Comment une société sans argent liquide pourrait enhardir Big Brother, par Sarah Jeong
Source : The Atlantic, le 08/04/2016 Quand l’argent devient de l’information, il peut informer sur vous. SARAH JEONG | 8 avril 2016 En 2014, Cass Sunstein – à une époque grand manitou de l’administration Obama – a écrit un éditorial plaidant pour une société sans argent liquide, sous prétexte que cela réduirait la délinquance urbaine. Son raisonnement ? Une nouvelle étude a trouvé un lien de causalité apparent entre utilisation du système de transfert électronique (EBT) des prestations sociales et baisse de la criminalité. Dans le cadre du nouveau système EBT, les bénéficiaires de l’aide sociale pourraient maintenant utiliser des cartes de débit, au lieu d’être forcés à encaisser des chèques dans leur totalité – ce qui signifie qu’il y aura moins d’argent liquide en circulation dans les quartiers pauvres. Et moins il y a d’argent liquide dans les rues, concluent les auteurs de l’étude, moins il y a de criminalité. Peut-être que les cambriolages, les larcins, et les agressions ont baissé parce qu’il y avait tout simplement moins à voler facilement. Peut-être, aussi, que les cartes de débit ont dissuadé les gens de dépenser de l’argent en drogues et autres produits du marché noir. Bien que rien ne les empêchait de retirer de l’argent liquide et ensuite de le dépenser illégalement, le fameux “Coup de pouce Sunsteinien” était à l’œuvre – le moindre petit bouleversement dans l’environnement des gens les a dissuadés de commettre des crimes. L’année qui a suivi la publication de l’éditorial de Sunstein, lors d’un incident apparemment sans rapport, un étudiant de l’Université de Columbia a été arrêté et accusé de cinq infractions liées à la drogue, y compris possession avec intention de vendre. Apparemment, ses camarades et ses clients l’avaient payé via l’application Smartphone Paypal appartenant à Venmo. Venmo opère toutes les transactions publiques par défaut. L’application dispose de l’équivalent d’une page d’information d’un réseau social où vous pouvez voir vos amis s’envoyer différentes sommes d’argent, souvent accompagnées d’un court descriptif et de smileys. Le supposé dealer demandait à ses clients d’écrire un descriptif marrant pour chaque transaction, et en le faisant, transformait sa page d’information (et celle des autres) en registre ouvert du trafic de drogue. Rien n’empêchait vraiment les étudiants d’aller à un guichet automatique et retirer de l’argent pour l’utiliser à l’ancienne. Mais cela prend du temps et de l’énergie, alors que Venmo est présent juste dans votre poche. Les meilleurs et les plus brillants membres de l’Ivy League ont été encouragés à se balancer eux-mêmes. Les meilleurs et les plus brillants membres de l’Ivy League ont été encouragés à se balancer eux-mêmes. Dans une société sans argent liquide, l’argent a été transformé en nombres, en signaux, en courants électroniques. Pour faire court : l’information a remplacé l’argent liquide. L’information est rapide comme l’éclair. Elle traverse les villes, les États et les frontières nationales en un clin d’œil. Elle passe à travers de nombreux types de dispositifs, circule de téléphone à téléphone, et d’ordinateur à ordinateur, au lieu d’être enfermée dans ces temples de marbre silencieux que nous appelons banques. L’information ne fait jamais de cliquetis dérangeant dans votre poche. Partout où l’information est rassemblée et circule, deux prédateurs la suivent de près : la censure et la surveillance. Le cas de la monnaie digitale ne fait pas exception. Là où la monnaie devient une série de signaux, elle peut être censurée ; là où la monnaie devient information, elle donnera des informations sur vous. * * * Durant le printemps 2014, le département de la justice commençait à faire l’objet de critiques pour l’opération Choke Point (Goulot d’étranglement), une initiative destinée à décourager ou stopper l’activité des prêteurs sur salaire. Les finalités furent, à première vue, positives, mais les moyens hautement contestables. A ce moment-là, le besoin de protection du consommateur n’était que trop évident, mais le prêt sur salaire était légal et l’est encore. Donc le département de la justice s’est