Arguments fallacieux en faveur d'une escalade en Syrie, par Jonathan Marshall
Source : Consortiumnews.com, le 23/06/2016 Le 23 juin 2016 Exclusif : Les guerriers de salon de Washington battent le tambour pour que s’intensifie l’intervention militaire en Syrie, mais, selon un nouveau rapport, il y a peu de raisons de croire que cela serve à grand-chose. Par Jonathan Marshall 51 fonctionnaires du département d’État ont récemment manifesté leur désaccord et appelé à l’intensification de l’intervention militaire en Syrie, mais ce n’est là qu’une des dizaines de demandes similaires faites par des néoconservateurs ou des libéraux angoissés. Ils accusent, en effet, le président Obama d’avoir moralement échoué puisqu’il n’a pas imposé militairement la paix en Syrie. Quasiment au même moment où ce désaccord était rendu public, le belliciste Center for New American Security a fait ces mêmes recommandations sous l’égide de Michele Flournoy, probable ministre de la Défense de Hillary Clinton. Dans son rapport, il demande qu’on « arme et entraîne » davantage les rebelles anti-gouvernementaux, qu’on procède à des « frappes limitées » contre le régime d’Assad, et qu’on élimine les « limitations artificielles de personnel » pour les missions militaires dans le pays. Des critiques avertissent certes que de telles initiatives politiques mises en œuvre sans l’aval des Nations Unies violeraient le droit international et feraient courir le risque d’une dangereuse confrontation avec la Russie. Cependant, il y a quelque chose de plus grave encore dans cette avalanche de rapports, de discours et d’articles qui demandent une intensification « limitée » et « judicieuse » de l’intervention militaire : jamais, en effet, ils ne font valoir, arguments à l’appui, que ces interventions auraient le succès escompté. C’est une forme de pensée magique qu’on voit à l’œuvre dans ces revendications. Les chantres de l’intervention s’acharnent à prendre leurs désirs pour la réalité, persuadés que si la plus grande superpuissance du monde veut quelque chose assez fort, elle sera capable de l’avoir. Toutefois, nos désastreuses expériences en Irak et en Libye, sans oublier le Vietnam, auraient dû faire bien comprendre à tout être doué de raison ceci : l’Amérique est tout simplement dépourvue de la capacité de trouver sur place les partenaires qui conviennent, de leur donner les moyens d’agir et d’imposer alors le dénouement politique de son action. Notre expérience en Syrie même aurait dû clarifier la situation. Le président Obama a ordonné au Pentagone de dépenser 500 millions de dollars pour « entraîner et équiper » les « modérés » opposés au régime. Le programme a permis de former 54 recrues, qui, pour la plupart, ont été vite kidnappées par al-Nosra, groupe affilié à l’al-Qaïda locale, peut-être à l’instigation de la Turquie. De la même façon, al-Nosra s’est invariablement emparée des armes américaines destinées aux rebelles « modérés ». Un rapport contradictoire Ne me croyez pas sur parole cependant ! Lisez donc le nouveau rapport spectaculairement contradictoire de la Century Foundation intitulé « Les arguments en faveur d’une intensification de l’intervention des États-Unis en Syrie ». En dépit de ses recommandations conventionnelles, l’auteur Thanassis Cambanis offre toutes les raisons de douter de l’amélioration que pourrait apporter l’intensification de l’intervention. Comme Cambanis l’avoue, l’administration Obama a « financé, formé et armé des groupes de l’opposition » depuis plusieurs années maintenant. Et il reconnaît que « la plupart des membres de l’opposition armée n’a survécu que grâce à l’intervention étrangère, excepté cependant les éléments les plus terrifiants comme l’EI et al-Nosra. » Malheureusement, ajoute-t-il, les alliés préférés de Washington ne sont pas « en contact avec les groupes les plus importants qui se battent et offrent des services dans les zones contrôlées par les rebelles. » Certains groupes kurdes, auxquels la Turquie s’oppose