Pourquoi Jeremy Corbyn ne veut pas du Brexit, par Romaric Godin
Source : La Tribune, Romaric Godin, 15-04-2016 Le choix était délicat pour le chef du parti travailliste, dont l’euroscepticisme est connu. Mais Jeremy Corbyn est parvenu à prendre une position originale en ménageant l’avenir. Le moment était attendu et il était périlleux pour le chef du parti travailliste, Jeremy Corbyn. Jeudi 14 avril, il a défendu devant un parterre de syndicaliste et d’étudiants, la position officielle de son parti pour le referendum du 23 juin : il a défendu le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Une position qui n’allait pas de soi pour Jeremy Corbyn. Longtemps représentant de la gauche du Labour, il s’était opposé à l’adhésion du pays à l’UE en 1975, puis au traité de Maastricht en 1992, puis au traité de Lisbonne, comme au projet de constitution européenne trois ans plus tôt, en 2008. C’est dire si Jeremy Corbyn était attendu au tournant, en dehors du parti, comme en son sein où ses opposants ne manquent pas. On attendait une implication prudente qui aurait rendu le nouveau dirigeant travailliste responsable d’une éventuelle défaite du vote « Remain » (pour le maintien). Mais, comme souvent, ses adversaires ont sous-estimé le député d’Islington Nord qui a tenté de contourner l’obstacle en se démarquant des arguments habituels des partisans du maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Pas de menace, mais un défiA la différence de nombreux autres Travaillistes et de l’approche de David Cameron, Jeremy Corbyn n’a donc pas menacé l’électeur britannique d’une apocalypse économique et politique en cas de sortie du pays de l’UE (« Brexit »). Il y voit, en revanche, un défi pour le Labour : changer l’UE pour lui donner une nouvelle couleur, plus « sociale. » « Nous voulons former des alliances avec les partis socialistes du reste de l’Europe pour la changer », a-t-il indiqué. Le chef du Labour ne prétend donc pas aimer l’Union telle qu’elle existe, il prétend précisément la modifier. Mais pour la modifier, il faut être à l’intérieur, pas à l’extérieur. « Vous ne pouvez pas construire un monde meilleur si nous ne vous engagez pas dans ce monde », a-t-il résumé.
Soutenir l’UE comme Jeremy Corbyn a jadis soutenu le Labour…La démarche permet donc à Jeremy Corbyn de maintenir ses critiques vis-à-vis de l’UE, sans pour autant être partisan du Brexit. Son discours ne consiste donc pas, comme David Cameron, à prétendre que l’UE « réformée » par l’accord passé à Bruxelles le 18 février est une bonne chose pour le Royaume-Uni : il consiste à faire du vote « Remain » un vote de lutte, un début plutôt qu’une fin. Avec ce discours, Jeremy Corbyn sort du discours « négatif » pour entrer dans un discours constructif. Le chef du Labour appuyé son discours par une comparaison avec sa propre attitude vis-à-vis du parti où il a longtemps été dans une position très minoritaire. « J’ai eu quelques divergences avec la direction que le Labour a adopté les quelques dernières années, certains l’auront remarqué, mais je suis sûr que le bon choix pour moi a été de rester membre du parti », a-t-il ainsi indiqué. Un argument fort quand on se souvient de la distance entre le « socialiste » Jeremy Corbyn et des dirigeants comme Tony Blair ou Gordon Brown. Au moment de la guerre en Irak, par exemple, le député a voté contre la décision martiale de Tony Blair. Si le député isolé a pu devenir chef du parti, les Travaillistes britanniques peuvent espérer, s’ils restent dans l’UE, changer l’Europe… Ne pas laisser le Royaume-Uni aux volontés des conservateursCar – et c’est la deuxième partie de l’argument de Jeremy Corbyn – le Royaume-Uni n’a guère d’alternative d’un point de vue de gauche. La sortie de l’UE ôterait en effet aux Conservateurs les dernières règles qui limitent leur action en matière de dérégulation du marché du travail et de privatisation. D’autant qu’un Brexit pourrait déclencher par contrecoup l’indépendance de l’Ecosse, territoire traditionnellement très ancré à gauche. Le Brexit renforcerait ainsi le poids de l’Angleterre conservatrice et ne placerait aucune limite aux volontés des Libertariennes conservateurs et de l’UKIP – les principaux défenseurs du Brexit. Jeremy Corbyn peut donc défendre l’UE comme un rempart. Rempart insuffisant, rempart réduit compte tenu de l’orientation conservatrice de l’UE, mais rempart néanmoins. « L’UE a aidé à soutenir l’investissement, l’emploi et les protections pour les travailleurs, les consommateurs et l’environnement », a déclaré le chef travailliste. Il faut comprendre cette phrase en négatif : il s’agit non pas de juger là encore l’UE comme un « paradis des travailleurs », mais comme un minimum dont la droite britannique se passerait bien. Et sur lequel il est possible de construire du mieux. S’affirmer comme chef de l’oppositionJeremy Corbyn adopte donc une position politique originale. Il soigne aussi son image de chef de l’opposition en défendant une position qui, faute d’être entièrement la sienne n’en est pas moins celle des militants et des électeurs du Labour. « C’est la position qui a été choisie à l’issue d’un grand débat par le parti. Et c’est le parti que je dirige », a-t-il martelé. Cette affirmation de son pouvoir basé sur le respect de la majorité du parti est un élément central car on a souvent reproché au député d’Islington Nord d’être « coupé » de