montré créatif et a demandé aux banques et aux organismes de paiement de se plier aux politiques du gouvernement et de faire la police de manière dynamique pour les activités à haut risque. Il a été demandé aux banques de volontairement fermer toutes les sortes d’activités marchandes que les bureaucrates du gouvernement considéraient comme suspectes. Le prix de la résistance était une enquête approfondie du département de la justice. En décembre 2013, le département de la justice avait émis cinquante citations à comparaître à des banques et organismes de paiement. Les protestations les plus véhémentes contre l’opération Choke Point sont venues des activistes pro-armes, comme l’industrie des armes à feu et des munitions qui avait été labellisée à “haut risque”. Mais les armes n’étaient qu’une industrie parmi un étrange mélange de cibles. Les ventes de tabac, le télémarketing, la pornographie, les services d’escortes, les services de rencontres, les jeux en ligne, les marchands de monnaie, les décodeurs du câble, et les “produits racistes” étaient tous explicitement listés sur le site de la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) [agence fédérale américaine dont la principale responsabilité est de garantir les dépôts bancaires, NdT] en tant que “catégories marchandes associées à une activité à haut-risque”. Les critiques de l’opération Choke Point ont vu l’initiative comme une police des mœurs, plutôt que comme une campagne de protection du consommateur. Beaucoup des industries visées – comme la pornographie – pourraient être vues comme moralement peu recommandables. Et dans de nombreux cas – comme pour les armes – de tels jugements moraux étaient hautement politisés. Un commentateur a écrit : “Alors que les cliniques pratiquant l’avortement et les groupes environnementaux sont probablement en sécurité sous l’administration Obama, si ce genre de choses perdurent, elles seront vulnérables aux mêmes tactiques si une administration différente adopte cette même approche de voyou face aux entreprises qu’elle désapprouve.” Pour beaucoup de conservateurs, l’opération Choke Point était une nouvelle offensive libérale dans la guerre culturelle, une attaque dissimulée contre le second amendement. Il n’y a jamais eu de preuve que les armes était l’objectif premier de l’opération Choke Point, mais l’indignation s’est maintenue, alimentée par un nombre alarmant d’histoires de vendeurs d’armes à feu lâchés par les compagnies de carte de crédit ou voyant soudainement leurs comptes bancaires fermés. De la même façon, les acteurs du porno ont commencé à rapporter qu’ils étaient lâchés par le système financier de façon similaire, avec la banque Chase qui fermait les comptes bancaires personnels de “centaines de professionnels du divertissement pour adulte” au printemps 2014. Mais les effets troublants de l’opération Choke Point ne se seraient pas arrêtés là. * * * Eden Alexander s’est sentie malade au printemps 2014. Cela a commencé lorsqu’elle a souffert d’une sévère réaction allergique à un médicament qui lui avait été prescrit. Ensuite, lorsqu’elle a cherché des soins médicaux, les fournisseurs de soins ont refusé de la traiter, en supposant que le problème était l’utilisation de drogues illicites. Alexander est une actrice porno. Selon elle, elle a été profilée et discriminée, et n’a pas réussi à obtenir de soins médicaux. A la fin, elle a développé une infection aux staphylocoques. Elle ne pouvait plus travailler, et elle luttait pour prendre soin d’elle-même, sans parler de ses factures médicales, son appartement, son loyer, ses chiens. Ses amis et ses soutiens – beaucoup étaient également dans l’industrie du divertissement pour adulte – ont commencé une campagne de crowdfunding sur la plateforme GiveForward, espérant couvrir ses frais médicaux. Ils avaient récolté des milliers de dollars lorsque la campagne a été fermée et les paiements gelés. GiveForward a dit que sa campagne avait violé les conditions de service de leur organisme de paiement, WePay : “Les conditions de WePay indiquent que vous ne pouvez pas accepter de paiements ou utiliser le service pour des choses en rapport avec l’industrie pornographique.” Quelques heures après qu’Alexander a reçu