lundi 27 juin 2016

Interview de Romaric Godin sur la situation politique et économique en Espagne

Interview de Romaric Godin sur la situation politique et économique en Espagne

27Source : actualité espagnole, Romaric Godin, 23-06-2016

L'entrée principale du palais de La Moncloa, siège de la présidence du gouvernement espagnol (photographie : El Confidencial)

L'entrée principale du palais de La Moncloa, siège de la présidence du gouvernement espagnol (photographie : El Confidencial)

  • Avant tout, merci d'avoir accepté le principe de cette interview pour notre blog. Rentrons immédiatement dans le vif du sujet : qu'est-ce qui vous a amené, dans le cadre de votre profession et de votre poste au sein du journal La Tribune, à vous intéresser à l'Espagne, entre autres sujets ? Diriez-vous que c'est un pays qui vous attirait a priori ?

Pas spécialement a priori. Mes intérêts allaient plutôt au départ vers l'Allemagne, où j'ai vécu six ans, ou vers l'Italie. Mais mes travaux sur la crise européenne et ses conséquences m'ont amené à m'intéresser à ce pays qui est plus méconnu qu'on le croit souvent en France. J'ai découvert un pays complexe, avec une histoire riche, une diversité remarquable et une pensée politique originale. De quoi essayer d'aller plus avant encore dans l'étude de l'Espagne pour tenter de comprendre et de faire comprendre sa réalité aux lecteurs français et francophones.

  • Pensez-vous que les élections générales du 26 juin vont aboutir à un nouveau blocage institutionnel en Espagne ? Si non, dans quelle mesure permettront-elles, selon vous, de parvenir à la formation d'un gouvernement ? Ce dernier pourra-t-il être stable et durable ?

La question est difficile. La réponse dépend de plusieurs facteurs qui ne seront connus qu'après le 26 juin : le poids respectifs des partis, celui de la « gauche » et de la « droite », la nature des négociations sur la question catalane, les développements internes au PP et au PSOE, etc. Ce qui est certain, c'est que le jeu politique espagnol a changé durablement l'an dernier en passant de la bipolarité à un jeu à quatre. Dans ce cadre, avec des acteurs nouveaux, Citoyens et Podemos, qui se définissent en rupture et des acteurs anciens, PP et PSOE, qui semblent difficilement conciliables, la formation d'un gouvernement relève de la gageure. Toute tentative sera naturellement instable et le système politique espagnol devra s'adapter à cette nouvelle donne en faisant des tentatives et des essais sans doute multiples. Il en résultera nécessairement une clarification, mais elle prendra du temps. Pour moi, l'Espagne est entrée dans un nouveau régime, celui issu de la transition de 1975-1978 est clos. Le processus est nécessairement long et douloureux.

  • Le Parti socialiste ouvrier espagnol a beaucoup à perdre ce dimanche, puisqu'il pourrait être dépassé dans les urnes par la coalition Unidos Podemos. A-t-il un moyen de sortir la tête de l'eau ? Pensez-vous qu'il va accepter le principe d'une coalition avec Unidos Podemos dans le seul but de barrer la route de La Moncloa au Parti populaire ?

Le PSOE est face à son histoire. Il subit une dégradation qui n'est pas propre à l'Espagne. La social-démocratie « centriste » traverse une crise dans toute l'Europe et, de ce point de vue, le PSOE résiste même mieux que ses « frères » néerlandais, irlandais ou grec grâce à son implantation locale, notamment en Andalousie. La participation du PSOE aux mesures d'austérité et sa déconnexion des attentes d'une partie de l'électorat expliquent cette décadence. La mécompréhension de la situation en Catalogne, une de ses places fortes dans les années 2000, a encore aggravé le mouvement.

Le PSOE n'a pas trouvé le moyen de freiner cette dégradation de son audience. En fait, il ne le peut pas en raison de l'influence de ses barons qui le poussent à un conservatisme qui le rend politiquement de moins en moins « utile ». Du coup, il est pris en tenaille entre les deux forces montantes, Citoyens et Podemos. Le premier joue sur le renouvellement et une certaine innovation en termes de mesures économiques pour attirer les électeurs centristes du PSOE, le second joue sur sa volonté d'incarner la gauche et de faire davantage participer les gens aux décisions. Quoi que fasse le PSOE, il risque de perdre désormais des voix à gauche ou au centre. Il est piégé.

