Les salaires du péché, par Chris Hedges
Source : Truthdig, le 10/04/2016 Posté le 10 avril 2016 Par Chris Hedges Lorsque Platon écrivit “La République“, sa plainte au chevet d’une démocratie athénienne perdue, il ne pensait pas que la démocratie pouvait réapparaître. Le monde classique, contrairement au nôtre, ne voyait pas le temps comme linéaire. Le temps était cyclique. Il apportait inévitablement le déclin et éventuellement la mort, aussi bien pour les individus que pour les sociétés. Et dans sa “République”, Platon recommande à ceux qui tenteraient à l’avenir de créer un État idéal de mener une série de mesures draconiennes, comprenant notamment l’interdiction du théâtre et de la musique, qui écartaient les citoyens de leurs devoirs civiques et instillaient la corruption, et d’enlever les enfants à leurs parents afin de leur fournir un bon endoctrinement. Platon voulait ralentir le processus de dissolution. Il voulait freiner le changement. Mais ce déclin et cette mort viendraient à coup sûr, même dans cet État idéal de Platon. L’histoire a prouvé que les Grecs anciens avaient raison : toutes les cultures déclinent et meurent. Des cultures mourantes, même lorsqu’elles ne peuvent pleinement exprimer cette réalité, commencent à profondément craindre le changement. Le changement, pensent-elles, apporte un dysfonctionnement croissant, la misère et la souffrance. Cette peur du changement devient vite irrationnelle. Elle aggrave le déclin et accélère la morbidité. Pour voir les victimes modernes de ce processus, nous n’avons qu’à regarder les travailleurs américains blancs qui ont eu des emplois dans la fabrication de biens et ont bénéficié des structures de la suprématie blanche. Ceux qui promettent de miraculeusement remonter le temps s’élèvent dans des cultures décadentes pour hypnotiser une population abasourdie et désorientée. Les chirurgiens plastiques qui fournissent l’illusion de la jeunesse éternelle, les leaders religieux qui promettent le retour à une morale biblique simplifiée, les démagogues politiques qui font la promesse d’une grandeur retrouvée et les charlatans qui offrent des techniques pour l’auto-perfectionnement et le succès colportent tous une pensée magique. Une population désespérée, effrayée par le changement, réclame de plus en plus d’illusion. Les forces qui assurent la mort collective – notamment le capitalisme d’entreprise, l’industrie du combustible fossile et l’industrie de l’agriculture animale – étouffent la conscience. Lorsqu’une société pleure le passé perdu et redoute l’avenir, lorsque se fait sentir la présence imminente de la mort, elle tombe dans le terrier du lapin. Et comme dans le cas d’Alice – qui “continuait de se dire à elle-même, d’une façon rêveuse, “Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ?” et quelques fois, “Est-ce que les chauves-souris mangent les chats ?” car, vous voyez, comme elle ne pouvait répondre à aucune de ces questions, l’ordre choisi importait peu” – le langage devient dissociable de l’expérience. Le discours de la vie quotidienne, surtout le discours public, est, comme notre campagne présidentielle l’illustre, réduit à un charabia puéril. Les emplois ont disparu. Les écoles sont fermées. Les quartiers et les villes sont en ruine. Le désespoir et la pauvreté dominent nos vies. Les libertés civiles sont abolies. La guerre est sans fin. La société s’auto-médicamente. La démocratie est une fiction. Les décisions “d’austérité” du gouvernement comme la dernière coupe budgétaire dans le programme fédéral de coupons alimentaires, une action qui pourrait rayer des millions de personnes des listes, accentuent les chocs. Des chocs comme ceux-là, comme l’écrivit Alvin Toffler, déclenchent éventuellement une surcharge émotionnelle ; ils sont “la tension et le vertige qui saisissent un individu soumis à des changements trop brutaux sur une courte période.” Et, au final, la réalité, trop lourde à porter, est donc proscrite. Le changement climatique et la crise financière imminente transformeront ces circuits courts émotionnels en ce que les anthropologues appellent les “cultes de la crise”. Les cultes de la crise alimentent l’illusion de la grandeur et du pouvoir retrouvés durant les périodes d’effondrement, d’anxiété et d’impuissance. Un passé mythifié refera magiquement surface. Les anciennes règles et hiérarchies sociales s’appliqueront à nouveau. Les comportements et rituels prescrits, comme notamment les actes de violence pour nettoyer la société du mal, vaincront les forces malveillantes. Ces cultes de la crise– nés dans la plupart des sociétés qui font face à la destruction, de l’Île de Pâques aux autochtones américains au moment de la Ghost Dance (la “danse des esprits”) en 1890 – créent des tribus hermétiquement fermées. Nous sommes déjà profondément engagés dans cette voie. J’ai passé récemment un week-end dans la Second Presbyterian Church à Elizabeth, dans le New Jersey, où j’ai aidé à trier des piles de vieux livres, d’archives de l’église, de fleurs en plastique, d’habits de chœur usagés et autres détritus qui étaient les vestiges poussiéreux de cette congrégation de la classe ouvrière blanche qui a occupé ces bancs durant des