Après le vote pour destituer la présidente du Brésil, les membres clés de l'opposition ont tenu une réunion à Washington, par Glenn Greenwald
Source : The Intercept_, le 18/04/2016 Glenn Greenwald, Andrew Fishman, David Miranda Le 18 avril 2016 La Chambre basse du Congrès brésilien a voté la destitution de la présidente du pays, Dilma Roussef, envoyant la procédure devant le Sénat. Dans un acte non intentionnel mais cependant riche de symbolisme, le membre de la Chambre qui a fait passer la destitution au-delà du seuil des 342 voix était le député Bruno Araujo, lui-même impliqué par un document indiquant qu’il aurait reçu des fonds du géant de la construction au cœur du scandale de corruption nationale. Encore plus significatif, Araujo appartient au parti de centre-droit, le PSDB, dont les candidats ont perdu quatre élections nationales d’affilée contre le parti de la gauche modérée de Rousseff, le PT, leur dernière défaite électorale étant survenue il y a juste 18 mois, lorsque 54 millions de Brésiliens ont voté pour réélire Dilma présidente. Ces deux faits à propos d’Araujo soulignent la nature surréaliste et sans précédent des procédures d’hier à Brasilia, capitale du cinquième plus grand pays au monde. Les politiciens et les partis qui ont passé deux décennies à tenter en vain de battre le PT lors d’élections démocratiques se dirigent triomphalement vers le renversement du vote de 2014 en destituant Dilma sur des fondements, comme l’a clairement montré le reportage du New York Times d’aujourd’hui, qui sont, au mieux, douteux à l’extrême. Même The Economist, qui méprise de longue date le PT et ses programmes contre la pauvreté et veut la démission de Dilma, a argumenté “qu’en l’absence de preuve d’un crime, la destitution est injustifiée” et que cela “ressemble à un prétexte pour renverser une présidente impopulaire.” Les procédures de dimanche, conduites au nom du combat contre la corruption, ont été présidées par l’un des politiciens les plus ouvertement corrompus du monde démocratique, le président de la Chambre Edouardo Cunha (au-dessus, au centre), dont on a récemment découvert qu’il avait planqué des millions de dollars sur des comptes à la Swiss Bank, qui ne peuvent avoir des sources autres que la corruption, et qui a menti sous serment en niant auprès des enquêteurs du Congrès avoir des comptes à l’étranger. Sur les 594 membres du Congrès, comme le Globe et le Mail l’ont rapporté hier, “318 font l’objet d’enquête ou encourent des poursuites” alors que leur cible, la présidente Rousseff, “ne fait face, elle, à aucune allégation d’irrégularité financière.” Un par un, les députés corrompus se sont avancés jusqu’au micro s’adressant à Cunha pour voter “oui” à la destitution en proférant être horrifiés par la corruption. En préambule à leur vote, ils ont cité un vertigineux éventail de motifs bizarres, allant “des fondements du christianisme”, en passant par “ne pas être aussi rouge que le Venezuela ou la Corée du Nord”, à “la nation évangélique” et “la paix de Jérusalem”. Jonathan Watts du Guardian a retranscrit une partie de cette farce : Oui, a voté Paulo Maluf, qui est sur la liste rouge d’Interpol pour conspiration. Oui, a voté Nilton Capixaba, qui est accusé de blanchiment d’argent. “Pour l’amour de dieu, oui !” a déclaré Silas Camara, qui est sous le coup d’une enquête pour avoir falsifié des documents et détourné des fonds publics. Il est hautement probable que le Sénat acceptera d’entendre les charges, d’où il résultera la suspension de 180 jours de Dilma en tant que présidente et l’installation du vice-président Michel Temer, du parti PMDB, très favorable au monde des affaires. Le vice-président lui-même est, comme l’a dit le New York Times, “sous surveillance pour des allégations d’implication dans un montage d’achat illégal d’éthanol.” Temer a récemment fait savoir qu’un des candidats favoris pour diriger l’équipe économique serait le P-DG de Goldman Sachs au Brésil, Paulo Leme. Si, après le procès, deux tiers des votes du Sénat sont en faveur de la condamnation, Dilma sera démise de ses fonctions de manière permanente. Beaucoup suspectent que l’objectif principal de la destitution de Dilma est de fournir au public un sentiment cathartique que la corruption a été vaincue, tout cela pour exploiter le contrôle retrouvé par Temer pour empêcher d’autres enquêtes sur les dizaines et dizaines de politiciens réellement corrompus qui peuplent les partis les plus importants. Les États-Unis ont été remarquablement silencieux au sujet de cette tourmente dans le deuxième plus grand pays de l’hémisphère, et cette posture a à peine été discutée par les médias grand public. Il n’est pas difficile de voir pourquoi. Les États-Unis ont passé des années à démentir avec véhémence qu’ils avaient joué un quelconque rôle dans le coup d’État militaire de 1964 qui avait renversé le gouvernement de gauche élu, un coup dont il avait résulté 20 ans d’une dictature de droite, brutale et pro-américaine. Mais les documents secrets et les enregistrements qui ont émergé ont prouvé que les