Dans ce contexte, que fera-t-il après l'élection ? Je ne pense pas que l'alliance avec Unidos Podemos soit acquise compte tenu du poids du « social-libéralisme » au sein du PSOE et du rejet de la plurinationalité de l'Espagne. Il y aura une lutte serrée au sein du parti pour déterminer la ligne à suivre, mais mon avis est qu'une abstention permettant à une alliance PP-Citoyens sans Mariano Rajoy de gouverner est plus probable qu'une union avec Unidos Podemos.

Dans tous les cas, ces discussions affaibliront encore le PSOE. En cas d'alliance à gauche, il risque de devenir ce que le PCF a été pour le PS après 1980 en  France, de façon inversée : un parti de plus en plus inutile qui laisse la place à la force montante, et laisse dominer Podemos au centre-gauche.S'il permet au PP de rester au pouvoir, le PSOE va encore perdre de sa signification. À mon sens, il est voué à jouer un rôle secondaire à l'avenir.  C'est ici, peut-être, un des éléments clés de la résolution de la crise politique actuelle en Espagne.

  • Bien entendu, l'arithmétique fait partie de la démocratie. Mais croyez-vous qu'une coalition organisée autour d'Unidos Podemos, qui pourrait obtenir 80 à 83 sièges selon les derniers sondages, soit réellement viable et représentative ? Le PSOE devait organiser, suite aux élections générales de 2015, un gouvernement autour de 90 députés, ce qui était déjà très juste…

En régime parlementaire, la coalition est normale et c'est l'addition des forces qui compte. La SPD allemande a longtemps gouverné dans les années 1970 après des défaites électorales face à la CDU/CSU grâce aux Libéraux qui décidaient alors de la politique de la RFA avec 5 % à 8 % des voix…

Ce qui compte, c'est la cohérence politique des coalitions. Si la coalition dispose de buts clairs et d'ambitions affichées acceptées par les partis qui la composent, elle est aussi solide et légitime que les autres partis. Ce sera tout l'enjeu des négociations entre le PSOE et Unidos Podemos. Le risque, en effet, c'est une coalition A MINIMA pour s'emparer du pouvoir. Dans ce cas, un problème de légitimité peut en effet apparaître et nuira au parti qui a fait le plus de concessions.

  • Pedro Sánchez n'a-t-il pas toutes les chances de perdre la direction du PSOE dans les semaines à venir étant donné le désastre annoncé pour ce dimanche ? Qui pourrait le remplacer au poste de premier secrétaire de la formation ? Susana Díaz ? Quelqu'un d'autre ? Cela aura-t-il une influence sur la politique parlementaire du parti ?

Pour moi, Pedro Sánchez n'a aucune chance de rester à la tête du PSOE en cas de SORPASSO du parti par Unidos Podemos dimanche. Il est détesté par les barons et il ne pourra plus prétendre à la présidence du gouvernement. Il aura du mal à mener des négociations avec Unidos Podemos compte tenu de cette situation de faiblesse. Plus globalement, le PSOE va devoir choisir entre le PP ou Podemos et la lutte pour la direction du parti se jouera autour de ce choix. Susana Díaz est une candidate sérieuse, mais c'est la candidate d'une opposition laissant la place au PP, puisqu'elle rejette Podemos en raison de son refus de la politique territoriale de ce dernier. Elle va devoir imposer ce choix. Pour cela, elle devra aussi ne pas subir de défaite trop lourde en Andalousie dimanche. Sinon, il est difficile de déterminer qui pourra sortir gagnant d'une lutte interne au PSOE, c'est d'ailleurs un des problèmes du parti aujourd'hui : il n'a pas de vraie et crédible relève.

  • Mariano Rajoy devrait-il passer la main afin de permettre au parti Citoyens de soutenir le PP et peut-être même au PSOE de s'abstenir lors d'une investiture ?

Mariano Rajoy a joué le pourrissement de la situation pour s'imposer comme le seul capable de sortir le pays du blocage. Mais il est très affaibli par sa politique d'austérité et les scandales à répétition au sein du PP. Le dernier, sur les scandales « truqués » en Catalogne, risquent d'achever sa vie politique. Il semble difficile pour Citoyens comme pour le PSOE de le laisser désormais à La Moncloa. Si le PP veut continuer à gouverner, il devra lui demander de partir. Et ce ne sera pas facile. Or, tant que Mariano Rajoy sera là, le blocage politique perdurera. Sa stratégie pourrait se retourner contre lui : il deviendra alors le responsable du blocage et non sa solution.

