient être prêts à travailler souplement et atteindre un nouveau degré diplomatique. Avec les encouragements du congrès, et en tant qu’élément de la progression, les participants doivent être préparés, comme le dit le ministre des Affaires étrangères allemand Frank-Walter Steinmeier dans un discours récent à Hambourg, à s’ouvrir de manière transparente sur leurs problèmes de sécurité, et à faire quelques sacrifices et compromis pour atteindre la paix. Si le Moyen-Orient n’est pas encore prêt à cela, l’expérience de la Guerre de 30 Ans suggère aussi que la région devra endurer plus de sang versé avant de finalement être amené à adopter les attitudes coopératives et positives nécessaires pour construire la paix. M. Steinmeier suggéra aussi qu’à des tournants cruciaux le rôle d’une “tierce partie” de plus petites puissances puisse être décisif pour donner un élan important à l’achèvement du processus de paix, ainsi que cela s’est passé en 1647-48. Il nota que les États d’Europe pourraient jouer un tel rôle dans le Moyen-Orient. Il est important d’ajouter ici que les négociateurs de Westphalie n’insistèrent pas sur un cessez-le-feu durable avant d’avoir commencé les discussions. Les négociations commencèrent et continuèrent alors que les combats faisaient rage, et furent influencées par les revers de fortunes de guerre. Durant les négociations de Westphalie, il fut nécessaire pour les participants de développer un certain degré de confiance mutuelle, pour faciliter une plus grande transparence entre eux à propos de leurs problèmes de sécurité et de nourrir un sens d’un objectif commun pour une paix durable. Ce n’a pas été facile alors, et ne sera pas facile à présent, mais c’est possible. Cela prend du temps.
La rivalité Arabie saoudite-Iran est aujourd’hui un problème central. Si le Moyen-Orient doit accomplir sa propre paix westphalienne, les représentants de ces deux régions ennemies, Arabie saoudite et Iran, doivent participer activement et constructivement aux négociations. Dans cette veine, il est utile d’étudier les parallèles entre le gouvernement d’Arabie saoudite, étant donné sa suprématie sunnite dans le Moyen-Orient contemporain, et l’empereur Habsbourg, qui avait un rôle similaire dans le Saint Empire Romain et l’accord de Westphalie. Il y a de nombreux points similaires entre la famille al-Saud et les Habsbourg du 17ème siècle. Les Saoudiens ont eu des difficultés à surmonter avec le fait qu’ils étaient en position d’autorité et de protecteurs des places sacrées de La Mecque et Medina, et le fait qu’ils n’étaient pas Califes ; les Habsbourg autrichiens ont eu fort à faire avec leur prééminence théorique en tant qu’empereurs du Saint Empire, et la réalité géopolitique. Les Habsbourg craignaient et souffraient de l’érosion de la suprématie régionale dont ils jouissaient avant, comme le font les Saoudiens à présent. A la place du pétrole saoudien, il y avait l’or et l’argent des Amériques qui finançait le soutien militaire apporté à l’empereur par ses cousins Habsbourg d’Espagne. A la place du wahhabisme sponsorisé par les Saoudiens et sa haine du chiisme, il y avait la contre-réforme catholique, qui cherchait à faire reculer les progrès protestants par une étroite interprétation catholique des lois impériales, illustré par l’Édit de Restitution de 1629. La contention (au moins) du wahhabisme saoudien devra être une partie majeure de tout accord dans le futur Moyen-Orient. Mais l’Arabie saoudite devra être choyée quelque-soit le processus de négociation, exactement comme les autres partis à Westphalie ont pris grand soin des intérêts de l’empereur.
ASSURER LA PAIX
N’importe quel accord au Moyen-Orient doit être construit sur des traditions religieuses, légales et autres structures propres à la région, juste comme Westphalie était rigoureusement basé sur le système impérial préexistant, mais négocié. Imposer un modèle européen est hors de question ; l’idée est plutôt d’appliquer les principes sous-jacents et l’expérience de Westphalie au Moyen-Orient.
Le premier principe implique de limiter la souveraineté de la plupart des États ou gouvernements de la région en donnant un niveau de protection aux citoyens contre leurs propres gouvernants, et en donnant aux sujets et citoyens le droit d’en appeler à une plus haute autorité légale. Cela pourrait être sous forme d’un tribunal, comme ce fut le cas dans le Saint Empire Romain, où il fut crucial de désamorcé des tensions et prévenir des conflits.