la notification par email, et posté à ce sujet sur Twitter, elle a dû être amenée à l’hôpital en ambulance. A différents points de la chaîne, toutes les transactions sont bloquées par des goulets d’étranglement créés par les principaux acteurs tels que Visa, Mastercard et Paypal. La réaction initiale sur les médias sociaux a été de supposer qu’Alexander avait encore une fois fait l’objet de discriminations, et que la campagne de récolte de fonds avait été fermée à cause de l’ostracisme lié à son activité. Il s’avéra toutefois que l’un de ses soutiens avait offert en échange de photos nues des donations pour Alexander, sur Twitter. (Bien sûr, cela soulève seulement la question de savoir comment WePay a découvert ce tweet, et s’ils avaient l’habitude de surveiller les conversations sur Twitter pour toutes les campagnes où ils étaient utilisés.) La suspension des paiements d’Eden Alexander a irrité les personnes bien intentionnées à son égard et ses soutiens. Comment pourrait-il être si difficile d’envoyer à Alexander une petite somme d’argent ? Nous vivons dans un monde où existent de multiples plateformes de crowdfunding, et chaque année amène une nouvelle récolte d’applications de transfert d’argent via téléphone mobile. Dans la société sans liquidités, les paiements sont censés circuler plus librement et facilement que jamais. Bien sûr, l’abondance de services et d’applications mis en avant masquent l’infrastructure qui rend l’opération Choke Point possible en premier lieu. Les transactions empruntent des circuits à travers différentes couches enchevêtrées de vendeurs, d’organismes et de banques. A divers points de la chaîne, toutes les transactions sont bloquées via des obstacles créés par les principaux acteurs tels que Visa, Mastercard et Paypal : ils constituent les goulots d’étranglement d’après lesquels l’opération Choke Point a pris son nom. Les goulots d’étranglement sont des sociétés privées qui ne sont pas seulement sujettes à la réglementation du gouvernement au niveau comptable, mais qui ont démontré une dérangeante volonté de se plier aux demandes extra-légales – si cela renforce les barrages financiers contre les organisations lanceuses d’alertes comme WikiLeaks ou le site internet Backpage, qui héberge des publicités de travailleurs du sexe, et prétendument aussi des publicités pour des trafiquants du sexe. Un peu de pression, et l’entier système financier lâche le dernier paria désigné par le gouvernement. L’opération Choke Point exploite cette tendance à grande échelle. Il est probablement juste de dire que le gouvernement fédéral n’a jamais ciblé Eden Alexander, et que son hospitalisation était une conséquence prévisible de cette simple liste de points établie par la FDIC – la liste qui a placé la “pornographie” avec “l’escroquerie des consolidations de dettes” et “des produits garantissant l’enrichissement”. FDIC Mais des déclarations ultérieures faites par WePay ébauchent une relation de cause à effet entre l’opération Choke Point et l’arrêt de la campagne de crowdfunding d’Alexander, révélant l’ampleur potentielle des répercussions de telles initiatives. « WePay fait face à un examen approfondi de la part de ses partenaires et des réseaux de cartes de paiement dans le cadre de l’application d’une politique, surtout lorsqu’il s’agit d’un contenu adulte, » a écrit un représentant dans un article de blog. « Nous devons faire respecter ces politiques ou faire face à des amendes significatives ou au risque de la fermeture de centaines de milliers de marchands sur notre service. Nous sommes terriblement désolés que ces politiques s’ajoutent aux difficultés qu’Eden affronte. » Là où le paternalisme se transmet directement par un téléphone arabe bureaucratique, des conséquences peu enviables ou mêmes inhumaines sont à prévoir. Lorsque l’on s’intéresse à la liste du FDIC des industries “à hauts risques”, il est surprenant d’y trouver certaines opérant dans des secteurs carrément illégaux (ex. des “escroqueries” et des “pyramides de Ponzi”) ou profitant de vices légaux – paris, vente de tabac et pornographie. Le système de Transfert de Bénéfice Electronique est largement bénin, et est effectivement une tentative d’offrir des services bancaires aux “non-bancarisés” – ce qui en soi pourrait amplement bénéficier à tout un segment de la population, actuellement dépendante de salaires journaliers et d’opérations monétaires en liquide. Cependant, il existe aussi une plus grande tendance, nous pousser vers un monde où une société sans argent liquide offre au gouvernement de nouvelles formes de coercition, de surveillance et de censure. Une société sans argent liquide augure un monde de contrainte, de contrôle et de surveillance, dont les Américains les plus pauvres sont aujourd’hui pourvus en abondance. EBT a poussé les plus vulnérables vers la société sans numéraire ; l’opération Choke Point a utilisé les possibilités de la société sans argent liquide pour faire appliquer ce que ses partisans considéraient comme un projet de protection des consommateurs, et ce que ses critiques ont vu comme une campagne contre le vice. Choke Point s’est propagé à travers la société, évaluant certaines industries comme « à haut risque », la FDIC a fait pression sur le secteur financier pour surveiller et sanctionner des activités légales. Finalement, cet effet a rejailli sur WePay, qui a fini par priver Eden Alexander de sa collecte de fonds. L’épreuve d’Alexander a été rendue possible par notre marche apparemment inévitable vers la société sans argent liquide. Où les paiements électroniques règnent en maîtres absolus, les goulots d’étranglement deviennent plus importants que jamais. Nous n’avons pas toujours eu d’argent liquide en effet, les systèmes de crédit précèdent l’utilisation de l’or et l’argent comme monnaie. Mais il est juste de dire que nous voyons un avenir sans précédent dans lequel la totalité de l’activité financière sera prisonnière d’un même système comptable, celui qui peut être à la fois contrôlé et influencé par une administration étatique puissante et tentaculaire. La société sans argent liquide augmente le risque pour les personnes vulnérables d’être en butte aux difficultés qu’Eden Alexander a rencontrées. Il semble bizarre à première vue qu’un système de protection des consommateurs aboutisse à ce qu’Alexander a subi. Mais la protection des consommateurs et la lutte contre le vice vont dans le même sens : c’est purement et simplement du paternalisme et tout particulièrement un encadrement paternaliste des pauvres. Et lorsqu’il s’agit de lutte contre le vice ce sont particulièrement les pauvres qui ont le plus à souffrir – ils sont tenus à des normes plus élevées que d’autres et sont contrôlés et punis, s’ils s’en écartent. Les bénéficiaires de l’assistance sociale doivent subir un long et intrusif dépistage de drogues. Des femmes (souvent des femmes de couleur) qui marchent dans des lieux « de prostitution » sont harcelées ou même arrêtées parce qu’elles ont simplement des préservatifs dans leur sac à main. Une société sans argent liquide promet un monde de contrainte, de contrôle et de surveillance – toutes choses dont les Américains les plus pauvres sont aujourd’hui pourvus en abondance, bien sûr. Pour le plus vulnérable, la société sans argent liquide n’offre essentiellement rien de neuf, elle élargit seulement la portée de l’actuel État bureaucratique paternaliste. * * * Les pauvres peuvent être touchés de façon disproportionnée, mais la société sans argent liquide affecte tout le monde. Les techno-libertaires relativement privilégiés ont donc longtemps craint la société sans argent liquide, la voyant comme un musée de cire électronique, une des nombreuses érosions de la vie privée de l’ère numérique. Cette crainte a donné lieu à un certain nombre d’innovations, de l’ecash de David Chaum (décrit dans son article de 1985 « Sécurité sans identification : des systèmes de transaction pour rendre Big Brother dépassé »), à l’ultra-médiatique protocole Bitcoin. La crypto-monnaie n’est pas vraiment une priorité fédérale et, tant que c’est le cas, cela peut être un moyen de paiement officieux viable quand les organismes de paiement instituent des blocus. Chaum s’est concentré sur le contournement des moyens de surveillance de l’argent numérique ; le pseudonyme du créateur du bitcoin (ou les créateurs), Satoshi Nakamoto, s’est attaché à enlever aux tiers de confiance le pouvoir d’empêcher ou de