  • Unidos Podemos n'a pas l'intention de sortir de la zone euro et de l'Union européenne. Il n'en a d'ailleurs jamais réellement eu l'intention. Croyez-vous que son programme social, déjà modéré par rapport aux revendications de 2014, soit viable dans ce cadre ? François Hollande avait promis une renégociation des traités et du pacte de stabilité, avec le succès que l'on connaît. Pablo Iglesias aura-t-il plus de chance que le président français ?

Bruxelles a accordé un délai à l'Espagne et au Portugal pour revenir dans les clous budgétaires. Mais derrière cette annonce, il existe des nuances : la Commission a imposé des concessions importantes au gouvernement portugais et Mariano Rajoy s'est apparemment engagé à réduire les dépenses après les élections. Il est donc peu probable que Bruxelles accepte de valider un programme comme celui d'Unidos Podemos. C'est du reste un des arguments du PSOE pour refuser l'alliance avec ce parti.

S'il parvient au pouvoir, Pablo Iglesias devra donc faire des concessions. Il sera, en théorie, en position plus forte que la gauche portugaise qui se contente de soutenir le gouvernement PS sans y participer. Il sera naturellement pris dans une contradiction entre la volonté de prouver sa capacité de changer la politique et les concessions à Bruxelles et au PSOE. Il n'est pas sûr que Bruxelles lui offre une chance : la Commission a été très critiquée au Nord de l'Europe pour son « laxisme » et l'affaire grecque a montré que l'arrivée au pouvoir de la gauche à un poste de gouvernement (ce qui n'est pas le cas au Portugal) provoquait une certaine panique au sein des dirigeants européens. Il y a fort à parier que beaucoup à Bruxelles, La Haye ou Berlin voudront « casser » une expérience de gauche en Espagne, alors même que le SPD allemand réfléchit à une alliance sur sa gauche en 2017. La marge de manœuvre de Podemos sera donc réduite.

  • Officiellement, Pablo Iglesias et les siens sont favorables à un référendum d'autodétermination en Catalogne tout en défendant l'idée d'une permanence de la région au sein de la nation espagnole. C'est ce qui amène certains analystes à affirmer que Podemos propose une troisième voie entre l'indépendantisme catalan et l'unionisme incarné par la droite. Mais peut-on réellement le penser lorsque l'on constate que Podemos, ses alliés ou ses filiales agissent régulièrement, pour ne pas dire systématiquement, contre l'unité nationale et contre tout ce qui rappelle l'Espagne, au moins d'un point de vue symbolique ?

La vision de Podemos est celle d'une Espagne « plurinationale ». C'est une position qui est fortement rejetée dans beaucoup de milieux en Espagne parce qu'elle mettrait en danger l'unité de la nation espagnole. Mais les indépendantistes catalans, par exemple, y voient une façon de « sauver » l'Espagne. Tout dépend du point de vue.

Pour ma part, mais je conçois que c'est une position contestable, il me semble que l'Espagne ne peut refuser de prendre en compte sa diversité et de réfléchir à la façon dont on peut être à la fois Espagnol et Catalan ou Espagnol et Basque. Tout rejet de la reconnaissance du fait national en Catalogne, par exemple, conduit à renforcer l'idée d'une incompatibilité entre ces deux identités et donc à la volonté d'une rupture. La position de Podemos est une position assez pragmatique qui vise à éteindre l'indépendantisme par deux éléments : un référendum qui serait perdu par les indépendantistes et mettrait fin à leur ascension politique (sur le modèle québécois, par exemple) et une fédéralisation reconnaissant la diversité nationale pour « désarmer » les sécessionnistes. C'est une politique qui semble plus porteuse, à mon sens, que celle du PP qui a alimenté l'indépendantisme par sa rigueur.

Il est vrai, cependant, qu'en Catalogne, l'alliance de Podemos est constituée en partie d'indépendantistes et que cela nuit à la cohérence de cette politique. Mais la question se pose moins pour Podemos que pour l'Espagne : comment traiter la montée de l'indépendantisme catalan ? Comment accepter la persistance au sein du pays d'autres nationalités ? Doit-on limiter la nation espagnole à ses seules formes castillane ou andalouse ?

