Seine : une crue demi-millénaire…
Nous allons aujourd’hui nous intéresser longuement à la crue de la Seine que nous venons de vivre. Nous avons parlé hier du pic historique de chaleur de cet hiver. Il y a une chose importante avec le changement climatique, c’est qu’il ne faut pas non plus lui mettre sur le dos 100 % des événements climatiques anormaux – qui arrivent régulièrement. Mais a contrario, il ne faut pas non plus le blanchir trop vite, comme cela été fait avec la crue, qualifiée bien trop vite dans les médias de “trentennale”. Nous allons voir que ce n’est pas du tout le cas. Pour cela, il a fallu réaliser une longue étude, car les données sont très difficiles à trouver. J’en profite d’ailleurs pour lancer un appel, car il me faudrait un volontaire pour aller réaliser des photos à la bibliothèque municipale de Paris, pour compléter l’historique (ce n’est pas très urgent, mais ce serait bien, merci… Me contacter, merci.) I. Les précipitations de maiCommençons par le commencement : les précipitations tombées à Paris au mois de mai : On voit donc qu’on a battu un record de 130 ans – et pas qu’un peu : + 35 % ! (179 contre 133 mm…) Cela donne ceci en écart à la moyenne : Le mois de mai a donc été très arrosé – d’où les problèmes de fleuve… II. Le bassin versant de la SeineBien entendu, les seules précipitations à Paris ne sont pas un indicateur parfait, car la Seine charrie les hauts d’un immense bassin versant. Animation flash : Celui de la Seine représente donc près de 80 000 km², soit 15 % du pays : Les autres bassins versants du pays : III. La SeineNous n’allons pas développer trop longuement sur la Seine, nous vous renvoyons sur l’article Wikipédia. Signalons simplement pour mémoire qu’aux temps anciens, elle disposait d’un bras supplémentaire, rive droite, qui s’est envasé avec le temps : On en a encore trace sur ce plan de 1550 (à gauche, le long des remparts de l’enceinte) : Il y a donc logiquement une tendance pour la Seine a retrouver son ancien lit durant les crues, à travers les buttes et collines : IV. Les très grandes crues de la SeineOn dispose de mesures de la hauteur des crues de la Seine :
Voici donc les très grandes crues (de plus de 5 mètres – attention le niveau se mesure à partir des basses-eaux de 1719, pas du fond du lit) : Zoomons à partir de 4 mètres : Et ici en supprimant les années sans crue : Voici pour plus de lisibilité la même chose mais avec des points : On observe donc :
Un document illustrant la crue de 1802Crue de 1910V. La hauteur de la SeineOn peut recommencer l’exercice à partir de 1870, avec des données fiables pour toutes les années (et non plus les seules années de crue) : Avec des couleurs : En zoomant à 4 mètres : Avec des points : Lissons par pas de 3 ans glissants la hauteur maximale annuelle : ou par pas de 5 ans : On voit alors apparaitre un étonnant cycle des pics de hauteur de la Seine, d’une douzaine d’années. Intéressons-nous à la distribution de la hauteur quotidienne moyenne de la Seine sur 130 ans, soit près de 50 000 jours. Par pas de 1 mètre : Par pas de 10 cm. : Par pas de 1 cm. : Ou en zoomant : On arrive donc à une hauteur moyenne de 1,43 m., et à une médiane de 1,13 m. VI. Les basses-eauxPrécédemment, on s’est longuement intéressé aux crues, donc au maximum annuel. Voici le minimal annuel, appelé étiage : On rappelle que le niveau zéro est la niveau minimal de la Seine en 1719, année très sèche ; il peut donc bien y avoir des niveaux négatifs… 1946 est exceptionnelle, avec – 1,67 m., car les autorités ont sciemment abaissé le niveau (=”chômage”) à la fin de la guerre pour contrôler le lit. Cela avait déjà été le cas durant la guerre, où la Seine fut chômée en août 1942, juillet 1943, octobre 1944 sur ordre des autorités allemandes pour inspecter les piles des ponts. Le Pont Marie