la masse des électeurs travaillistes et de vouloir transformer le Labour en un parti « gauchiste. » En s’engageant pour le maintien dans l’UE, il rassure les électeurs qui voient en lui un dangereux bolchéviste et il affirme aux militants qu’il n’entend pas diviser le parti. Maintenir le clivage droite-gaucheParallèlement, cet engagement pour le « Vote Remain » n’est pas un ralliement à la position de David Cameron. A la différence de ce que l’on a pu observer lors du référendum du 18 septembre 2014 sur le référendum écossais, il a refusé toute unité de campagne avec les Conservateurs. C’est un élément essentiel, parce qu’il permet de distinguer le vote travailliste visant à rester dans l’UE pour la changer du vote conservateur, heureux de l’UE actuelle. En Ecosse, les Travaillistes avaient été les victimes de l’unité de la campagne pour le « non » à l’indépendance, malgré la victoire de ce dernier. Jeremy Corbyn lui, ne commet pas cette erreur et la campagne pour le 23 juin ne réduit pas ses attaques contre le gouvernement conservateur, bien au contraire. Jeudi, il a lancé une nouvelle fois l’offensive sur la question fiscale contre David Cameron, mais aussi contre l’incapacité de Downing Street à défendre les aciéries menacées de fermeture par le géant indienTata Steel. Ne pas être pénalisé en cas de BrexitEnfin, la stratégie d’une défense « critique » de l’UE lui permettra de se défendre, en cas de victoire du « Leave ». Si le Brexit est finalement décidé par les électeurs britanniques, ce qui n’est pas impossible car sa cote remonte dans les sondages, la faute en reviendra au premier ministre qui prétend avoir amélioré l’Europe, pas aux Travaillistes qui, conscients des insuffisances de l’Union voulait la changer. Jeremy Corbyn n’a pas, du reste, cherché à minimiser ses engagements passés. Il les a même assumés : « Est-ce que je me rétracte sur tout ce que j’ai dit ou fait ? Non. » Un vote en faveur du Brexit signifiera que les Britanniques partagent les critiques de Jeremy Corbyn, sans son espoir. Le leader travailliste ne saurait se démettre dans ce cas, à la différence du premier ministre qui aura alors bien du mal à rester au 10, Downing Street. Du reste, on remarque que les défenseurs du « Brexit » de gauche – minoritaires outre-Manche -, comme le quotidien Morning Star, critiquent certes, les arguments de Jeremy Corbyn, en pointant le déficit démocratique de l’UE, mais ne « regrettent » pas d’avoir soutenu le nouveau chef du Labour. Quant à ses adversaires centristes au sein du parti, ils ne pourront pas lui reprocher de s’être aligné sur leurs positions… Popularité en progressionEn adoptant cette position, Jeremy Corbyn donne encore une fois tort à ceux qui voyaient en lui un ridicule « arriéré » qui menait le Labour dans le mur. Certes, sa nomination, suivie d’une campagne de presse très défavorable et de quelques bourdes, comme le refus de chanter l’hymne national, avait plongé les Travaillistes au plus bas dans les sondages pendant quelques mois. Mais les électeurs ont appris à connaître le nouveau chef de l’opposition. Les erreurs et la division des Conservateurs l’ont fait revenir en grâce. La proposition de budget très austéritaire, prévoyant notamment la baisse des allocations pour les handicapés qui a conduit à la démission du ministre du Travail Ian Ducan Smith a ouvert un débat que Jeremy Corbyn a su utiliser. Mais les déboires fiscaux de David Cameron révélé par les « Panama Papers » ont donné un nouvel élan au parti travailliste. Certes, le chemin est encore long pour le chef de l’opposition. Selon un sondage Yougov du 8 avril, sa côté de confiance n’est que de 30 %, ceux qui ne lui font pas confiance sont 52 % des personnes interrogés. Un déficit de 22 points qui est élevé, mais qui est loin des 40 points de janvier dernier. Et pour la première fois, la différence entre ceux qui lui font confiance et ceux qui ne lui font pas confiance est inférieure à celle de David Cameron (-23 points). Mieux même, sur le sujet de l’évasion fiscale et de l’UE, Jeremy Corbyn est largement jugé le plus compétent, loin devant le premier ministre. Enfin, le Labour est désormais en tête des intentions de vote, avec 34 %, en cas d’élections générales, devant les Conservateurs (31 %). Les Cassandre contreditsCette évolution contredit les Cassandre qui jugeait qu’en élisant Jeremy Corbyn, le Labour se « suicidait ». De plus en plus, il apparaît que c’est bien la voie centriste de la sociale-démocratie qui est en crise : en Irlande, le Labour a obtenu 6 % des voix après son alliance avec le centre-droit en février alors qu’en Espagne en décembre, le PSOE a obtenu son plus faible score de l’après-franquisme ; aux Pays-Bas, les Travaillistes de Jeroen Dijsselbloem sont donnés sous les 10 % d’intentions de vote et, en Allemagne, la SPD est à des niveaux historiquement faible, sous les 20 %. A l’inverse, au Portugal, où le premier ministre socialiste Antonio Costa a choisi de s’allier à la gauche radicale contre la politique austéritaire de la droite, le PS progresse de trois points dans les derniers sondages par rapport aux élections d’octobre. L’avenir de la Social-démocratie pourrait donc être, contre l’avis d’un Emmanuel Macron par exemple, dans le maintien d’un vrai clivage droite-gauche… Source : La Tribune, Romaric Godin, 15-04-2016 |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire