mercredi 6 avril 2016

Noam Chomsky : l’élection de 2016 fait peser un risque de “désastre absolu” sur les États-Unis

Noam Chomsky : l'élection de 2016 fait peser un risque de "désastre absolu" sur les États-Unis

Source : Truthout, le 09/03/2016

Mercredi 09 mars 2016

Par C.J. Polychroniou, Truthout | Interview

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(Photo: Andrew Rusk; Edited: LW / TO)

“La démocratie américaine, toujours limitée, a dérivé de façon substantielle vers une ploutocratie,” affirme Noam Chomsky. “Mais ces tendances ne sont pas gravées dans le marbre.”

Nous vivons des moments cruciaux et dangereux. Le néolibéralisme est toujours la doctrine politico-économique suprême, tandis que la société civile continue de se détériorer ; les investissements publics, les programmes sociaux et les services sont toujours plus réduits de façon à ce que les riches puissent devenir encore plus riches. De façon concomitante, l’autoritarisme politique se développe, et certains croient que les États-Unis sont mûrs pour l’émergence d’un régime proto-fasciste. En même temps, la menace du changement climatique s’intensifie alors que les dirigeants politiques continuent de manquer de courage et de vision pour aller de l’avant avec des systèmes d’énergie alternative, mettant en danger l’avenir de la civilisation humaine.

Pour ces raisons et d’autres encore, l’élection présidentielle américaine de 2016 est cruciale pour l’avenir du pays et du monde en général. En effet, cela pourrait bien être la dernière chance des États-Unis pour élire un dirigeant qui puisse infléchir le cours de sa politique intérieure comme extérieure, quoique cette perspective soit peu probable lorsque l’on jette un œil au paysage politique actuel.

En effet, comme l’a dit Noam Chomsky à Truthout dans cet entretien exclusif, les candidats à l’élection présidentielle de 2016 abordent à peine les problèmes majeurs auxquels font face le pays et le monde. Pendant ce temps, la montée du trumpisme et la compétition entre candidats républicains pour se montrer le plus extrémiste et raciste ne font que refléter les sentiments profondément ancrés de peur et de déclassement chez de nombreux Américains.

Et pourtant, soutient Chomsky, ces élections sont absolument cruciales.

C.J. Polychroniou : Noam, commençons par regarder attentivement la façon dont les élections présidentielles américaines de 2016 se profilent en ce qui concerne l’état du pays, son rôle dans le monde et les points de vue idéologiques exprimés par les candidats faisant la course en tête des deux partis.

Noam Chomsky : On ne peut ignorer le fait que nous sommes parvenus à un moment unique dans l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, des décisions doivent être prises à l’heure actuelle — décisions qui, littéralement, détermineront les espoirs pour une survie humaine décente, et pas dans un avenir distant. Nous avons déjà pris cette décision pour un grand nombre d’espèces. L’extinction des espèces en est au même niveau qu’il y a 65 millions d’années, la cinquième extinction qui a mis fin à l’âge des dinosaures. Elle a également ouvert la voie aux petits mammifères, et finalement à nous, une espèce aux capacités uniques, qui incluent malheureusement l’aptitude à la destruction froide et sauvage.

Au XIXe siècle, Joseph de Maistre, l’opposant réactionnaire aux Lumières, critiqua Thomas Hobbes pour son adoption de la locution romaine, “l’homme est un loup pour l’homme”, en observant qu’elle était injuste envers les loups, qui ne tuent pas pour le plaisir. Cette aptitude s’étend jusqu’à l’autodestruction, comme nous le constatons à présent. On suppose que la cinquième extinction fut provoquée par la chute d’un gigantesque astéroïde. Nous sommes maintenant l’astéroïde. Les conséquences sur l’espèce humaine sont d’ores et déjà significatives, et elles deviendront bientôt incomparablement pires, si aucune action décisive n’est prise dès à présent. De surcroît, le risque d’une guerre nucléaire, une ombre lugubre de longue date, est en train d’augmenter. Elle mettrait fin à toute discussion. Souvenons-nous de la réponse d’Einstein quand on lui posa la question des armes qui seraient utilisées pour la prochaine guerre. Il répondit qu’il n’en savait rien, mais que celle d’après se ferait avec des bâtons et des pierres. En inspectant les antécédents choquants, on réalise que c’est un quasi-miracle qu’un désastre ait été évité jusqu’à présent, et les miracles ne durent qu’un temps. Et que le risque soit à la hausse n’est malheureusement que trop évident.