  • Entre les dissensions qui secouent la coalition gouvernementale, la baisse de régime du processus séparatiste et les graves problèmes socioéconomiques régionaux, peut-on dire que l'indépendantisme catalan est mal parti ? Croyez-vous que Carles Puigdemont puisse le mener à bien ?

L'indépendantisme catalan traverse une crise mais reste la première force politique régionale. La crise entre Junts pel Sí et la CUP relève d'une différence de conception fondamentale, mais elle pose surtout une question existentielle pour la CUP. Place-t-elle la lutte contre l'austérité et contre le capitalisme avant l'indépendance ou n'envisage-t-elle pas l'une sans l'autre ?C'est le débat qui déchire le parti aujourd'hui et qui risque de lui coûter cher. Carles Puigdemont a décidé de clarifier la situation par sa question de confiance : cette dernière va forcer la CUP à choisir. C'est une stratégie assez fine pour en finir avec l'ambiguïté de la CUP. En cas de nouveau scrutin, la majorité parlementaire indépendantiste sera menacée, mais le problème est qu'il n'existe pas en Catalogne d'alternatives majoritaires à l'indépendantisme. À moins d'une alliance peu probable allant de Podemos au PP, mais sur quel programme ?

Junts pel Sí n'est donc pas sûr de pouvoir mener à bien sa feuille de route dans les temps, mais la pression indépendantiste va se maintenir. Pour gouverner la Catalogne, il faudra trouver d'abord, principalement avec Podemos et EUiA, une entente sur une solution démocratique à la question de l'indépendance. Ce pourrait être presque plus commode qu'avec la CUP…

Mariano Rajoy et le président régional catalan, Carles Puigdemont (photographie : EFE et La Vanguardia)

Mariano Rajoy et le président régional catalan, Carles Puigdemont (photographie : EFE et La Vanguardia)

  • À terme, une indépendance de la Catalogne est-elle envisageable ? Et est-elle souhaitable ?

Compte tenu du fossé politique existant entre la Catalogne et l'Espagne, l'indépendance me semble possible, même si elle n'est pas certaine. De plus en plus de Catalans n'envisagent plus d'évoluer dans le cadre espagnol et la réponse espagnole brise de plus en plus de ponts. Si l'Espagne ne propose pas de modèle alternatif convaincant et si les indépendantistes s'unissent à nouveau, l'indépendance sera une option crédible. Sa condition sera cependant qu'elle soit majoritaire et dépasse le cadre linguistique pour s'ancrer dans les populations originaires d'autres régions. Ce n'est pas une option impossible, à mon sens.

Quant à savoir si elle est souhaitable, je ne me prononcerai pas. Tout changement comporte des risques et des avantages. L'Espagne serait bien sûr affaiblie et un processus de séparation est toujours complexe. Mais si le peuple catalan le décide démocratiquement, il sera difficile d'ignorer son choix. L'indépendance de la Catalogne ne signifiera pas cependant la fin de la coopération, y compris financière et humaine avec l'Espagne. Et pour cela, il est essentiel de maintenir un dialogue entre les deux entités dès à présent.

  • Croyez-vous que des solutions comme le fédéralisme du PSOE ou la reconnaissance d'une « spécificité catalane » avec de nouvelles compétences (c'est la proposition d'Unidos Podemos) soient applicables et constituent des réponses durables aux problèmes territoriaux espagnols ?

Ces options sont intéressantes, mais dans le contexte politique actuelle, elles semblent insuffisantes. Il s'agit dans le cas du PSOE de revenir avec des garanties constitutionnelles au statut de 2006, censuré en partie par la Cour constitutionnelle en 2010 et qui est la source du mécontentement catalan. Unidos Podemos va plus loin avec la reconnaissance des « nations ». Mais, aujourd'hui, ces propositions posent deux problèmes. Le premier, c'est le refus de tout compromis de ceux qui ont une vision unifiée de la nation espagnole et le second est le refus des indépendantistes qui veulent rompre avec l'État espagnol. Ces propositions n'ont donc pas une base populaire et parlementaire suffisante pour s'imposer. C'est pourquoi un référendum peut être une sortie de crise en cas de « non » à l'indépendance : devant leur défaite, beaucoup d'indépendantistes devront trouver une autre solution que la rupture et le fédéralisme peut en être une. La discussion sur la réorganisation pourra alors s'engager. Évidemment, ceci suppose de prendre le risque de la rupture. Mais le risque inverse existe : en niant la montée de l'indépendantisme, on peut l'attiser, y compris dans d'autres régions espagnoles comme le Pays basque, où le référendum devient aussi populaire.