décennies. Elizabeth a été dévastée par la fermeture de l’usine Singer en 1982, qui avait été construite en 1873 et avait eu jusqu’à 10 000 ouvriers. Les Afro-Américains de l’usine, environ 1000, travaillaient principalement dans une fonderie qui fabriquait les parties en fonte des machines à coudre. Le travail était mal payé et dangereux. Les travailleurs blancs, pour la plupart allemands, italiens, irlandais, juifs, polonais et lituaniens, dominaient à l’étage de l’usine dans des fonctions plus sûres et à la paie meilleure. La ville était construite autour de l’usine tentaculaire. Des générations d’habitants ont construit leur vie et leur famille sur la base des emplois Singer ou des revenus qui en découlaient indirectement. Et ensuite, après un long déclin, l’usine a disparu. L’année où Singer a fermé son usine – vaisseau amiral d’Elizabeth – il y a eu 2 696 autres fermetures d’usines à travers les États-Unis, provoquant 1 287 000 pertes d’emplois. Ceux des salariés de Singer qui avaient moins de 55 ans ont entièrement perdu tout droit à une retraite, même s’ils avaient travaillé pendant des décennies pour cette société. Les petites entreprises de la ville qui dépendaient de l’usine ont fait faillite. Dans les villes post-industrielles à travers les États-Unis il apparaît maintenant clairement, avec le passage des années, que les bons emplois alors fournis par des usines comme Singer ont disparu pour toujours. La colère refoulée et la frustration de la classe ouvrière blanche a donné naissance à de sombres pathologies de haine. La haine est dirigée contre ceux qui ont une couleur de peau ou une ethnie différente qui semblent avoir annoncé les changements qui ont détruit les familles et les communautés. Ces sentiments, palpables pendant les meetings de Trump, vont perdurer après sa campagne même si, comme je le suppose, les élites du parti l’écartent. C’est une force extrêmement dangereuse. Elle est annonciatrice de violences contre tous ceux qui sont apparemment sortis de l’exclusion aux dépens de la classe ouvrière blanche – les Afro-américains, les musulmans, les sans-papiers, les homosexuels, les féministes, les artistes, les intellectuels – et va alimenter l’essor d’un fascisme christianisé. “Plusieurs générations de la même famille travaillaient pour Singer,” selon le Révérend Michael Granzen, ministre de l’église d’Elisabeth, à propos des travailleurs blancs qui ont perdu leur emploi. “Ils ont souffert, lorsque l’usine a fermé, pas seulement d’une perte économique mais aussi d’une perte d’identité. Ils étaient privés de leur routine quotidienne au travail. Ils ont perdu des liens sociaux. Ils n’avaient désormais plus d’objectifs générationnels. Ils ont perdu l’espoir en l’avenir. Ils ne pouvaient plus compter sur un revenu régulier, une couverture maladie et une retraite assurée. Les mariages et les quartiers étaient déchirés. Il y a une augmentation des violences domestiques, de la consommation de drogue, de l’alcoolisme et des crimes. “Beaucoup d’ouvriers blancs ont pris comme boucs émissaires les nouveaux travailleurs noirs et latinos, auxquels ils reprochent la fermeture de l’usine,” dit-il. “Le racisme blanc est largement dû à cette perte d’estime de soi. Cela a à voir avec la peur du nihilisme. Cela crée une fausse grandeur pour compenser une profonde insécurité. Nous voyons cette dynamique se développer dans les villes post-industrielles à travers le pays.” La plupart de ces anciens sites de fabrication ont vu les Blancs fuir. Les Hispaniques et les Noirs, vivant dans une terrible pauvreté, peuplent maintenant les quartiers en déclin. Soixante pour cent de la population d’Elizabeth sont composés de Latinos, la plupart d’Amérique centrale. Elizabeth, comme beaucoup d’autres villes, est devenue une nouvelle colonie de pauvres. Elle aide à fournir les corps qui nourrissent le système d’incarcération de masse. Et, avec d’autres centres urbains en souffrance, a été transformée en un dépotoir toxique. “Les risques environnementaux se sont multipliés durant les années qui ont suivi la fermeture de Singer,” m’a dit Granzen. “Tout comme d’autres villes expérimentant le déclin industriel au New Jersey – comme Camden, Newark, Trenton et Patterson – des structures politiques contrôlées par les Blancs sont devenues des dépotoirs de déchets dangereux et toxiques dans les villes comme Elizabeth, qui avait déjà son propre héritage toxique. La philosophie de profilage racial qui déprécie la valeur des entités non blanches s’est reflétée dans le racisme environnemental. Les vies des non blancs ont été considérées comme de valeur inférieure.” Les formes insidieuses du racisme institutionnel qui définissent l’Amérique explosent alors que s’approche la mort sociétale. Elles s’expriment dans des manifestations de violence raciale. Des groupes d’autodéfense blancs, obsédés par l’idée d’empêcher de nouveaux changements, s’engagent dans le même usage aveugle de la force meurtrière pratiqué par la police contre les personnes de couleur désarmées. L’échec persistant du gouvernement à réintégrer la classe ouvrière dans l’économie, à donner de l’espoir aux gens, nous condamne tous. Platon commence “La République” par Socrate allant au port de Pirée, le lieu le plus décadent de l’Athènes antique. Il était plein de tavernes et de bordels. C’était le refuge des voleurs, des prostituées, des soldats et des bandes armées. Les marins égyptiens, mèdes, allemands, phéniciens, carthaginois et autres étrangers – les Athéniens les regroupaient sous le terme de Barbares – se réunissaient le long du front de mer. Le port était également le lieu où la flotte de guerre athénienne, constituée de trirèmes noires aux béliers recouverts de bronze à la proue, était stationnée en rangées dans les hangars à bateaux. Ces vaisseaux de guerre ont participé à transformer Athènes d’une ville-État démocratique en un empire au Ve siècle avant J.C. Et, comme l’ont compris Platon et son disciple Aristote, la construction d’un empire, de tout empire, détruit la démocratie. La polis grecque, ou cité-État, vite absorbée par l’empire macédonien, était le noyau qui – comme les premiers hôtels de ville de la Nouvelle Angleterre aux États-Unis – a permis à l’individu d’être un homme politique, d’avoir une institution et une voix. Or, les empires requièrent un gouvernement centralisé et autoritaire qui n’a pas besoin du demos (peuple). La démocratie grecque, toujours patriarcale, s’est éteinte avec le développement de l’empire. La corruption et la soif de pouvoir ont défini les nouvelles élites dirigeantes. Les citoyens, comme dans notre système de “totalitarisme inversé“, sont devenus inutiles. Comme l’a remarqué le général athénien Thucydide, la tyrannie qu’Athènes a imposée dans les confins de l’empire, elle se l’est imposée à elle-même. Athènes, comme les États-Unis des siècles plus tard, était rongée de l’intérieur par les forces corrosives de l’empire. Les moyens de contrôle brutaux utilisés initialement dans des endroits lointains de l’empire – dans notre cas par des polices militarisées, des drones, la suspension des libertés civiles, la surveillance systématique et l’incarcération de masse – ont migré vers le pays d’origine. C’est ainsi que meurent la plupart des empires : ils se suicident. La perte de la vertu civique, écrivait Platon, a laissé une population hypnotisée par les illusions vacillantes sur les parois d’une caverne. De telles images distordues de la réalité – nos hallucinations électroniques vont au-delà de l’imagination de Platon – alimentent des croyances et désirs irrationnels. Elles encouragent une existence sans imagination. Nos représentations sont habilement manipulées par les élites pour garder la population divertie et passive. Ceux qui cherchent à questionner ces illusions sont, Socrate nous en avertit, généralement attaqués et tués par la foule, qui ne veut pas que ses mythes réconfortants soient mis à mal. Lorsque la réalité est trop difficile à supporter, une population ne recherche pas la liberté et la vérité; elle devient le complice de son propre asservissement. L’épicurianisme, la réduction de la vie à la poursuite de plaisirs individuels et éphémères, séduit le public. Le cynisme règne. La suspicion est partout. La communauté se décompose, et, comme l’écrit Platon, “tout tourne mal lorsque, dépourvus de toute chose bien dans leur vie, les hommes se tournent vers les affaires publiques en espérant y trouver la joie dont ils ont soif. Ils se mettent à se battre pour le pouvoir, et leur conflit fratricide les détruit, eux et leur pays.” Cet effondrement crée un monde imaginaire “où les hommes se battent les uns contre les autres pour des ombres imaginaires et se disputent le pouvoir, comme si cela était un grand prix…” A la fin, la mort arrive comme un soulagement. Nous ne sommes pas plus immunisés contre les forces du déclin et de la mort que ne l’étaient l’Athènes antique, l’Egypte des pharaons, l’ancienne Rome, les Mayas, les Aztèques, l’Île de Pâques, la société féodale européenne de seigneurs et serfs, et les empires monarchiques européens du début du XXe siècle. La nature humaine n’a pas changé. Nous réagirons comme ceux avant nous ont réagi lorsqu’ils ont été confrontés au déclin. Nous serons de plus en plus consumés par des illusions. Nous chercherons à arrêter le temps, pour empêcher le changement, pour faire nôtre une pensée magique dans un effort désespéré pour revenir à un passé idéalisé. Beaucoup souffriront. Cette fois-ci, le déclin sera planétaire. Il n’y aura pas de nouvelles terres à conquérir, pas de nouveaux peuples à assujettir, pas de nouvelles ressources naturelles à piller et exploiter. Le changement climatique nous donnera une leçon brutale sur l’arrogance. Le salaire du péché, comme Paul l’écrivait dans ses lettres aux Romains, est la mort – en premier lieu la mort intellectuelle et morale, puis la mort physique. La première, nous l’expérimentons déjà. Il serait rassurant de croire que nous pouvons, en tant qu’espèce, éviter la seconde. Mais si l’on se réfère à l’histoire humaine, nous allons le sentir passer. Et plus ce sera difficile, plus nous chercherons à contrecarrer le changement par la pensée magique, plus notre extinction finale en tant qu’espèce sera assurée. Source : Truthdig, le 10/04/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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