Heureusement, ces capacités destructives et suicidaires de la nature humaine sont équilibrées par d’autres. Il y a de bonnes raisons de croire que des figures des Lumières telles que David Hume et Adam Smith, et le penseur militant anarchiste Peter Kropotkine, étaient dans le vrai lorsqu’ils considéraient la compassion et l’entraide comme des propriétés essentielles de la nature humaine. Nous découvrirons bientôt lesquelles de ces caractéristiques sont en phase ascendante.

Pour en revenir à votre question, on peut se demander comment ces problèmes fantastiques sont traités dans le festival électoral quadriennal. Le plus frappant, c’est qu’ils le sont à peine, par l’un comme l’autre des partis.

Ce n’est même pas la peine d’analyser le spectacle des primaires républicaines. Les commentateurs masquent à grand peine leur dégoût et leur inquiétude pour ce qu’elles révèlent de notre pays et de la civilisation contemporaine. Les candidats ont, cependant, répondu aux questions cruciales. Soit ils nient le réchauffement climatique mondial, soit ils insistent pour que rien ne soit fait à ce propos, demandant en fait à ce que nous courions plus vite encore au précipice. Pour autant qu’ils disposent de propositions identifiables, ils semblent déterminés à l’escalade dans la confrontation militaire et les menaces. Pour ces seules raisons, l’organisation républicaine — on hésite à l’appeler “parti politique” au sens traditionnel du terme — constitue une menace vraiment horrifiante pour l’espèce humaine et pour les autres “dommages collatéraux”, tandis que l’intelligence supérieure continue sa course suicidaire.

Côté Démocrates, il existe au moins une certaine reconnaissance du danger de la catastrophe environnementale, mais pas grand-chose en ce qui concerne les propositions sur le fond. Sur le programme d’Obama concernant la modernisation de l’arsenal nucléaire, ou sur des sujets aussi importants que l’accumulation militaire rapide (et mutuelle) aux frontières de la Russie, je n’ai pas pu trouver de positions claires.

En général, les positions idéologiques des candidats républicains semblent perpétuer l’existant en pire : bourrer les poches des riches et mettre un poing dans la figure aux autres. Les deux candidats démocrates vont d’un programme de type “New Deal” pour Sanders jusqu’à la version “néo-démocrate / républicain modéré” pour Clinton, poussée un peu à gauche par le défi Sanders. Concernant les affaires internationales, et les tâches immenses auxquelles nous faisons face, c’est au mieux le statu quo.

C.J. Polychroniou : À votre avis, quelle est la raison du succès de Donald Trump, et représente-t-il simplement un nouveau cas de ces personnages de la droite populiste qui apparaissent souvent au cours de l’Histoire lorsque les nations font face à des crises économiques sévères ou sont sur le déclin ?

Noam Chomsky : Dans la mesure où les États-Unis font face à un “déclin national,” il est largement auto-infligé. C’est vrai, les États-Unis ne pouvaient pas maintenir leur extraordinaire pouvoir d’hégémonie de la période de l’après-Seconde Guerre mondiale, mais ils restent potentiellement le pays le plus riche au monde, avec des avantages et une sécurité incomparables ; dans le domaine militaire, les États-Unis font quasiment jeu égal avec le reste du monde et sont technologiquement bien plus avancés que n’importe lequel de ses rivaux.

L’attrait pour Trump semble en grande partie fondé sur les sentiments de déclassement et de peur. L’offensive néolibérale sur les populations du monde entier, presque toujours à leur détriment, et souvent de façon sévère, n’a pas épargné les États-Unis, quoique le pays ait quelque peu mieux résisté que d’autres. La majorité de la population a subi la stagnation ou le déclin tandis qu’une richesse extraordinaire et ostentatoire était accumulée dans un nombre très limité de poches. Le système démocratique formel a enduré les conséquences habituelles des politiques socio-économiques néolibérales, dérivant vers la ploutocratie.

Nul besoin de revenir une fois de plus sur les détails sordides — par exemple, la stagnation des salaires masculins réels depuis 40 ans et le fait que depuis le dernier krach, 90% de la richesse créée a été aspirée par 1% de la population. Ou le fait que la majorité de la population — ceux situés plus bas sur l’échelle des revenus — sont effectivement privés de leurs droits dans le sens où leurs représentants ignorent leurs opinions et préférences, prêtant plutôt attention à leurs donateurs super riches ou aux entremetteurs du pouvoir. Ou le fait que parmi les 31 pays développés de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], les États-Unis, malgré tous leurs avantages remarquables, se situent en bas du classement, à côté de la Turquie, de la Grèce et du Mexique, en ce qui concerne les inégalités, la faiblesse des avantages sociaux et le niveau élevé de pauvreté.