  • Le PSOE prône un fédéralisme aux contours flous, Unidos Podemos est favorable à des référendums d'autodétermination, le Parti des Socialistes catalans n'est pas au clair avec la question séparatiste, des pans entiers de la gauche espagnole ont purement et simplement cessé de défendre l'unité du pays, le PP est englué dans ses problèmes et dans son attentisme, etc. Y a-t-il encore quelqu'un pour défendre l'intégrité de l'Espagne ? Le pays n'est-il pas condamné, à terme, à se fragmenter au-delà même du problème catalan ?

Le parti Citoyens se présente comme le défenseur de l'unité espagnole et d'une vision nationale unifiée. Il peut incarner cette défense de l'intégrité de l'Espagne. Mon point de vue est que le problème catalan peut être une chance pour l'Espagne d'engager la discussion, que j'ai évoquée, sur ce que signifie être espagnol et sur la gestion de la diversité nationale du pays. L'histoire espagnole n'a pas permis, comme en France, de faire reculer suffisamment les identités régionales. Aujourd'hui, il faut réfléchir à un moyen de les prendre en compte au-delà du compromis de 1978 qui semble caduc sur le plan national comme il l'est devenu sur le plan politique. La phase de transition est donc délicate et turbulente, là aussi. Et il existe un vrai risque de voir l'Espagne se fragmenter. Nier ce risque en voulant « pénaliser » l'indépendantisme est à mon sens la plus sûre façon d'y parvenir. Mais il faut des politiques capables de construire des compromis sur ce terrain. Or, la situation politique quadripartite pose une forte concurrence au niveau national et n'incite guère à ce type de concessions, car chacun est en risque de sortir du « club des quatre ». Là aussi, il y a un blocage que seul un choix démocratique clair par un référendum pourrait débloquer.

  • Comment voyez-vous les perspectives économiques espagnoles à court et moyen terme ? Les récentes baisses du chômage, couplées à une croissance qui redémarre et à des exportations au beau fixe, sont-elles trompeuses ou traduisent-elles une véritable reprise sur le long terme ?

La reprise espagnole est réelle et vigoureuse. Elle est portée par trois phénomènes principaux. D'abord, une forte dévaluation interne par la baisse des salaires et la hausse de la productivité, source de chômage de masse. Ensuite, la fin des politiques d'austérité qui ont redonné de la confiance aux acteurs économiques. Il y a donc un phénomène de rattrapage des investissements et des dépenses reportés durant la crise. Enfin, par des éléments externes : la politique monétaire de la BCE et la baisse du prix du pétrole et de l'énergie.

Cette croissance va néanmoins ralentir dans les prochains mois et elle reste très coûteuse sur le plan social. L'Espagne est un des pays de la zone euro, avec la Grèce, le plus fragilisé socialement par les politiques menées depuis 2010. Le risque de pauvreté y est très fort, le chômage encore très élevé et les revenus sans dynamique. La croissance acquise par la baisse des coûts a un revers social très lourd qui, in fine, va peser sur la dynamique de la croissance. Le problème du modèle économique espagnol reste entier : l'Espagne est-elle un pays de production bon marché, ce qui exclut tout amélioration de la situation sociale, ou peut-elle monter en gamme, alors que l'industrie espagnole vient juste de rattraper son retard en termes d'automatisation ?

Le pays a clairement besoin d'une politique d'éducation et de formation, mais aussi d'une vraie politique industrielle. Elle aurait un sens au niveau européen dans le cadre d'un vrai projet industriel continental, mais l'UE n'agit pas dans ce domaine. En attendant, le pays est condamné à vivre durablement avec un chômage fort et une pauvreté élevée. Dans ces conditions, le mécontentement politique persistera, ce qui est un problème économique également. Il est d'ailleurs frappant de voir que les quatre partis n'ont guère de projets économiques convaincants.

Le plus grand risque serait que l'Espagne ne tombe à nouveau dans une bulle immobilière qui fera baisser fortement le chômage, mais affaiblira encore le pays. Car cette crise existentielle de l'économie espagnole est encore le fruit de la bulle précédente qui était une façon commode de régler tous les problèmes.