États-Unis avaient activement aidé à manigancer ce coup d’État, et le rapport de la Commission vérité de 2014 au Brésil a apporté la preuve que les États-Unis et le Royaume-Uni ont agressivement soutenu la dictature et même “entraîné des interrogateurs à des techniques de torture.” Ce coup d’État soutenu par les États-Unis et la dictature militaire dépasse la simple controverse actuelle. La présidente Rousseff et ses partisans ont explicitement qualifié cette tentative pour la renverser de coup d’État. Un important député de droite pro-destitution qui attend pour mener campagne et devenir président, Jair Bolsonaro (dont The intercept a dressé le portrait l’année dernière), a explicitement loué hier la dictature militaire et précisément salué le colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, le tortionnaire en chef de la dictature (responsable notoire de la torture de Dilma). Le fils de Bolsonaro, Eduardo, aussi à la Chambre, affirmait qu’il votait la destitution “pour les militaires de 64” : ceux qui ont mené le coup d’État et imposé le régime militaire. L’invocation sans fin de Dieu et de la famille par les pro-destitution hier rappelait le slogan du coup d’État de 1964 : “La marche de la famille avec Dieu pour la liberté.” Tout comme les médias détenus par les oligarques au pouvoir au Brésil ont soutenu le coup d’État de 1964 comme une attaque nécessaire contre la corruption de la gauche, ils se sont unis pour soutenir et impulser l’actuel mouvement de destitution contre le PT avec la même justification. La relation de Dilma avec les États-Unis a été difficile pendant des années, significativement aggravée par ses dénonciations de l’espionnage de la NSA ciblant l’industrie brésilienne, sa population et la personnalité de la présidente, ainsi que la relation commerciale étroite du Brésil avec la Chine. Son prédécesseur, Luiz Inacio Lula da Silva, s’était aussi mis à dos beaucoup d’officiels américains, parmi d’autres choses, en se joignant à la Turquie pour négocier un accord indépendant avec l’Iran sur son programme nucléaire, alors que Washington tentait de former une pression mondiale sur Téhéran. Les initiés de Washington ont fait parfaitement comprendre qu’ils ne considéraient désormais plus le Brésil comme sûr pour le capital. Les États-Unis, bien sûr, ont une longue – et récente – histoire d’orchestration d’instabilité et de coups d’État contre les gouvernements de gauche d’Amérique latine démocratiquement élus qui leurs déplaisent. Au-delà du coup d’État de 1964 au Brésil, les États-Unis étaient au moins un soutien à la tentative en 2002 de renversement du président vénézuélien Hugo Chavez, ont joué un rôle central dans l’éviction du président haïtien Jean-Bertrand Aristide en 2004, et Hillary Clinton, à cette époque secrétaire d’État, a apporté un soutien vital pour légitimer le coup d’État de 2009 au Honduras, simplement pour donner quelques exemples. Beaucoup au sein de la gauche brésilienne pensent que les États-Unis participent activement à l’actuelle instabilité dans leur pays dans le but de se débarrasser du parti de gauche qui a beaucoup compté sur le commerce avec la Chine, et à la place promouvoir un gouvernement plus favorable au monde des affaires et pro-américain qui ne pourrait jamais gagner une élection par lui-même. Bien qu’aucune preuve n’ait émergée en soutien à cette théorie, un voyage aux États-Unis peu médiatisé cette semaine d’un membre clé de l’opposition brésilienne nourrira probablement ces inquiétudes. Aujourd’hui – le lendemain du vote de destitution – le sénateur Aloysio Nunes, du PSDB, sera à Washington pour trois jours de réunions avec des officiels américains mais aussi des lobbyistes et trafiquants d’influence de toutes sortes proches de Clinton et d’autres figures politiques de premier ordre. Le sénateur Nunes rencontre le président et les membres haut placés du Comité pour les relations étrangères du Sénat, Bob Corker, sénateur républicain du Tennessee, et Ben Cardin, sénateur démocrate du Maryland ; le secrétaire d’État adjoint et ancien ambassadeur au Brésil Thomas Shannon ; et participe à un déjeuner mardi organisé par la société de lobbying de Washington, Albright Stonebridge Group, dirigée par l’ancienne secrétaire d’État de Clinton, Madeleine Albright, et l’ancien secrétaire au commerce de Bush et P-DG de la société Kellogg, Carlos Gutierrez. L’ambassade du Brésil à Washington et le bureau du sénateur Nunes ont dit à The Intercept qu’ils n’avaient pas d’information supplémentaire sur le déjeuner de mardi. Dans un email, Albright Stonebridge Group a écrit qu’il n’y a pas “de volet média” dans cet évènement, qui est pour “la communauté des affaires et politique de Washington,” et une liste des participants et des sujets abordés ne devrait pas être rendue publique. Nunes est une personnalité de l’opposition très importante – et révélatrice – à envoyer aux États-Unis pour ces réunions de haut niveau. Il a concouru à la vice-présidence en 2014 sur la liste du PSDB qui a perdu contre Dilma. Il sera, notamment, désormais une des principales figures de l’opposition menant le combat pour destituer Dilma au Sénat. En tant que président du Comité pour les Affaires étrangères du sénat brésilien, Nunes a plaidé à de nombreuses reprises pour que le Brésil se rapproche à nouveau des États-Unis et du Royaume-Uni pour former une alliance. Et – cela va sans dire – Nunes est lourdement impliqué dans des accusations de corruption ; en septembre, un juge a ordonné une enquête criminelle après qu’un informateur, cadre dans une société de construction, a dit aux enquêteurs qu’il avait donné à Nunes 500 000 réaux (140 000 $) pour sa campagne – 300 000 réaux officiellement et 200 000 en pots de vin – afin de remporter des contrats Petrobras. Ce n’est pas la première accusation du genre contre lui. Le voyage de Nunes à Washington était annoncé par Temer lui-même, qui agit déjà comme s’il faisait campagne au Brésil. Temer est furieux de ce qu’il perçoit comme un changement radical et hautement défavorable dans le discours international, qui a de plus en plus décrit la destitution comme une tentative antidémocratique et illégale de l’opposition, menée par Temer lui-même, pour remporter un pouvoir non mérité. Selon Folha, celui qui se veut président a ordonné à Nunes de mener “une contre-offensive en relations publiques” pour combattre ce sentiment mondial grandissant contre la destitution, qui, selon Temer, “démoralise les institutions brésiliennes.” Montrant son inquiétude à propos des perceptions grandissantes sur la tentative de renversement de Dilma par l’opposition brésilienne, Nunes affirmait que, à Washington, “nous allons expliquer que nous ne sommes pas une république bananière.” Un représentant de Temer affirmait pour sa part que cette perception “souille l’image du Brésil sur la scène internationale.” “C’est un voyage de relations publiques,” selon Mauricio Santoro, un professeur de sciences politiques à l’université d’État de Rio de Janeiro, dans une interview accordée à The Intercept. “Le défi le plus important auquel Aloysio doit faire face n’est pas le gouvernement américain, c’est l’opinion publique américaine. C’est là que l’opposition est en train de perdre la bataille.” Il ne fait pas de doute que l’opinion internationale s’est retournée contre le mouvement de destitution des partis de l’opposition. Bien que seulement un mois encore les organes de presse occidentaux dépeignaient les manifestations de rue antigouvernementales en termes élogieux, ils mettent désormais systématiquement en lumière le fait que les fondements légaux pour la destitution sont, au mieux, douteux et que ses meneurs sont bien plus impliqués dans des cas de corruption que Dilma. En particulier, Temer était dit inquiet et furieux, concernant la dénonciation de la destitution par l’Organisation des États d’Amérique, organisation soutenue par les États-Unis, dont le secrétaire général, Luis Almagro, a dit que le groupe était “inquiet de la procédure contre Dilma, qui n’avait été accusée de rien”, et parce que “parmi ceux qui poussent à la destitution se trouvent des membres du Congrès accusés et coupables de corruption.” La tête de l’Union des Nations d’Amérique du Sud, Ernesto Samper, a dit de façon similaire que la destitution “est raison sérieuse d’être inquiet au sujet de la sécurité du Brésil et de la région.” Le voyage à Washington de cette importante figure de l’opposition impliquée dans des cas de corruption, au lendemain du vote par la Chambre de la destitution de Dilma, soulèvera, à tout le moins, des questions sur le positionnement des États-Unis face au renversement de la présidente. Cela nourrira au moins les inquiétudes de la gauche brésilienne sur le rôle des États-Unis dans l’instabilité de leur pays. Et cela met en lumière beaucoup des dynamiques non discutées et pourtant à l’œuvre dans cette destitution, y compris un désir de rapprocher le Brésil des États-Unis et de le rendre plus conciliant avec les intérêts du monde des affaires international et sur les mesures d’austérité aux dépens de l’agenda politique que les Brésiliens ont adopté durant quatre élections nationales d’affilée. MISE À JOUR : Avant la publication, le bureau du sénateur Nunes a informé The Intercept qu’ils n’avaient pas d’information complémentaire au sujet du voyage au-delà de ce qui avait été écrit dans le communiqué de presse du 15 avril. A la suite de la publication, le bureau du sénateur Nunes a indiqué, dans un courrier du 17 avril à l’éditeur de Folha, que – contrairement à ce qui était rapporté – l’appel du vice-président Michel Temer n’était pas la raison de son voyage à Washington. Photo ci-dessus : les députés progouvernementaux tiennent une bannière sur laquelle est écrit en portugais « Cunha ! » Derrière la table de président de la Chambre, Eduardo Cunha, assis au centre, pendant une session de vote sur la destitution de la présidente Dilma Rousseff, à Brasilia, au Brésil, le 17 avril 2016. Source : The Intercept_, le 18/04/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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