renverser des transactions – le même pouvoir qui permet la sorte de censure financière incitée par l’opération Choke Point. Ces crypto monnaies sont des tentatives de créer des ouvertures et des poches de liberté à l’intérieur du futur monde sans argent liquide. Leur succès a été, au mieux, douteux. Je n’ai pas besoin de vous parler de la viabilité d’ecash. Si vous en avez entendu parler, vous la connaissez déjà ; si non, cela vous dit tout. Quant au bitcoin, plus largement adopté, la monnaie numérique a été touchée par une réglementation toujours plus sévère, concentrée sur les plateformes d’échange de bitcoins qui permettent d’échanger du bitcoin contre de la monnaie officielle. Cette tendance à la régulation a recréé les mêmes blocages et goulots d’étranglement que Satoshi Nakamoto avait tout d’abord cherché à contourner. La crypto-monnaie n’est pas vraiment une priorité fédérale et, tant que c’est le cas, cela peut être un moyen de paiement officieux viable quand les organismes de paiement instituent des blocus. Les fournisseurs de moyens de paiement ont bloqué les accès pour WikiLeaks à la suite du Cablegate ; finalement l’organisation a été financée principalement par le bitcoin. Et quand Visa et Mastercard ont arrêté de fournir leurs services à Backpage en 2015, les travailleuses du sexe se sont aussi tournées vers le bitcoin. * * * En juin 2015, Thomas Dart, le shérif du comté de Cook – le plus grand comté de l’Illinois, qui inclut la ville de Chicago – a écrit une lettre ouverte aux principaux processeurs de paiement. « En tant que Shérif du comté de Cook et père et citoyen impliqué, j’écris pour demander que votre institution renonce immédiatement à permettre vos cartes de crédit d’être utilisées pour placer des annonces publicitaires sur des sites web comme Backpage.com. » Backpage est un site Web qui héberge des petites annonces, y compris des annonces d’escortes. Il est tellement connu qu’il a été appelé « le plus grand site d’escortes de l’Amérique. » Selon plusieurs organisations contre le trafic sexuel, c’est aussi un havre pour l’esclavage sexuel. Quelques travailleuses du sexe disent cependant que les empêcher de faire de la publicité revient à les exposer à des dangers. « Avoir la possibilité de faire de la publicité en ligne permet aux travailleuses du sexe de filtrer plus soigneusement les clients potentiels et de travailler à l’intérieur, » écrit Alison Bass. « La recherche montre que quand les travailleuses du sexe ne peuvent pas faire de publicité en ligne et filtrer les clients, elles sont souvent forcées d’aller dans la rue, où il est plus difficile de dépister les clients violents et de négocier des rapports sexuels protégés (c’est-à-dire avec des préservatifs). Elles vont aussi plus probablement devoir dépendre de souteneurs exploiteurs pour trouver des clients. » Les nuances de ce débat n’ont jamais été discutées par un organe législatif ou même une cour de justice. Visa et Mastercard ont immédiatement plié face à la lettre de Dart et le service de Backpage a été arrêté, rendant la publicité presque impossible pour les travailleuses du sexe (et aussi, dit-on, pour les trafiquants). La censure financière pourrait se généraliser, sans la barrière légale de tout droit ou garantie véritables. La lettre ouverte de Dart ressemblait à l’opération Choke Point, mais d’une façon beaucoup plus floue quoique plus menaçante. Si Dart avait fait une action en justice contre Backpage, il aurait sans nul doute échoué devant le tribunal. Le shérif avait déjà perdu un procès contre Craigslist en 2009 à propos de leurs annonces de services érotiques. Bien que Dart se soit clairement identifié comme le Shérif du comté de Cook, en réalité il n’a jamais dit qu’il allait imposer une loi contre Visa, Mastercard ou même Backpage. La lettre a fait référence à la loi fédérale contre le blanchiment d’argent et à l’existence présumée de trafic sexuel sur le site web, mais c’était en substance une missive composée pour semer la peur, l’incertitude et le doute. Comme l’opération Choke Point, c’était une demande d’action volontaire, plus qu’une plainte au pénal, avec acte d’accusation ou injonction. Peut-être que si Visa ou Mastercard avaient bataillé, Dart