  • Diriez-vous, pour avoir analysé l'Espagne et avoir tenté d'en comprendre les ressorts, qu'il s'agit d'un pays particulièrement complexe, où « tout ce qui est simple devient compliqué », comme le disait José Saramago ?

Un pays aussi ancien et avec une histoire aussi riche et diverse que l'Espagne ne peut être simple. Il est nécessairement compliqué, comme le sont tous les grands pays européens parce que le poids du passé se mêle toujours aux enjeux du présent. L'Espagne est un pays très complexe, très divers et c'est pourquoi il mérite mieux que le regard souvent lointain et caricatural que les Français portent sur lui.

  • Un mot pour conclure ?

L'Espagne est, à mon avis, à la pointe de la rénovation politique au sein de l'Union européenne, comme l'est d'une autre façon l'Italie. La réflexion sur une alliance à gauche, l'agonie du PSOE, l'impasse du PP, l'émergence de Citoyens et la montée des indépendantistes trouvent leur écho, avec des particularités, en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni. L'Espagne est un laboratoire de la transition politique en Europe. Là encore, c'est assez piquant, quand on songe que les analystes politiques français rêvent d'un « modèle allemand » et de sa « grande coalition », alors même qu'une alliance Podemos-PSOE, si elle voit le jour, serait le prélude à un rapprochement SPD-Die Linke en Allemagne.

Sur le plan économique, le constat est inversé. L'Espagne apparaît comme un modèle de redressement, alors qu'elle affiche une croissance déséquilibrée, pas assez riche en emplois et donc intenable sur le plan social. Le modèle actuel de l'Espagne ne peut être que provisoire. Il doit se réinventer pour effacer les effets des « réformes », alors qu'on en fait souvent l'objectif des « réformes » en France.

Source : actualité espagnole, Romaric Godin, 23-06-2016

 

 

Espagne : Podemos recherche activement une coalition avec le PSOE

Source : La Tribune, Romaric Godin, 21-06-2016

L'Espagne aura-t-elle après le 26 juin un gouvernement de gauche avec Sanchez (PSOE) et Iglesias (Podemos) ? (Crédits : Reuters)

L’Espagne aura-t-elle après le 26 juin un gouvernement de gauche avec Sanchez (PSOE) et Iglesias (Podemos) ? (Crédits : Reuters)

Les Espagnols ne voteront que le 26 juin, mais déjà, les grandes manœuvres en vue de la formation d’une coalition gouvernementale ont commencé à gauche. Podemos propose des compromis aux Socialistes sur la question catalane. Mais elles demeurent insuffisantes pour un PSOE sans vrai projet.

Les nouvelles élections générales espagnoles, rendues nécessaires par l’incapacité de former un gouvernement avec le Congrès des députés élu le 20 décembre, aura lieu dimanche 26 juin. Mais, déjà, les grandes manœuvres pour former un gouvernement ont commencé. L’alliance Unidos Podemos qui regroupe le parti issu du mouvement des indignés, les Communistes et les Ecologistes, ainsi que plusieurs mouvements autonomistes régionaux, cherche désormais clairement à former un gouvernement de gauche avec les Socialistes du PSOE.

Nouvelle donne

Cette option était pratiquement impossible après le 20 décembre dans la mesure où l’addition des deux principaux partis de gauche comptait moins de députés que les deux partis de droite, Ciudadanos et le Parti populaire du président du gouvernement sortant Mariano Rajoy (159 contre 163). Le secrétaire général du PSOE, Pedro Sánchez, avait alors tenté de réaliser une alliance contre le PP en signant un pacte avec Ciudadanos et en cherchant l’appui de Podemos. Cette manœuvre avait échoué. Mais en élargissant sa base par le regroupement avec la Gauche Unie, Pablo Iglesias, le leader de Podemos, est désormais en mesure – mathématiquement du moins – de proposer un gouvernement de gauche, ce qu’il appelle une « coalition à la valencienne », s’inspirant de la majorité régionale construite à Valence entre le PSOE, Podemos et les régionalistes de Compromís.

Selon les sondages, Unidos Podemos devrait réussir le sorpasso, le dépassement du PSOE pour la première fois depuis 1933, en sièges comme en voix. Il serait donc en position de force pour négocier. Mais surtout, la loi électorale espagnole donnant une prime de fait aux grands partis, Unidos Podemos devrait compter entre 80 et 90 sièges, contre 69 le 20 décembre. Une poussée qui pourrait assurer, malgré l’effritement du PSOE, une majorité relative à la gauche face à la droite, sinon même une majorité absolue comme l’affirmait quelques enquêtes d’opinion. La constitution d’un gouvernement d’alternance dirigé par Podemos serait donc à portée de main. Et c’est bien pourquoi Pablo Iglesias commence à préparer le terrain.

