Régis Le Sommier – Comment l'âge numérique et son évolution phénoménale affectent-ils le renseignement et l'intelligence économique ?
Alain Juillet – La guerre économique peut être un formidable moyen de pression et de contrôle pour gagner des positions. Avant, les services récoltaient du renseignement pour faire des guerres militaires ou politiques. Aujourd'hui, l'intelligence économique est une guerre qui utilise les moyens et les techniques du renseignement pour avoir les bonnes informations et gagner des combats. Dans une version plus « habillée », on dira que dans la compétition moderne, les entreprises ont besoin d'être les plus performantes possible, donc, elles ont besoin d'informations. Au-delà de la capacité de l'ingénieur à inventer quelque chose ou du commercial à le vendre, il y a obligation d'avoir recours à de l'intelligence économique appliquée.
Alain Juillet
© Mehdi Fedouach/AFP
Sur le fond, il ne faut pas se faire d'illusions. Nous sommes dans un combat économique majeur, au niveau mondial, parce que dans chaque activité où il existe une position de leadership, ceux qui sont en place veulent la conserver par tous les moyens et ceux qui sont en dessous essayent de trouver les solutions pour prendre la main. Vous ne pouvez pas comprendre l'affaire Alstom avec General Electric si vous oubliez qu'Alstom était devenu leader dans les turbines à gaz. L'opération a pris deux ans, deux ans de guerre contre Alstom avec anéantissement de l'adversaire à la fin. Échec et mat. Pour moi, c'est une opération de guerre remarquablement menée. Dans la guerre militaire, on tue ou on blesse. Dans la guerre économique, les morts, ce sont les chômeurs et les sites que l'on ferme. Il y a aussi l'argent qui change de mains. C'est la même chose lorsqu'on fait du pillage de brevets ou qu'on récupère des petites sociétés ou des start-up. On est dans un monde dur dans lequel les gens ne se font pas de cadeaux. Les techniques du renseignement militaire au sens large sont utilisées car ce sont les meilleures. L'avantage concurrentiel est donné à celui qui a le plus de moyens par rapport à l'autre.
Avec l'affaire de San Bernardino aux États-Unis, on a assisté à une partie de bras de fer entre le monde numérique et le gouvernement américain qui voulait forcer Apple à révéler son algorithme pour avoir accès aux données contenue dans l'iPhone d'un terroriste. Qu'en pensez-vous ?
Il existe deux versions de l'affaire. La première prétend que les « Big Four d'Internet », les quatre grandes sociétés qui dominent le secteur [Google, Apple, Amazon, Facebook], ont une telle puissance qu'elles pourront un jour se déclarer planétaires et se libérer des contraintes des États. C'est terrible. Cela peut amener des catastrophes. La seconde, qui commence à se répandre, raconte que dans les grandes sociétés américaines, les dirigeants sont américains d'abord : « Right or wrong, it's my country » (« Juste ou injuste, il s'agit de mon pays »). Ces grandes sociétés ont beaucoup souffert de l'affaire Snowden. Ce dernier a révélé qu'elles n'étaient pas indépendantes et fournissaient toutes leurs informations à la NSA. Soudain, vous en avez un qui dit : « Je ne veux pas passer mes codes. » Il peut s'agir d'une gigantesque manipulation montée par les Américains pour faire croire au monde qu'on peut se fier à leurs entreprises et tout leur donner puisqu'elles ne fournissent pas les codes à l'État. Vous avez aussi le président Obama qui déclare qu'on ne s'occupera plus des informations concernant les dirigeants des pays européens…
“Quand Trump dit que la guerre en Irak était une erreur, il brise un tabou chez les Républicains”
Après avoir mis sur écoute Angela Merkel…
Exactement. À qui vont-ils faire croire ça ? Maintenant, quelle est la vraie version ? Les deux sont parfaitement crédibles. C'est bien là le problème.
On dit toujours que la France est en retard, que nos services de renseignement mettent du temps à se réformer. Est-ce la réalité?
À la fin du siècle dernier, nous étions vraiment en retard. Aucun doute là-dessus. Nous avions des chercheurs et des start-up très performants, mais nous n'avions pas compris le niveau auquel étaient arrivés les Américains et les Anglais. Nous étions très loin derrière. Une reprise en main a eu lieu dans les services de renseignement, ce qui fait qu'aujourd'hui, sur le plan technique, nous sommes parmi les cinq meilleurs au monde. J'ai bien dit « sur le plan technique ». Parce que sur le reste, nous n'avons pas terminé notre révolution. Bernard Bajolet a opéré beaucoup de changements à la DGSE. Patrick Calvar également à la DGSI. Quand vous regardez les Américains, les Chinois, les Russes ou les Anglais, vous vous apercevez que nous n'avons pas encore tout intégré.
Le centre opérationnel de l'opération Serval à Gao, au Mali.
© Le centre opérationnel de l'opération Serval à Gao, au Mali.
N'est-ce pas dû aux politiques ?