aurait donné suite à ses menaces voilées de la façon dont le ministère de la Justice a publié des citations à comparaître aux banques défaillantes et aux processeurs. Mais il est impossible de le savoir, car les deux entreprises ont immédiatement capitulé. En décembre 2015, une cour d’appel fédérale en Illinois a accordé une injonction à Backpage contre Dart. L’avis, écrit par l’estimé Richard Posner, attaquait Dart pour avoir tenté « de s’opposer au libre cours des idées et opinions par “l’imposition réelle ou la menace du pouvoir de l’État ou d’une sanction” » en violation du Premier amendement. Au tribunal, Visa a prétendu que « à aucun moment Visa n’a perçu le Shérif Dart comme une menace, » et qu’il avait simplement fait un choix volontaire d’arrêter de travailler avec Backpage. Mais, en juin, le directeur de communication de Dart avait envoyé un courriel informant Visa que le bureau du shérif allait tenir une conférence de presse sur Backpage et le trafic sexuel et que « bien entendu le ton de la conférence de presse changera considérablement si vos cadres jugent bon de rompre les liens avec Backpage et ses imitateurs. » Les mails internes entre les salariés de Visa à l’époque ont mentionné le courriel de conférence de presse de Dart comme « un chantage ». Pour le juge Posner, les tactiques de Dart étaient déconcertantes. Elles pourraient être facilement reproduites, selon la formule « d’une contrainte gouvernementale illégale, incontrôlée, imparable, anarchique… couplée à des menaces de dénonciation de l’activité que le fonctionnaire veut détruire, car la cible de la dénonciation, réticente à reconnaître qu’elle se soumet aux menaces, au lieu de cela, attribuera l’abandon de son activité à la découverte qu’elle heurte ses principes moraux. » Posner ne l’a pas mentionné dans sa note, mais la même tactique avait été appliquée quelques années auparavant, lorsque le sénateur Joseph Lieberman avait convaincu les fournisseurs de services de paiement de fermer les accès à Wikileaks, au moment de la publication des télégrammes diplomatiques du département d’État américain. La septième décision sur le dispositif Backpage est une importante jurisprudence sur le Premier amendement, un correctif indispensable dans une période de blocage financier toujours plus fréquent. Mais une grande partie de la décision sur l’affaire est fondée sur la mise en évidence des tactiques maladroites du shérif Dart, sur la pression évidente que les salariés de Visa ont qualifié par écrit de « chantage ». Qu’arrive-t-il dans le cas d’une affaire plus subtile atterrissant devant un juge aux penchants moins libéraux ? De la même façon que la monnaie papier s’évapore de nos poches et que le pays entier – et même le monde – sont peu à peu plongés dans une société sans argent liquide, la censure financière pourrait devenir invasive, libérée de tous droits légaux ou garanties significatifs. * * * En janvier 2011, peu de temps après la mise en place du blocus financier de WikiLeaks, le fondateur de WePay a posté un Demandez-moi tout sur Reddit, appelant son entreprise l’« anti-Paypal ». Il a écrit qu’il était particulièrement inquiet de la facilité avec laquelle PayPal a gelé des comptes recueillant des fonds pour de bonnes causes. Cela s’est passé un mois ou deux après que les organismes de paiement – y compris PayPal – ont choisi de bloquer WikiLeaks. D’une manière prévisible, un commentateur a posé une question directe sur WikiLeaks. « Théoriquement, vous pouvez utiliser WePay pour recueillir de l’argent de personnes dans vos cercles sociaux et en faire don à qui vous voulez, » a-t-il écrit en réponse. « Ceci dit, nous avons intentionnellement fait profil bas et nous nous sommes contentés d’observer. … Nous sommes fiers de ne pas avoir gelé de comptes, mais dans des cas extrêmes comme WikiLeaks, il y a toujours un risque d’y être contraints par les autorités. » Quatre ans plus tard, la société a semblé avoir décidé qu’une collecte de fonds pour couvrir les frais d’hospitalisation d’une travailleuse du sexe constituait un cas extrême comme WikiLeaks. Source : The Atlantic, le 08/04/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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