Le dilemme de Podemos

L’écueil principal de cette alliance « à la valencienne » demeure un point essentiel : le référendum d’autodétermination en Catalogne. Podemos et ses alliés catalans en défendent l’idée non pour assurer l’indépendance catalane, mais pour clore les espoirs des indépendantistes et bâtir une autonomie renforcée de la Catalogne. Électoralement, c’est un élément essentiel qui permet à la liste catalane de Unidos Podemos, En Comú Podem, de capter une partie du vote indépendantiste aux élections générales pour permettre l’organisation du référendum. Le 20 décembre 2015, cette liste avait ainsi obtenu 24,7 % des voix en Catalogne contre 8,94 % lors des élections catalanes du 27 septembre précédent. Un bond de plus de 550.000 voix qui s’explique par cette stratégie.

Podemos doit donc continuer à défendre l’idée du référendum. Le problème, c’est que le PSOE refuse absolument un vote qui pourrait mettre en péril l’unité de l’Espagne. Pedro Sánchez ne peut d’autant pas accepter ce référendum qu’il doit compter avec son opposition interne dirigée par la présidente andalouse, Susana Díaz, qui tient une ligne dure contre l’indépendantisme catalan. Les Andalous sont en effet inquiets du risque de sécession catalan et d’appauvrissement du reste de l’Espagne qui suivrait. Or, Susana Díaz a l’appui des caciques du PSOE, les « barons » qui détestent Pedro Sánchez.

L’équation est donc délicate pour Pablo Iglesias : ou il abandonne le référendum catalan et il s’expose à perdre des voix en Catalogne et à voir ses alliés régionalistes le lâcher, ou il le maintient et son rêve d’une alliance « à la valencienne » avec le PSOE s’évapore. Sur la corde raide, il tente donc une manœuvre pour contenter tout le monde. Lundi 13 juin, lors du débat à quatre à la télévision, il a expliqué que « dans les négociations gouvernementales, il n’y a pas de lignes rouges », laissant entendre que le référendum catalan était susceptible de passer par pertes et profits afin de bâtir un compromis avec le PSOE. Ses propos ont déclenché une panique en Catalogne où Xavier Domènech, le dirigeant d’En Comú Podem, a dû assurer que l’objectif du référendum n’était pas abandonné.

La proposition d’une réforme de l’Etat

Pablo Iglesias a alors tenté de clarifier la situation avec une proposition de programme gouvernemental dévoilé le 20 juin. Dans ce texte de 92 pages, Unidos Podemos propose une évolution constitutionnelle vers la reconnaissance d’un Etat « plurinational ». Il s’agit d’abord de renforcer et clarifier les compétences des communautés autonomes (régions), de réformer le Sénat pour en faire une chambre représentative de ces communautés, un peu sur le modèle du Bundesrat allemand, et de renforcer la voix des régions sur les questions européennes. Le projet considère ensuite qu’il conviendra de faire le distinguo entre « nations » et « communautés » au sein de l’Etat espagnol. Les « nations », qui pourraient être basque, catalane et galicienne, pourrait alors passer des accords, notamment fiscaux, avec l’Etat.

Ce projet est cependant progressif. Comme souvent dans la pensée de Podemos, l’idée est d’imposer les faits progressivement, par la préparation de l’opinion. Xavier Domènech, qui a présenté le texte à Barcelone, a indiqué que l’on avancerait « pas à pas ». La première étape sera la « reconnaissance des nations » et la création d’un « ministère de la plurinationalité » chargé de mener le processus. Et le référendum catalan ? Il est jugé « indispensable », mais il pourrait n’intervenir qu’à l’issue de l’évolution de la structure de l’État et des négociations avec le nouveau ministère.

La stratégie de Podemos

Ce projet a plusieurs fonctions : maintenir l’exigence du référendum, tout en mettant en place une nouvelle structure d’Etat destinée à convaincre les Catalans de demeurer en Espagne. La « fédéralisation asymétrique » que propose Unidos Podemos n’est finalement pas si éloigné de la proposition que faisait fin mai Pedro Sánchez d’un nouveau statut catalan reconnaissant l’existence d’une « singularité catalane ». Il permettrait donc de conserver la confiance des défenseurs catalans du « droit à décider », tout en s’alignant en partie sur les projets socialistes. Le tout avec un atout : celui du temps, au cours duquel beaucoup de choses peuvent changer. Les divisions au sein du camp indépendantiste catalan peuvent amener de nouvelles élections. Après le rejet de son budget, le président de la Generalitat, le gouvernement catalan, Carles Puigdemont, posera en septembre une question de confiance au parlement. Si elle est rejetée, de nouvelles élections seront inévitables et une défaite des indépendantistes sera possible. L’urgence d’un référendum pourrait être alors moins vive pour le nouveau gouvernement espagnol.

Fin de non-recevoir

Mais le PSOE acceptera-t-il un tel compromis ? Rien n’est moins sûr. La reconnaissance de « nations » suppose la reconnaissance de leur droit à l’autodétermination. Le référendum catalan sera donc une conséquence logique et les Basques eux-mêmes pourraient être tentés. Le PSOE, marqué par la lutte contre l’indépendantisme basque, ne veut pas en entendre parler. En réalité, l’attachement à l’unité espagnole des Socialistes rend impossible l’acceptation du projet « dynamique » de Podemos. C’est pourquoi le projet de fin mai évitait le terme de « nation » et proposait un accord proche du statut de 2006 avec des garanties. Pedro Sánchez l’a donc réaffirmé lundi 20 juin : « Pablo Iglesias ne sera pas président du gouvernement car il ne remplit pas les conditions pour l’être »Pour deux raisons : sa politique sociale trop généreuse et son engagement en faveur d’un référendum catalan.

Retour à la case départ

On est donc revenu à la case départ. Certes, Pedro Sánchez refuse de considérer le sorpasso comme acquis et entend se battre pour maintenir l’avance du PSOE, au moins en sièges. Il ne peut donc publiquement accepter les conditions de Podemos. Mais le problème est plus profond. Le PSOE rechigne essentiellement à une alliance des gauches. Après sa défaite annoncée le 26 juin, il va cependant devoir faire un choix. La situation risque d’être inversée par rapport au printemps dernier. Alors, Pedro Sánchez pouvait accuser Podemos de préférer maintenir Mariano Rajoy au pouvoir plutôt que de le soutenir. Désormais, le PSOE devra choisir entre un soutien (actif ou passif) au PP ou un gouvernement sur sa gauche. Dans les deux cas, il sera menacé de marginalisation et de réduction à ses bastions du sud du pays, en Estrémadure et en Andalousie.

Le 26 juin sera sans doute suivi d’une lutte interne intense au sein du PSOE. Susana Díaz l’a déjà entamé. Menacée de voir le PSOE andalou dépassé par le PP local, elle a lancé une campagne fortement anti-catalane qui gêne même les Socialistes catalans. Elle a notamment refusé que les « votes des Andalous servent à payer les privilèges d’Ada Colau », la maire de Barcelone qui soutient En Comú Podem. C’est donc un refus absolu de toute alliance avec Podemos. Susana Díaz sait que si elle parvient à limiter la casse en Andalousie, elle pourrait détrôner, avec l’appui des « barons », un Pedro Sánchez qui aura bien du mal à conserver la direction du parti après le 26 juin.

Sombre avenir pour le PSOE

Dans ce cas, le scénario « à la valencienne » deviendrait improbable. Du reste, on voit mal, compte tenu de l’importance des troupes « sudistes » au sein du PSOE, comment une alliance avec Podemos pourrait être acceptée par la base. Car tout projet d’alliance sera sans doute soumis aux militants et tout nouveau secrétaire général devra s’appuyer sur cette base. Certes, Pablo Iglesias, qui a fait récemment un éloge appuyé de José Luís Zapatero, le dernier président du gouvernement socialiste, tente de flatter les militants du PSOE. Mais il n’est pas certain que ce soit suffisant. Le problème, c’est que l’avenir du PSOE hors d’une alliance avec Podemos s’annonce très sombre. Réduit à un positionnement nécessairement centriste, il risque de se trouver à l’étroit entre Ciudadanos et Podemos et d’être réduit à la fonction de force de soutien du PP. Le dilemme des Socialistes après le 26 juin s’annonce donc insolvable.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 21-06-2016

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