Les deux tribunaux suprêmes juridictionnels du Saint Empire Romain étaient essentiels pour la défense des termes et des droits de Westphalie. Les tribunaux réglaient souvent les conflits entre les princes plus qu’ils ne donnaient de verdicts après un procès, mais c’était un bon exemple pour montrer comment les mécanismes informels de résolution d’un conflit marchaient mieux que les jugements formels.
En acceptant les appels de la part des sujets qui auraient pu poursuivre en justice leurs gouvernants, le système judiciaire impérial a servi de soupape de sécurité contre le mécontentement larvé du peuple. Les tribunaux ont aidé à maintenir le statu quo, et en particulier la souveraineté conditionnelle qui limitait le pouvoir des princes impériaux en supervisant et réglant leur conduite, y compris la façon dont ils traitaient leurs sujets. Le Moyen-Orient n’a jamais eu de telle structure juridique supra-nationale, mais les Nations Unies en tant qu’institution possèdent un système de cours internationales et des mécanismes de résolution de conflits qui pourraient être adaptés dans ce but. Certaines nations pourraient être réticentes à accepter des limites à leur souveraineté, mais si de telles limites devaient arriver avec la marque des Nations Unies, elles seraient alors plus acceptables, spécialement s’il devient clair que cela soit la seule alternative à une violence sans fin.
Un second principe est de reconnaître que cette paix durera seulement si des garants extérieurs renforcent collectivement, au sein des États, le droit fondamental des peuples en matière de religion, propriété et procédure. Un des héritages clé du système westphalien était son innovant système de garants, qui a permis aux signataires de renforcer les dispositions de l’accord et d’installer un système de sécurité collectif englobant à la fois les garants internes (empereur et princes) et les garants externes (France et Suède). Ces derniers ont intégrés ce système dans un ordre international plus large dans l’Europe moderne naissante.
La garantie était plus évidente quand l’intégrité et la balance constitutionnelle de l’empire étaient menacées, menace qui dans certains cas venait d’un ou plusieurs garants eux-mêmes – notablement du roi français Louis XIV, dans la dernière partie du 17ème siècle. Les garants qui n’étaient pas partie prenante du conflit devaient normalement se manifester et défendre l’ordre westphalien – soit par conviction sur le principe, ou intérêt géopolitique en soi, soit par la combinaison des deux.
Comme aucun des mécanismes judiciaires internes ne pouvait contraindre l’empereur à adhérer à la loi impériale, la garantie externe était un complément nécessaire ; cela a encouragé la retenue de la part des princes et de l’empereur, dissuadé les brèches évidentes dans l’agrément de paix et dans la loi, et incité le respect des droits confessionnaux et des prérogatives princières qui avaient été confirmés à Westphalie. Le système de garants a aussi pu évoluer et s’accroître en réponse à l’évolution des courants internationaux : le déclin géopolitique de la Suède durant le 18ème siècle l’a rendue moins capable d’exercer de manière efficace son rôle de garant (même si en termes formels, elle a gardé son plein statut jusqu’à la chute de l’empire en 1806), alors que la puissance croissante de la Russie l’a propulsé au rang de garant en 1779. Un système de garantie pour le Moyen-Orient devrait être aussi souple.
Bien que Louis XIV et d’autres monarques essayent de tirer avantage de leur statut de garants pour faire avancer leur pouvoir et leurs intérêts politiques, les normes établies à Westphalie ont servi à limiter les brèches. Par exemple, la question de la violation a été discutée, y compris par le roi lui-même, en termes de normes westphaliennes, avec un préjudice inhérent pour la paix. Finalement, les aventures géopolitiques de Louis XIV se sont soldées par un échec et les règles de comportement établies par Westphalie ont joué une grande part en faisant obstacle à ses ambitions et en rassemblant les autres États européens en alliance contre lui. Le succès du système des garants était en partie dû à une large acceptation normative d’une intervention extérieure pour protéger les droits et les libertés. Il y avait aussi une tradition similaire, enracinée dans l’empire, de rechercher l’assistance de l’étranger. Ceci, avec la nature décentralisée de l’empire, a aidé à rendre le système de garantie extérieur efficace.
Dans le but de trouver des garants extérieurs appropriés pour un future accord en Moyen-Orient, on aura besoin d’établir des mécanismes qui reflètent la distribution de l’importance des puissances, mais aussi ayant des légitimités régionales. Certains ont suggéré que le système européen de l’Europe moderne naissante avait un plus grand niveau d’homogénéité culturelle que le Moyen-Orient a de nos jours. Dans ce sens, la France et la Suède comme garants ne semblait pas aussi “externe” que les USA et l’Union européenne le seraient pour le Moyen-Orient, par exemple. Les Nations Unies pourraient être le seul garant externe potentiel avec une vraie légitimité depuis qu’elles incluent une représentation moyen-orientale, mais sa légitimité est obtenue au coût de son efficacité, d’une certaine manière.
Pour qu’un système externe de garantie soit efficace, il a besoin d’être soutenu par une force militaire, même si cette force n’est jamais utilisée. Même si les USA et l’UE étaient réticents à s’engager dans un tel arrangement, des puissances régionales comme l’Arabie saoudite et l’Iran seraient plus intéressées. La Turquie également pourrait être tentée de jouer un rôle plus important. Dans ce contexte, on devrait faire face au risque que des interventions de garants exacerbent les tensions existantes sur le terrain, et aussi d’être perçues comme guidées par des intérêts personnels, comme ce fût le cas avec la France sous Louis XIV. Il serait donc préférable de concilier les intérêts des garants avec ce qui est nécessaire pour maintenir le système, quand on établira ce système des garants. Pour l’Arabie saoudite, il est important de maintenir la position du régime en tant qu’État prééminent de l’Islam Sunnite, renforcé par son rôle de gardien des places sacrées de la Mecque et Medina. Les leaders iraniens se sentent certainement en devoir de parler pour les minorités Chiites plus ou moins opprimées de cette région.
Un troisième principe ou élément, dérivé de Westphalie, pourrait être que le Moyen-Orient détermine sa propre “année normative” pour réinstaller les droits de culte publics et l’équilibre intercommunautaire des États et des acteurs locaux à une date passée équitable convenue. Aucun sujet ou citoyen ne pourrait être exclu d’une administration sous prétexte de religion. A l’intérieur de chaque État, un niveau minimum de droits et de protection des groupes minoritaires serait garanti. Cette disposition implique aussi que les frontières établies entre les états seraient gardées et maintenues comme partie de l’accord, comme cela a été le cas à Westphalie. Sélectionner une date pour l’année normative serait sujet à contentieux, et il pourrait être utile de le faire dans certains contextes plutôt que d’autres. Mais ce serait un outil très utile dans le processus de paix, si appliqué judicieusement et souplement (dans le traité de Westphalie, cette question était à géométrie variable, avec la date générale normative en 1624, mais en 1618 pour certains cas particuliers). A la place d’un conflit confessionnel éradiqué par Westphalie, il a été transformé en procédé légal – autre exemple de la “juridification” du conflit, caractéristique du Saint Empire Romain. Le litige, la négociation et la diplomatie devinrent cruciales pour désamorcer les tensions et transformer un conflit brulant en tension diplomatique, notablement durant la crise confessionnelle allemande de 1719. Cela a été déclenché par les tentatives de quelques princes catholiques du Rhin de miner les droits de leurs sujets protestants. En réponse, les puissances protestantes d’Allemagne du Nord ont menacé d’intervenir avec une armée. Un conflit armé a été évité grâce à l’implication des parties en accord avec les mandats politico-judiciaires de Vienne pour restaurer les États dans leurs conditions d’avant-crise.
C’est presque une sagesse conventionnelle que l’hétérogénéité des acteurs dans le Moyen-Orient sape les chances d’atteindre un accord général comme celui de Westphalie. Mais le Saint Empire Romain contenait aussi un ensemble d’acteurs et d’intérêts divers, traumatisés et divisés par la guerre et les atrocités. Même si c’est impossible (et peut-être indésirable) d’essayer de transposer des solutions globales comme des plans ou modèles d’une région à l’autre, l’expérience de Westphalie est précieuse. Elle montre de manière importante que la paix peut toujours être négociée — sans tenir compte de la complexité, de la durée et de l’intensité du conflit — avec l’aide de négociateurs diplomatiques autoritaires discrets, et expérimentés, comme le ministre des Affaires étrangères allemand Steinmeier le déclarait. Et, des siècles plus tard, le traité de Westphalie nous montre comment une telle paix peut être trouvée.
Source : Foreign Affairs, le 10/10/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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