Il reste beaucoup à faire, encore que le politique a fait de gros efforts. Il y a une prise de conscience réelle de l'intérêt des services de renseignement, ce qui ne les a pas empêchés de faire des bêtises énormes. Il est certain que sur la Syrie ou l'Ukraine, les Français se sont trompés. Soit les services ont donné de mauvaises informations, soit ce sont les politiques qui, malgré les informations, ont voulu aller dans un sens qui n'était pas celui de la réalité. Sur la question syrienne, on a ignoré la réalité… À l'époque des conflits en Irak et des quatre journalistes otages en Syrie, nous avions de bonnes relations, non officielles, avec les services syriens. Ces relations nous ont toujours servi. Brutalement, on coupe les ponts. C'est une absurdité totale. À côté de ça, on va se faire manipuler en aidant des gens, prétendument rebelles, alors qu'en réalité il s'agissait d'équipes d'Al-Qaïda poussées par des pays du Golfe. Si on l'a fait, cela veut dire qu'on n'a tenu aucun compte de l'avis des services de renseignement. C'est une faute grave.
Pour résumer, on en arrive à avoir des décisions politiques qui vont contre les intérêts de notre pays ?
Je pense que oui. Dans l'affaire ukrainienne, c'est flagrant. Pour aller dans le sens des Américains, nous n'avons pas anticipé les conséquences de l'embargo contre la Russie. Cela crée des problèmes chez eux, mais regardez ce qu'il se passe chez nous avec l'agriculture ! Nous lui avons coupé son débouché vers la Russie. Ce n'est pas glorieux. Même aux États-Unis, on commence à dire que cette affaire a été montée de toutes pièces par les néoconservateurs américains. La montée en puissance de Donald Trump nous montre que les Américains commencent à laver leur linge sale. Quand Trump dit que la guerre en Irak était une erreur, il brise un tabou chez les Républicains, qui avaient enterré l'affaire. Et pour l'Ukraine, c'est pareil… La semaine dernière, deux articles sont sortis qui s'interrogeaient sur ce que les Américains avaient été faire dans cette histoire. La crise en Ukraine a encouragé tous les trafics, tout ça pour une histoire de radars aux frontières voulus par les néoconservateurs.
“Le cyberespace est une nouvelle dimension dans laquelle la guerre technique est une réalité”
On a aussi donné des arguments à Poutine pour jouer le rôle de l'agressé…
Pour revenir sur le renseignement, nous avons une vraie capacité aujourd'hui. Sur le terrain, les Américains reconnaissent que les meilleurs soldats, à part les leurs, sont les français. C'est un progrès. Ils ajoutent cependant que nous sommes en limite de potentiel. Le technique ne suffit pas, il faut le renseignement humain, l'analyse, un plan de renseignement, mais surtout une prise en compte par les politiques de ces mêmes services.
Donald Trump en campagne pour l'investiture républicaine. Le 13 février, revenant sur l'invasion de l'Irak en 2003, il clame : « Ils ont menti, il n'y avait pas d'armes de destruction massive. »
© Jim Young/Reuters
Y a-t-il nécessité d'adapter notre cadre législatif aux nouvelles problématiques, notamment dans le rapport entre cybersécurité et libertés individuelles ?
Pour qu'un service de renseignement puisse travailler efficacement, il faut qu'il soit intégré dans la stratégie politique, économique et sociale du pays. Avec les derniers attentats, les gens ont compris l'importance des services de renseignement. Ensuite, la contrepartie, c'est qu'un service de renseignement doit être irréprochable et ne pas être soupçonné. Il doit exister une relation ouverte avec le politique, donc un contrôle. Le grand progrès de ces dernières années, c'est la fameuse commission de contrôle du renseignement, créée avec des parlementaires de tous bords. Les choses doivent se faire dans le respect des règles de la République. Le plus grand danger, c'est quand des responsables du renseignement mettent ces organes au service d'un homme ou d'un parti. Un service de renseignement doit être neutre. C'est aux politiques de décider ensuite, mais en aucun cas aux services d'influencer les politiques en ne donnant que des informations allant dans un seul sens. Ça c'est passé aux États-Unis sur l'Irak et, plus récemment, lorsque certains services ont minoré les résultats de la lutte contre Daech. En ce qui nous concerne, sur la Libye comme sur la Syrie, est-ce que les informations données n'ont pas été tendancieuses, sur le mode « Vous voulez que ce soit un diable, et bien moi je vais vous en faire un diable » ? Dans ces cas, on sort complètement des limites de la règle.
Vous venez de nous donner des exemples qui sortent du cadre de la règle…
Justement, c'est pour cela que je milite pour un contrôle. Mais il existe ! Il commence. La commission existe depuis deux ans. C'est un énorme progrès. Ça permettra d'avoir une vision froide et objective et d'éviter les tentations de dérives qui sont humaines mais peuvent aboutir à des catastrophes. Le dernier volet, c'est la cybersécurité. Le cyberespace est une nouvelle dimension dans laquelle la guerre technique est une réalité. On est obligé d'y rentrer. Regardez votre smartphone. Il y a quinze ans, il n'existait pas. Aujourd'hui, vous le consultez en moyenne deux cents fois par jour. On ne peut plus s'en passer. C'est un formidable champ d'action. Il y a un problème de sensibilisation des gens, de compréhension et de protection. C'est bien d'avoir créé l'ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information], mais cela reste petit par rapport à un problème colossal. L'armée américaine, elle, a créé l'arme cyber.
Source : Paris Match, Régis Le Sommier, 05/05/2016
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