En partie, les supporters de Trump — principalement, semble-t-il, les classes moyennes inférieures et les ouvriers, moins éduqués — réagissent à la perception, d’ailleurs en grande partie exacte, qu’ils ont simplement été laissés au bord du chemin. Il est instructif de comparer le tableau actuel avec la Grande Dépression. Objectivement, les conditions dans les années 30 étaient bien pires, et bien sûr, les États-Unis étaient alors un pays bien plus pauvre. Subjectivement, pourtant, les conditions étaient bien meilleures. Parmi la classe ouvrière américaine, malgré le taux de chômage très élevé et les souffrances, il y avait un sentiment d’espérance, une croyance dans le fait que nous nous en sortirions tous de là en travaillant ensemble. C’était encouragé par les succès du militantisme syndical, souvent en interaction avec des partis politiques de gauche vivants et d’autres organisations. Une administration plutôt sympathique répondait avec des mesures constructives, quoique toujours restreintes par l’immense pouvoir des démocrates du Sud, qui ne toléraient les mesures de l’État-providence que si la population noire, méprisée, restait marginalisée. Il y avait surtout un sentiment que le pays était en route vers un avenir meilleur. Tout cela fait défaut aujourd’hui, notamment à cause du succès des attaques acharnées contre les syndicats, qui débutèrent dès que la guerre prit fin.

De surcroît, Trump est soutenu de façon substantielle par les nativistes et les racistes — il faut se rappeler que les États-Unis sont allés extrêmement loin, surpassant même l’Afrique du Sud, dans le suprémacisme blanc, comme l’ont montré de façon convaincante les études comparatives menées par George Frederickson. Les États-Unis n’ont jamais réellement dépassé la guerre civile et l’héritage épouvantable de l’oppression des Africains Américains pendant 500 ans. Il existe également une longue histoire d’illusions concernant la pureté anglo-saxonne, menacée par des vagues d’immigrants (et la liberté pour les Noirs, de même que pour les femmes, ce qui n’est pas une petite affaire dans les secteurs patriarcaux). Les supporters de Trump, principalement blancs, peuvent constater que leur image d’une société dirigée par les Blancs (et pour beaucoup, par les hommes) se dissout sous leurs yeux. Il faut également se rappeler que même si les États-Unis sont particulièrement en sécurité et stables, c’est peut-être aussi le pays le plus apeuré au monde, une autre caractéristique culturelle avec une longue histoire.

De tels facteurs se mélangent pour former un dangereux cocktail. En repensant aux années récentes, dans un livre publié il y a plus d’une décennie je citais le distingué savant de l’histoire allemande Fritz Stern, écrivant dans la revue de l’establishment Foreign Affairs, sur “la chute de l’Allemagne, de la décence à la barbarie nazie”. Il ajoutait, d’une manière significative : “Aujourd’hui, je m’inquiète de l’avenir immédiat des États-Unis, le pays qui a donné l’asile aux réfugiés germanophones des années 30,” lui-même inclus. Avec des implications pour ici et maintenant qu’aucun lecteur attentif ne devrait manquer, Stern analysa l’appel démoniaque d’Hitler à sa “mission divine” comme “sauveur de l’Allemagne” comme une “transfiguration pseudo-religieuse de la politique” adaptée aux “formes chrétiennes traditionnelles,” dirigeant un gouvernement dédié aux “principes de base” de la nation, avec “le christianisme comme fondement de notre moralité nationale et la famille comme base de la vie nationale.” De plus, l’hostilité d’Hitler envers “l’État laïque libéral,” partagée par l’essentiel du clergé protestant, fit avancer “un processus historique dans lequel le ressentiment contre un monde laïque désenchanté trouvait la délivrance dans la fuite extatique de la déraison.”

La résonance contemporaine est indéniable.

De telles raisons de “s’inquiéter quant à l’avenir des États-Unis” n’ont pas manqué depuis. Nous pourrions nous souvenir, par exemple, du manifeste éloquent et poignant laissé par Joseph Stack lorsqu’il s’est suicidé en écrasant son petit avion dans un immeuble de bureaux à Austin, au Texas, frappant une agence des services fiscaux. Dans ce manifeste, il évoquait l’histoire amère de sa vie comme travailleur qui faisait tout selon les règles, et racontait comment il avait méthodiquement été écrasé par la corruption et la brutalité du système d’entreprise et des autorités de l’État. Il parlait pour beaucoup de gens comme lui. Son manifeste fut principalement moqué ou ignoré, mais il aurait dû être pris très au sérieux, tout comme de nombreux autres signes clairs de ce qui se déroulait.

C.J. Polychroniou : Néanmoins, Cruz et Rubio me semblent tous les deux bien plus dangereux que Trump. Je les vois comme de vrais monstres, alors que Trump me rappelle un peu Silvio Berlusconi. Êtes-vous d’accord avec cette vision des choses ?