âprement, ont accompli des exploits sur le champ de bataille. Cependant, la force locale préférée des Américains, l’Armée syrienne libre, est un regroupement disparate de milices « citoyennes », de mafieux locaux, de bandes de gangsters et de forces semi-professionnelles dont les promesses ne se sont « jamais concrétisées, » écrit Cambanis. « Les brigades de l’Armée syrienne libre sont aussi cruellement divisées aujourd’hui qu’elles l’étaient en 2011-2012 et peut-être même plus. Les États-Unis n’ont pas réussi à amadouer même les plus minuscules des brigades pour les persuader d’accepter un commandement conjoint. » Pire encore : « Beaucoup de membres de l’Armée syrienne libre se sont laissés corrompre, se sont montrés brutaux, ont torturé ou commis d’autres crimes, » écrit Cambanis. Les modérés, semble-t-il, ne font pas de bons combattants. En revanche, selon Cambanis, nos alliés comme l’Arabie saoudite et la Turquie ont financé « d’autres forces combattantes islamistes, y compris l’Armée de l’Islam aux alentours de Damas et Ahrar al-Sham, un groupe avec des pedigrees à la fois djihadiste et nationaliste, qui est la force rebelle militante la plus puissante du nord de la Syrie, en dehors du Front al-Nosra et de l’EI. Il y a peu de groupes qu’on puisse qualifier de “modérés” ; les seuls acteurs unitaires dont on perçoit les chaînes de commandement sont les groupes extrémistes islamistes-djihadistes comme l’EI, al-Nosra et Ahrar al-Sham. » La domination islamiste En fait, les islamistes dominent tellement, reconnaît Cambanis, que « dans la plus grande partie du nord de la Syrie tenu par les rebelles, les groupes de l’Armée syrienne libre n’existent la plupart du temps que grâce au bon vouloir de Ahrar ou de al-Nosra, et dans certains endroits, ils sont menacés d’annihilation par l’EI. » Bilan : « Il n’y a pas de faction importante, “modérée”, nationaliste ou laïque qui pourrait conduire à une offensive militaire, encore moins représenter l’opposition lors de négociations. N’importe quelle intervention anti Assad profitera, à court terme, aux factions les plus puissantes, les extrémistes et les djihadistes, » avoue-t-il. Le partisan type d’une intensification de l’intervention militaire américaine se soucie aussi peu des réalités du régime que de celles de l’opposition. Contrairement à eux, Cambanis concède qu’Assad ne dirige pas son pays uniquement par la terreur. Le gouvernement d’Assad « possède d’importantes réserves de légitimité, » écrit Cambanis. « Il a su garder l’adhésion de millions de Sunnites, comme celui de milliers de Kurdes. » « Si l’on en croit certains, il y en a beaucoup plus, peut-être des millions, qui n’aiment pas la manière dont Assad dirige la Syrie, mais préfèrent sa dictature laïque et pluraliste à l’alternative que, selon eux, offre la rébellion : violence, anarchie, ou théocratie sunnite… L’alternative, à leur avis, est le genre de sectarisme incontrôlé dont ils ont entendu parler dans les zones contrôlées par l’État islamique, Nosra, Ahrar… et même les groupes estampillés Armée syrienne libre, soi-disant modérés. » Voici donc la situation : des millions de Syriens soutiennent Assad, ou le préfèrent à défaut d’une meilleure alternative. Ses adversaires armés sont principalement des islamistes radicaux, ne variant que dans leur désir de faire des compromis tactiques. Tous les efforts américains précédents pour rassembler une force efficace de « modérés » ont complètement échoué. Alors, comment les interventionnistes peuvent-ils penser que renforcer une stratégie qui a échoué produira un résultat différent et meilleur ? À la lumière de ces échecs, comment osent-ils invoquer le sens moral ? Qu’est-ce qui leur donne le droit d’être pris au sérieux comme experts en politique étrangère ? Il est temps d’appeler la plupart de ces guerriers de salon ce qu’ils sont : des imposteurs. Source : Consortiumnews.com, le 23/06/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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