de nos jours Le Pont Marie en aout 1942 Pour information sur les étiages, dont on parle beaucoup moins, chez Pierre de l’Estoile, on lit que : “Le jeudi 3 janvier 1591, qui estoit le jour Sainte-Geneviève, la rivière de Seine, qui estoit si basse en ceste saison que l'on pouvoit quasi aller à pied sec du quai des Augustins en l'isle du Palais (ce qui n'avait été vu de mémoire d'homme), vint à croistre ce jour sans aucune cause apparente“. Les eaux les plus basses du XIXe siècle auraient été observées le 29 septembre 1865, à -1,30 m., laissant apercevoir le sol de la rivière. Rappelons enfin que 4 lacs artificiels de retenue d’eau ont été mis en place pour diminuer l’ampleur des crues à Paris : lac de Pannecière en 1949 (82 M m3), lac d’Orient en 1966 (205 M m3), lac du Der-Chantecoq en 1974 (350 M m3) et les lacs Amance et du Temple en 1990 (170 M m3). Un 5e lac de Seine est en projet. Les quatre grands lacs de Seine fonctionnent de la même manière. En hiver et au printemps (de novembre à juin), les lacs-réservoirs sont progressivement remplis, grâce aux canaux d’amenée ou au barrage, puisqu’à ces périodes les rivières sont au plus haut. Des prélèvements supplémentaires sont opérés en période de crues, on limite ainsi les inondations : c’est l’« écrêtement des crues » – ils ne les suppriment pas, mais ces grands lacs permettraient pour une crue comme celle de 1910 de réduire de 60 cm l’eau à Paris. De juillet à octobre a lieu le « soutien d’étiage » : lorsque, durant l’été, les cours d’eau sont à leur niveau le plus bas, l’eau contenue dans les lacs leur est restituée. On observe bien le soutien d’étiage dans notre graphique : on ne connait plus les périodes de très basses eaux du XIXe siècle.
Voici enfin la moyenne annuelle : Lissons sur 3 ans : ou 5 ans : On retrouve bien les cycles de 10/12 ans, qui ne concernent pas que les évènements extrêmes… VI. La distribution des cruesRevenons à notre crue de juin 2016. Elle a été qualifiée de “trentennale”, car son niveau correspond en effet à un niveau qui revient environ tous les 30 ans. Mais il y a une vraie faille dans l’analyse. C’est comme pour les températures : si on dit “Aujourd’hui il fait 30 °C”, c’est une bonne information, mais il est aussi utile de savoir si c’est le 15 aout ou le 15 décembre, afin de l’analyser correctement. Dans un cas c’est un record, dans l’autre non… Voici donc, afin de poursuivre notre étude, la distribution mensuelle des très grandes crues, que nous avons identifiées précédemment. On voit donc que les très grandes crues se concentrent (évidemment) entre décembre et mars. Juin 2016 voit ainsi la première grande crue durant ce mois depuis 370 ans… Voici la répartition en fonction de la hauteur de la crue : Et ici les seules crues exceptionnelles, de plus de 6 mètres, depuis 370 ans : On voit bien le côté exceptionnel de ce que nous venons de vivre… Comme de nombreuses actions ont été entreprises après la crue de 1910 (et même un peu avant) pour limiter les crues (aménagements, lacs de Seine…), refaisons ces trois graphiques mais à partir de seulement 1885 : 2016 apparait même encore plus exceptionnelle. VII. La crue de 2016Traçons le maximum annuel du mois de juin de chaque année depuis 1885 : L’exception 2016 est alors patente… De même, si nous rajoutons les mois d’avril à septembre : Juin 2016 reste bien le record depuis 130 ans… C’est le (très bref) moment statistique. Pour analyser une distribution, on s’intéresse d’abord à la moyenne. Mais on peut avoir deux distributions très différentes avec la même moyenne : On calcule alors l’écart-type (SD en anglais, noté sigma σ), qui est simplement la moyenne des valeurs absolues des “écarts à la moyenne”, et mesure donc “la largeur” moyenne de la distribution. On peut alors comparer une observation à la valeur de l’écart-type. Plus elle s’en éloigne (ex. : 3 fois l’écart type = 3 σ, ou 5 σ…), plus elle est statistiquement rare. Voici ce qu’on obtient si on calcule les moyennes et écarts-type sur toutes les valeurs journalières de l’année : On a un maximum absolu depuis 1885 à 8,62 m, en 1810, représentant 9 σ : c’est vraiment très rare (d’où le centennal, donc moins d’une fois sur 36 500…, soit 0,003 %) . 