Noam Chomsky : Je suis d’accord — et, comme vous le savez, la comparaison Trump-Berlusconi est courante en Europe. J’ajouterais également Paul Ryan sur la liste. Il est dépeint comme le penseur profond des républicains, le bosseur politique sérieux, avec des tableurs et autres appareils de l’analyste réfléchi. Les quelques tentatives d’analyser ses programmes, après s’être débarrassées de la magie qui y est régulièrement introduite, concluent que les politiques qu’il préconise aboutiraient pratiquement à détruire chaque partie du gouvernement fédéral qui sert les intérêts de la population en général, tout en développant l’appareil militaire et en veillant à ce que les riches et les grandes entreprises soient particulièrement soignés — le cœur de l’idéologie républicaine lorsque les pièges rhétoriques sont mis de côté.

C.J. Polychroniou : La jeunesse américaine semble être captivée par le message de Bernie Sanders. Êtes-vous surpris par la façon dont il se maintient ?

Noam Chomsky : Je suis surpris. Je n’avais pas anticipé le succès de sa campagne. Il est cependant important de conserver à l’esprit que ses propositions politiques n’auraient pas surpris le président Eisenhower, et qu’elles sont plus ou moins en phase avec les sentiments populaires sur une longue durée, avec souvent des majorités considérables. Par exemple, son appel tant décrié pour un système national de santé comme il en existe dans les sociétés similaires est appuyé par environ 60% de la population, un chiffre très haut compte tenu du fait qu’il fait l’objet d’une condamnation constante et a peu d’avocats pour le défendre de façon claire et précise. Et ce soutien populaire remonte à loin. À la fin des années Reagan, environ 70% de la population pensaient qu’il devrait y avoir une garantie constitutionnelle des soins de santé, et 40% pensaient qu’une telle garantie existait déjà — ce qui signifie qu’elle était un désir à ce point évident qu’elle devait figurer dans ce document sacré.

Lorsque Obama abandonna une option publique sans autre considération, il fut soutenu par près des deux tiers de la population. Et il y a tout lieu de croire qu’il y aurait d’énormes économies si les États-Unis adoptaient les programmes nationaux de soins de santé bien plus efficaces des autres pays, qui dépensent environ moitié moins pour des résultats généralement meilleurs. La même chose est vraie pour sa proposition d’augmenter les impôts des plus riches, la gratuité de l’enseignement supérieur et d’autres parties de ses programmes nationaux, qui reflètent principalement les engagements du New Deal et les choix politiques effectués pendant les périodes de croissance les plus réussies de l’après-guerre.

C.J. Polychroniou : Quelle sorte de scénario peut faire que Sanders emporte l’investiture démocrate ?

Noam Chomsky : De toute évidence, il faudrait des activités éducatives et organisationnelles substantielles. Mais mon sentiment, franchement, c’est qu’elles devraient essentiellement être dirigées vers le développement d’un mouvement populaire qui ne disparaîtra pas après l’élection, mais se joindra à d’autres pour construire le genre de force militante qui servait à initier et pousser les changements et réformes nécessaires dans le passé.

C.J. Polychroniou : Les États-Unis sont-ils toujours une démocratie, et, si non, les élections sont-elles importantes ?

Noam Chomsky : Avec tous ses défauts, les États-Unis sont toujours une société ouverte et très libre, comparativement à d’autres. Les élections sont sûrement importantes. Ce serait, à mon avis, un désastre complet pour le pays, le monde et les générations futures si l’un des candidats républicains accédait à la Maison-Blanche, et s’ils continuent à contrôler le Congrès. L’examen des questions de la plus haute importance discutées plus tôt suffisent à parvenir à cette conclusion, et ce n’est pas tout. Pour les raisons auxquelles j’ai fait allusion plus tôt, la démocratie américaine, quoique limitée, a dérivé de façon substantielle vers une ploutocratie. Mais ces tendances ne sont pas gravées dans le marbre. Nous jouissons d’un héritage inhabituel de droits et de libertés que nous ont légués nos prédécesseurs, qui n’ont pas renoncé, souvent dans des conditions autrement plus dures que celles auxquelles nous faisons face à présent. Et cet héritage nous fournit de nombreuses opportunités pour réaliser un travail hautement nécessaire, à bien des égards, que ce soit dans l’activisme direct ou les pressions pour soutenir des choix politiques significatifs, pour construire des organisations communautaires viables et efficaces, revitaliser le mouvement ouvrier, et aussi agir dans l’arène politique, des écoles jusqu’aux législatures étatiques et bien plus encore.

Source : Truthout, le 09/03/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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