Les rebelles asiatiques à Alep, angle mort de l'Occident, par Christina Lin
Source : Christina Lin, Asia Times, le 09/02/2016
Le secrétaire à la Défense Ashton Carter et le secrétaire d’État John Kerry considèrent souvent les groupes djihadistes rebelles en Syrie comme membres de « l’opposition syrienne ».
Cependant, comme le renseignement allemand l’a fait remarquer, plus de 95% des combattants en Syrie sont étrangers et non syriens. De plus, beaucoup ne sont même pas arabes, mais de plus en plus souvent asiatiques.
Au cours des dernières années, des combattants asiatiques venant d’Asie centrale, de Chine, ainsi que de Russie se sont terrés dans le nord de la Syrie autour d’Alep et d’Idlib, avec une majorité venant d’Ouzbékistan.
Plus connus sous le nom « d’Ouzbeks d’Alep », divers groupes ouzbeks tels que Katibat al Tawhid wal Jihad (KTJ) et Imam Bukhari Jamaat (IBJ) sont alignés avec al-Nosra. [1] Le nombre de combattants d’Asie centrale dans des groupes tels que Jaish al-Muhajireen wal Ansar — qui comprend les tchétchènes, ouzbeks et tadjiks apparus en Syrie en 2012 — est estimé à environ 1500 à Alep. [2] Eux aussi ont fusionné avec al-Nosra.
Les estimations globales des combattants d’Asie centrale ayant rejoint al-Nosra et l’Etat islamique (EI) sont d’environ 5000, avec des combattants ouïghours chinois supplémentaires estimés autour de 1000 basés à Idlib. Selon le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’Homme Rami Abdul Rahman, il y a aussi plus de 2000 combattants venant de Tchétchénie, du Daghestan et d’autres régions du Caucase fonctionnant avec al-Nosra, et « ils sont concentrés dans les provinces d’Idlib, Alep et Lattaquié », où La Russie concentre ses frappes aériennes.
En effet, une réunion en septembre à Chatham House a révélé comment « la menace djihadiste perçue en Russie est un facteur majeur dans l’élaboration de la politique du Kremlin pour « intervenir militairement en Syrie. » La Russie craint aussi ces djihadistes une fois de retour chez eux, ainsi que l’attaque de citoyens et des intérêts russes à l’étranger. [3]
Cette menace est de plus en plus partagée par les États d’Asie.
Le djihad syrien exporté en Asie
Peter Knoope, chercheur associé au Centre international pour la lutte contre le terrorisme de La Haye, a noté que l’EI et d’autres groupes djihadistes en Syrie exploitent et recrutent des jeunes mécontents en Asie centrale. De même, a-t-il mis en garde : « La question n’est pas de savoir « si » mais « quand » une action violente va frapper la région d’Asie centrale. »
En Asie du Sud-Est, la violence est déjà présente avec l’attaque de Jakarta en janvier, ce qui souligne le danger que l’EI et al-Qaïda établissent un bastion régional.
En Asie du Sud, alors qu’il n’y a pas encore eu d’attaque majeure revendiquée par al-Qaïda ou l’EI, l’Inde sonne néanmoins l’alarme sur l’invasion du wahhabisme et la création potentielle de nouveaux groupes djihadistes syriens dans le sous-continent, similaires à ceux en Indonésie.
Alarmé par cette forme de guerre hybride contre l’Inde, dans un article de l’Indian Defence Review de septembre 2014, le général indien à la retraite Afsir Karim reprochait aux Saoudiens d’utiliser le wahhabisme comme arme pour dominer l’Inde, et ainsi étouffer les autres formes de l’Islam (par exemple les Soufi, les Chiites, etc.). Il leur reprochait également d’attaquer la tradition culturelle pluraliste de l’Inde, et d’utiliser la pompe à (millions de) dollars pour propager la théologie wahhabite et ainsi fournir un terrain fertile pour engendrer les futurs djihadistes. [4]
En fait, en août 2015, le renseignement indien a été alerté d’une éventuelle attaque sur les installations navales de Cochin et Bombay par l’aile indienne nouvellement créée d’al-Qaïda. Le général Karim observe en plus la tendance dangereuse d’al-Qaïda et d’autres idéologues ou groupes radicaux à exhorter les organisations religieuses musulmanes indiennes à prendre les armes contre l’État indien, et leur capacité à recruter un nombre important de jeunes musulmans radicalisés par le wahhabisme.
De même, en Malaisie, le diplomate à la retraite Dennis Ignatius a sonné l’alarme au sujet de ce qu’il appelle la « saoudisation » de l’Asie du Sud-Est. Il trouvait incroyable qu’une nation plutôt modérée, constitutionnellement laïque et démocratique comme la Malaisie soit maintenant infestée par des extrémistes appelant à la charia, et ayant des débats sur les « amputations de membres, la décapitation, la lapidation et même la crucifixion. » [5]
En voyant comment les jeunes musulmans d’Asie du Sud-Est venant d’Indonésie, de Malaisie, de Singapour, des Philippines et d’ailleurs se radicalisent et rejoignent le djihad en Syrie et en Irak, avec l’EI qui parvient même à former une unité militaire pour les combattants de langue malaise — Katibah Nusantara Lid Daulah Islamiyyah (Unité de l’archipel malais pour l’État islamique en Irak et en Syrie) — Ignatius a attribué cet extrémisme uniquement à l’exportation agressive de l’idéologie wahhabite saoudienne qui a dépensé plus de 100 milliards de dollars au cours des dernières décennies.
Il a en outre averti que le « lien saoudien-wahhabite est devenu la plus grande menace pour la paix et la stabilité dans le monde d’aujourd’hui. »
En effet, en fertilisant le sol asiatique avec le wahhabisme et avec l’Arabie, la Turquie et le Qatar brassant le chaudron djihadiste en Syrie, quand le mélange toxique finira par déborder et se renverser, les États d’Asie risquent de se retrouver face à une multiplication rapide de djihadistes maison capables de renverser des régimes séculaires.
Refuser que la Syrie devienne une base pour le djihad en Asie
Comme les affiliés d’al-Qaïda à Alep, Idlib et l’EI à Raqqa deviennent le centre de commandement pour les djihadistes asiatiques, cela constitue une menace pour la stabilité et la sécurité régionale en Asie — en particulier à la lumière du récent attentat de Jakarta. Toutefois, la proposition saoudo-turque d’envahir la Syrie et de protéger leurs actifs militants, y compris ceux en provenance d’Asie, va bientôt poser problème.
L’ignorance des intérêts sécuritaires légitimes des États d’Asie et le soutient de ces militants ; le risque de transformer le nord-ouest de la Syrie en base pour répandre le djihad en Asie ; couplé avec la méfiance accrue de la prolifération saoudienne du wahhabisme en Asie — tout ceci peut provoquer une intervention militaire comme lorsque des États-Unis sont intervenus en Afghanistan après le 11/9.
Au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (SCO), en juillet 2015, dont les membres comprennent la Chine, l’Inde et les États d’Asie centrale, la menace d’instabilité syrienne et de l’extrémisme islamique était à l’ordre du jour. Trois mois plus tard, en octobre, la Chine et l’Inde ont mené des exercices conjoints contre le terrorisme au Yunnan, en Chine.
En novembre, une délégation militaire chinoise conduite par Changlong, vice-président de la Commission militaire centrale de Chine (CMC), s’est rendu en Inde pour discuter de la lutte contre le terrorisme, soit le plus haut niveau de la délégation militaire chinoise qui soit venu en Inde depuis 10 ans.
En décembre, à la suite de l’attentat de Bangkok, suspecté d’être lié aux Loups gris, qui a tué des citoyens chinois, de l’exécution par l’EI d’un ressortissant chinois, et d’une augmentation des attaques terroristes à travers la Chine, du Xinjiang à l’ouest, du Yunnan au sud, de Pékin et d’ailleurs à l’est, la Chine a adopté sa loi anti-terroriste qui lui permet des opérations militaires à l’étranger. [6]
Peu de temps après, Zhou Bo de l’Académie des sciences militaires du PLA (People Liberation Army) présumait : « La prochaine guerre pour la Chine ne se fera peut-être pas avec un voisin. Elle pourrait plutôt avoir lieu loin de ses frontières pour protéger les intérêts chinois d’outre-mer et le bien-être non seulement des citoyens chinois, mais aussi ceux d’autres pays. »
Compte tenu des conflits d’intérêts entre les puissances asiatiques et Ankara-Riyad pour le soutien des djihadistes du nord de la Syrie, il devrait y avoir un dialogue pour éviter les malentendus. Comme l’ancien diplomate indien M.K. Bhadrakumar l’a noté, bien qu’Israël et la Russie aient des intérêts syriens divergents, ils ont réussi à établir un modèle de coopération réussie permettant de clarifier les lignes rouges et les préoccupations légitimes de sécurité des uns et des autres. [7]
Face à la mondialisation de la guerre syrienne qui impacte maintenant la sécurité en Asie, la Turquie, l’Arabie saoudite et les puissances asiatiques comme la Chine, l’Inde et d’autres devraient également mettre en place un modèle de coopération similaire, et rechercher une solution politique collective qui permette de désamorcer le conflit et de rétablir la stabilité régionale.
[1] USAID, Central Asian Involvement in the Conflict in Syria and Iraq: Drivers and Responses, May 4, 2015, https://www.usaid.gov/sites/default/files/documents/1866/CVE_CentralAsiansSyriaIraq.pdf; Caleb Weiss, "Uzbek group pledges allegiance to Al Nusrah Front", The Long War Journal, September 30, 2015,http://www.longwarjournal.org/archives/2015/09/uzbek-group-pledges-allegiance-to-al-nusrah-front.php; https://www.youtube.com/watch?v=DRbgJK6l8nE [2] "Central Asian fighters in Syria join al-Nusra Front", Middle East Eye, September 23, 2015, http://www.middleeasteye.net/news/central-asian-fighters-syria-join-al-nusra-front-259685836 [3] "Exporting Jihad: Fighters from the North Caucasus and Central Asia and the Syrian Civil War", Chatham House Roundtable, September 23, 2015, https://www.chathamhouse.org/sites/files/chathamhouse/events/special/Summary%20FSU%20fighters%20in%20Syria%2001102015%20JM.pdf; Murad Batal al –Shishani, "Islamist North Caucasus Rebels Training a New Generation of Fighters in Syria", Terrorism Monitor, Vol 12, Issue 3, February 7, 2014, http://www.jamestown.org/programs/tm/single/?cHash=ae2a2cd5f15746b0534e5bb000c9ceff&tx_ttnews%5Btt_news%5D=41927#.VrXvj8dBau4; Emil A. Souleimanov, "Globalizing Jihad? North Caucasians in the Syrian Civil War", Middle East Policy Council Journal, Fall 2014, Vol XXI, No. 3, http://mepc.org/journal/middle-east-policy-archives/globalizing-jihad-north-caucasians-syrian-civil-war [4] Maj Gen. Afsir Karim, "Wahhabism in South Asia", Indian Defence Review, September 13, 2014, http://www.indiandefencereview.com/news/wahhabism-in-south-asia/ Akhilesh Pillalamarri, "The Radicalization of South Asian Islam: Saudi Money and the Spread of Wahhabism", Georgetown Security Studies Review, December 20, 2014, http://georgetownsecuritystudiesreview.org/2014/12/20/the-radicalization-of-south-asian-islam-saudi-money-and-the-spread-of-wahhabism/ [5] Dennis Ignatius, "The Wahhabi threat to Southeast Asia", The Malaysian Insider, March 30, 2015, http://www.themalaysianinsider.com/sideviews/article/the-wahhabi-threat-to-southeast-asia-dennis-ignatius [6] Susan Cunningham, "Thailand's Shrine Bombing—The Case for Turkey's Grey Wolves", Forbes, August 24, 2015, http://www.forbes.com/sites/susancunningham/2015/08/24/thailands-shrine-bombing-the-case-for-turkeys-grey-wolves/#1418ab7217a5 ; http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2016/02/turkey-syria-grey-wolves-emerge-as-jihadists.html ; Shannon Tiezzi, "ISIS: Chinese Hostage 'Executed", The Diplomat, November 19, 2015. [7] http://atimes.com/2016/02/russia-is-content-with-israel-but-wrathful-toward-turkey/Dr. Christina Lin est membre du Centre pour les relations transatlantiques à l’Université SAIS – Johns Hopkins.
Source : Asia Times, le 09/02/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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