2016, avec ses 6,10 m, apparait donc assez loin, avec 6 σ, ce qui reste assez rare. Malheureusement, en raisonnant ainsi, on dilue beaucoup la réalité : pourquoi comparer la grande crue de janvier 1910 avec des valeurs de la Seine en plein été ? Recommençons l’analyse, mais, en comparant cette fois les valeurs d’une crue à toutes les valeurs de la Seine mais uniquement le même mois, sur 130 ans. On calcule alors des moyennes et écarts-types différents pour chaque mois, et donc on peut calculer pour chaque mois le record historique du mois, exprimé en nombre d’écarts-types du moi. On arrive à ceci (ne partez pas, c’est très visuel en fait) : Synthèse pour ceux qui n’aiment pas les statistiques : on s’aperçoit que de 1885 à 2015 tous les records mensuels de hauteur de grande crue se situaient entre 4 et 8 fois l’écart-type, ce qui donne une illustration de la zone de rareté. Eh bien juin 2016 vient d’écraser la précédent record de ce mois (datant de 1983), avec un niveau rarissime de… 14 fois l’écart-type ! BREF, cela signifie que cet évènement a été très violent dans son ampleur, à un moment où cela n’arrive pratiquement jamais : cette crue est donc dans son essence (bien plus que de ses effets donc, car loin du niveau de 1910) particulièrement rare, bien plus que ne l’a été la crue de 1910. Sortons des statistiques, pour une illustration très simple. On trace un graphique avec :
On arrive à ceci : Et on voit donc que juin (2016) a désormais un record supérieur à ceux de novembre, décembre, mars, avril et mai !!! Alors qu’avant, la distribution était cohérente. Mais c’était avant…. ET ENCORE, par rapport au passé lointain, nous bénéficions de protections supplémentaires – mais qui ont peu joué en juin (les barrages sont pleins), seulement quelques centimètres de gagnés : Voici les valeurs depuis 40 ans : La crue de 2016 est donc un phénomène totalement exceptionnel… Et à ce stade, on peut largement supputer qu’il a probablement un lien avec les records de chaleur de cet hiver… VIII. Et demain ?Ainsi, la crue de 2016 est une crue d’une hauteur de crue trentennale, mais, à cause de sa saison, c’est sans doute une crue plutôt de nature demi-millénaire ! Cela signifie donc que c’est un “bonus”, et qu’on attend toujours la crue hivernale trentenalle, la dernière datant de 1982. Or, on a vu qu’on était de nouveau dans un cycle décennal de maxima ascendants : Mais, si le changement climatique nous a probablement fait cadeau de cette crue, on peut aussi se demander s’il aura un impact accélérateur ou ralentisseur sur la prochaine crue trentenalle – car de prime abord, on n’en sait rien… Il faut pour cela analyser les précipitations : augmentent-elles ou ralentissent-elles ? Lissons un peu : On a plutôt une tendance à la baisse des précipitations moyennes. Mais ce qui nous intéresse, ce sont les précipitations en hiver, et on sait que c’est la saison qui se réchauffe le plus. On a ceci : Lissons : On a en revanche une très franche tendance à la diminution des précipitations. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas bientôt une crue, mais disons que cela en diminue la probabilité. À suivre en 2017, donc… IX. En souvenirP.S. n’hésitez pas à indiquer des liens vers de belles photos de la crue en commentaire, j’intégrerai les meilleures. Merci aussi de signaler les coquilles svp… |
Très bien ton article
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