Portrait d'une bien « triste Amérique » : interview du journaliste Michel Floquet
Source : France info, Laurent Ribadeau Dumas, 21/06/2016
L'Amérique n'est pas forcément celle de l'American Dream, celle de tous les possibles… Elle ne s'est jamais autant intéressée aux armes et à la religion. Et ne s'est jamais autant désintéressée du sort des démunis. Dans son livre, «Triste Amérique», Michel Floquet, correspondant de TF1 aux Etats-Unis de 2011 à 2016, en dresse un portrait documenté, passionnant, mais assez terrifiant. Interview.
Pourquoi ce titre «Triste Amérique» ? S'agit-il d'un pays que nous, Français, ne voudrions pas voir?
Il y a un peu de provocation dans ce titre ! Pour autant, c'est vrai qu'aujourd'hui, l'American Dream n'existe plus. C'est une imposture, un mensonge. Si l'on y croit, on pense que quelles que soient ses origines, si l'on travaille, l'on vivra mieux que ses parents. Mais c'est l'inverse qui se passe. Dans le même temps, les Etats-Unis ont le taux de reproduction sociale le plus élevé des pays développés.
Comment l'expliquez-vous ?
Notamment par le système d'études. Celui-ci est extrêmement coûteux. A tel point que si l'on n'a pas des parents fortunés ou si l'on n'est pas un élève d'exception à qui l'on accorde facilement une bourse, on a toutes les peines du monde à accéder à l'Université. Et on risque d'en sortir très endetté. Regardez Obama : il a fini de payer ses études quand il est arrivé à la Maison Blanche ! La situation est telle qu'au 1er janvier 2015, l'encours de la dette étudiante s'élevait à plus de 1160 milliards de dollars. Plus que celui des subprimes.
Ce problème est une catastrophe pour le pays. Dans ce contexte, les jeunes se dirigent vers les secteurs les plus rémunérateurs comme médecins ou avocats. Et ils désertent les professions d'ingénieurs. Résultat : les firmes américaines doivent délocaliser ces fonctions, notamment en Inde. Et importer massivement des ingénieurs : pour la seule Californie, il en vient ainsi 80.000 par an, dont de nombreux Français.
Principale cause de cette situation : l'augmentation des frais de scolarité qui ont bondi de 440% en 25 ans. Les bonnes universités ont réalisé de nombreux investissements pour attirer les étudiants les plus riches, et dont les parents peuvent devenir des donateurs. Elles doivent recruter à prix d'or leurs présidents et les enseignants. Existe ainsi désormais un marché du prof comme il existe celui du football américain ! A côté subsistent des universités d'Etat sinistrées, à l'enseignement souvent médiocre. Les premières coûtent en moyenne 40.000 dollars de frais d'inscription annuels, les secondes 15.000. A cela, il faut ajouter environ 10.000 euros pour financer son logement, sa nourriture, ses fournitures…
Vous expliquez aussi que «ce qui frappe avant tout» aux Etats-Unis, «c'est le degré de violence»…
Quand je suis arrivé là-bas en 2011, le niveau de violence est ce qui m'a le plus sidéré. La violence est partout et à tous les niveaux. Elle est sociale, entre riches et pauvres. Elle sévit entre les communautés raciales. On la trouve dans la police. Mais aussi dans les rapports humains au quotidien.
Justement, vous expliquez que dans les relations humaines, «le maître mot semble l'indifférence». Comment l'expliquez-vous?
Aux Etats-Unis, c'est malheur aux faibles, aux pauvres. Du jour au lendemain, on peut perdre son travail et sa maison, et se retrouver à vivre dans sa voiture. Les gens sont indifférents au sort des autres : le matérialisme et l'individualisme sont une réalité palpable.
Les Américains croient à la force et au succès. Si l'on est pauvre et faible, c'est qu'on l'a bien voulu, qu'on ne travaille pas. Les dispositifs d'indemnisation et d'assurance chômage, tels qu'on les connaît en Europe, leur paraissent délirants. Ils s'arrangent avec leur conscience grâce à la charité. Conséquence : le système caritatif est très développé. Au moment de payer dans un supermarché, la caissière pourra vous proposer un jour de donner à une fondation de santé, le lendemain à une institution sociale…
On est donc très loin du mythe américain. Vous décrivez un pays qui s'est bâti, dites-vous, «sur trois piliers : «l'exploitation minière du continent, le génocide des autochtones (les Amérindiens, NDLR) et l'esclavage»…
En 1830, quand a commencé la conquête vers l'Ouest, le continent était vierge et très riche. On comptait environ 10 millions d'Indiens et 20 millions de bisons, qui représentaient le cœur de la civilisation des grandes plaines. Les colons se sont arrogé tous les droits. Résultat : en 1890, au moment de la bataille de Wounded Knee, il ne restait plus qu'un million d'Indiens et quelques centaines de bisons. En 60 ans, les immigrants ont saccagé tout le continent avec une violence et une cupidité invraisemblables.
A certains moments, vous semblez décrire un pays devenu fou…
Non, ce n'est pas mon propos. Les Etats-Unis ne sont pas devenus fous.
J'évoque un pays qui s'est bâti sur la violence et qui a du mal à évoluer. Où le système judiciaire repose sur l'argent : vous pouvez être acquitté comme le footballeur O.J. Simpson parce que vous êtes riche alors que tout le monde sait que vous êtes coupable. Un pays, aussi, où l'on constate une perte du sens humain le plus élémentaire. Dans le livre, je raconte l'histoire de ce maître-nageur qui a été licencié parce qu'il avait sauvé la vie d'un homme en dehors de son périmètre de surveillance. Dans la logique américaine, c'est normal ! Ce n'est pas un scandale absolu comme cela aurait été le cas ailleurs.
Ne reconnaissez-vous quand même pas quelques points positifs aux Etats-Unis ?
Ce pays a mille qualités ! Et j'y ai rencontré des gens formidables. Ainsi, j'ai toujours été frappé de voir à quel point les gens comptent d'abord sur eux-mêmes. Ils n'attendent pas qu'on les assiste. En cas de catastrophe, un ouragan par exemple, la première chose qu'ils disent, c'est : «On va reconstruire». Ils ne commencent pas par chercher un responsable et expliquer qu'ils vont porter plainte.
Dans le même temps, les Etats-Unis sont un pays où la vitalité, la créativité, l'énergie sont extraordinaires. Les Américains n'hésitent pas à prendre des risques : si vous avez une idée jugée originale, on croit en vous et on vous aidera à la réaliser.
Pour autant, j'ai fait ce livre pour raconter ce que j'avais découvert : un pays en panne, qui est au bout de son modèle.
Trump en est-il le révélateur ?
Il symbolise une Amérique de classes moyennes blanches et un peu paumées, qui ont beaucoup souffert de la crise de 2007 et qui en sont sorties plus pauvres qu'avant. Une Amérique que le terrorisme inquiète et qui s'angoisse pour l'avenir. Trump, lui, étale sa richesse devant son public. En expliquant : «Si vous croyez en moi, on va tous redevenir riches, forts et puissants !» Trump, c'est le rêve américain ressuscité. Du moins veut-il le faire croire.
Source : France info, Laurent Ribadeau Dumas, 21/06/2016
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire