Les médias des États-Unis ont caché le rôle d'al-Qaïda en Syrie, par Gareth Porter
Source : Consortiumnews.com, le 23/03/2016 23 mars 2016 Lorsque les frappes aériennes russes ont débuté en Syrie, les médias des États-Unis ont affirmé mensongèrement que le président Poutine avait promis de frapper uniquement l’EIIL et avait attaqué à la place des rebelles « modérés ». Mais le secret gênant est que ces rebelles travaillaient avec al-Qaïda, écrit Gareth Porter. Par Gareth Porter Il y a eu un problème crucial dans la couverture médiatique de la guerre civile syrienne, c’est la façon de caractériser la relation entre l’opposition prétendument « modérée » armée par la CIA, d’une part, et la franchise d’al-Qaïda le Front al-Nosra (et son allié proche Ahrar al-Sham), d’autre part. Mais c’est un sujet politiquement sensible pour les dirigeants des États-Unis, qui cherchent à renverser le gouvernement de Syrie sans avoir l’air de faire cause commune avec le mouvement responsable du 11 septembre, et le système de production de l’information a effectivement fonctionné pour empêcher les médias d’information d’en rendre compte de façon exacte et complète. Le président Barack Obama rencontre son équipe de sécurité nationale pour discuter de la situation en Syrie, dans la salle de crise de la Maison-Blanche, le 30 août 2013. De gauche à droite à la table : la conseillère en sécurité nationale Susan E. Rice, le procureur général Eric Holder, le secrétaire d’État John Kerry et le vice-président Joe Biden. (Photo officielle de la Maison-Blanche par Pete Souza) L’administration Obama a depuis longtemps dépeint les groupes d’opposition à qui elle a fourni des armes antichars comme étant indépendants du Front al-Nosra. En réalité, l’administration s’est appuyée sur la coopération proche de ces groupes « modérés » avec le Front al-Nosra pour exercer une pression sur le gouvernement syrien. Les États-Unis et leurs alliés, en particulier l’Arabie saoudite et la Turquie, veulent que la guerre civile s’achève sur la dissolution du gouvernement du président syrien Bachar el-Assad, soutenu par les rivaux des États-Unis comme la Russie et l’Iran. Étant donné que le Front al-Nosra a été créé par al-Qaïda et lui a confirmé sa loyauté, l’administration a désigné al-Nosra comme une organisation terroriste en 2013. Mais les États-Unis ont effectué très peu de frappes aériennes depuis, ce qui contraste avec l’autre rejeton d’al-Qaïda, l’État islamique ou EIIL (Daech), qui a été l’objet d’intenses attaques aériennes de la part des États-Unis et de ses alliés européens. Les États-Unis sont restés silencieux à propos du rôle de leader du Front al-Nosra dans les efforts militaires contre Assad, dissimulant le fait que le succès d’al-Nosra au nord-ouest de la Syrie a été un élément clé de la stratégie diplomatique pour la Syrie du secrétaire d’État John Kerry. Quand l’intervention russe en soutien au gouvernement syrien a commencé en septembre dernier, visant non seulement l’EIIL mais aussi le Front Nosra et les groupes alliés à lui soutenus par les États-Unis contre le régime d’Assad, l’administration Obama a immédiatement estimé que les frappes russes visaient des groupes « modérés » plutôt que l’EIIL, et a exigé que ces frappes cessent. La volonté des médias d’information d’aller plus loin que la ligne officielle et de rendre compte de la vérité sur le terrain en Syrie a ainsi été mise à l’épreuve. Il a été bien documenté que ces groupes « modérés » avaient été intégrés en profondeur dans les campagnes militaires dirigées par le Front al-Nosra et Ahrar al-Sham sur le front principal de la guerre dans les provinces d’Idleb et d’Alep au nord-ouest de la Syrie. Par exemple, une dépêche d’Alep de mai dernier dans Al Araby Al-Jadeed (Le Nouvel Arabe), un journal quotidien financé par la famille royale qatarienne, a révélé que chacune des dix factions « modérées » de la province, voire plus, soutenues par la CIA, avait rejoint Fatah Halab (Conquête d’Alep), le commandement tenu par al-Nosra. Officiellement, le commandement était dirigé par Ahrar al-Sham et le Front al-Nosra en était exclu. Mais comme le journaliste d’Al Araby l’a expliqué, cette exclusion « signifie que l’opération a une plus grande chance de recevoir le soutien régional et international. » C’est une manière détournée de dire que l’exclusion supposée d’al-Nosra était un dispositif qui visait à faciliter l’approbation de l’administration Obama d’envoi de plus de missiles TOW aux « modérés » dans la province, parce que la Maison-Blanche ne pouvait pas soutenir de groupes travaillant directement avec une organisation terroriste. Le Front al-Nosra était d’autant plus engagé qu’il permettait à des groupes « modérés » d’obtenir ces armes des États-Unis et de ses alliés saoudiens et turcs, parce que ces groupes étaient perçus comme trop faibles pour opérer indépendamment des forces djihadistes salafistes, et parce que certaines de ces armes seraient partagées avec le Front al-Nosra et Ahrar. Après que le Front al-Nosra a été formellement identifié comme organisation terroriste dans le but d’obtenir un cessez-le-feu syrien et des négociations, il est pratiquement devenu clandestin dans les zones proches de la frontière turque. Un journaliste qui habite au nord de la province d’Alep a dit à Al-Monitor que le front al-Nosra avait arrêté de battre son propre pavillon et dissimulait ses troupes sous celles d’Ahrar al Sham, qui avaient été acceptées aux discussions par les États-Unis. Cette manœuvre visait à soutenir l’argument que c’étaient les groupes « modérés » et pas al-Qaïda qui étaient visés par les frappes aériennes russes. Mais un examen de la couverture des frappes aériennes russes et du rôle des groupes armés soutenus dans cette guerre par les États-Unis lors des toutes premières semaines dans les trois journaux les plus influents des États-Unis avec le plus de ressources pour rendre compte précisément du sujet, le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal, révèle un schéma-type dans les articles, qui penchait fortement dans la direction désirée par l’administration Obama, soit en ignorant entièrement la subordination des groupes « modérés » au Front al-Nosra, soit en n’en faisant qu’une légère mention. Dans un article du 1er octobre 2015, la correspondante du Washington Post à Beyrouth, Liz Sly, a écrit que les frappes aériennes russes étaient « conduites contre l’une des régions du pays où les rebelles modérés ont toujours un point d’ancrage et d’où l’État islamique a été éjecté il y a plus d’un an et demi. » À sa décharge, Sly a précisé « Certaines des villes touchées sont des bastions de la coalition récemment formée Jaish al Fateh », dont elle a dit qu’elle comprenait le Front al-Nosra et « un assortiment d’islamistes et de factions modérées. » Ce qui manquait, cependant, c’était le fait que Jaish al Fateh n’était pas simplement une « coalition » mais une structure de commandement militaire, ce qui veut dire qu’il existait une relation bien plus étroite entre les « modérés » soutenus par les États-Unis et la franchise al-Qaïda. Sly faisait spécifiquement référence à une attaque qui a touché un camp d’entraînement à la périphérie d’une ville de la province d’Idleb aux mains de Suqour al-Jabal, qui avait été armé par la CIA. Mais les lecteurs ne pouvaient pas évaluer cette description sans le fait essentiel, rapporté dans la presse régionale, que Suqour al-Jabal était l’une des nombreuses organisations soutenues par la CIA qui avaient rejoint le Fatah Halab (« Conquête d’Alep »), le centre de commandement militaire d’Alep apparemment dirigé par Ahrar al Sham, l’allié le plus proche du Front al-Nosra, mais en fait sous le contrôle strict d’al-Nosra. L’article a ainsi communiqué la fausse impression que le groupe rebelle soutenu par la CIA était toujours indépendant du Front al-Nosra. Un article de la correspondante du New York Times à Beyrouth Anne Barnard (cosigné par le pigiste du Times en Syrie Karam Shoumali, 13 octobre 2015) semblait s’écarter du sujet en traitant les groupes d’opposition soutenus par les États-Unis comme une partie dans la nouvelle guerre par procuration États-Unis/Russie, détournant ainsi l’attention de la question : le soutien de l’administration Obama aux groupes « modérés » contribuait-il ou non au pouvoir politico-militaire d’al-Qaïda en Syrie ? Sous le titre « Les armes des États-Unis changent le conflit en Syrie en une guerre par procuration avec la Russie », on a appris que les groupes armés d’opposition venaient de recevoir de grosses livraisons de missiles antichars TOW, qui avaient forcément été approuvées par les États-Unis. En citant les déclarations confiantes des commandants rebelles à propos de l’efficacité des missiles et le bon moral des troupes rebelles, l’article suggérait qu’armer les modérés était un moyen pour les États-Unis de faire d’eux la force principale d’un camp d’une guerre opposant les États-Unis à la Russie en Syrie. Vers la fin de l’article, cependant, Barnard a effectivement ébranlé ce thème de « guerre par procuration » en citant l’aveu des commandants des brigades soutenues par les États-Unis de leur « gênant mariage d’intérêt » avec la franchise al-Qaïda, « parce qu’ils ne peuvent pas opérer sans le consentement du plus grand et plus puissant Front al-Nosra. » Faisant référence à la prise d’Idleb au printemps précédent par la coalition d’opposition, Barnard s’est souvenue que les missiles TOW avaient « joué un rôle majeur dans les avancées des insurgés qui ont finalement mis en danger la domination de M. Assad. » Mais elle a ajouté : « Même si cela semblerait un développement bienvenu pour les décideurs politiques des États-Unis, en pratique cela présente un autre dilemme, étant donné que le Front al-Nosra était parmi les groupes bénéficiant d’une amélioration de leur force de frappe. » Malheureusement, la remarque de Barnard, que les groupes soutenus par les États-Unis étaient profondément intégrés dans une structure militaire contrôlée par al-Qaïda, était enterrée à la fin d’un long texte, et pouvait donc facilement échapper à la lecture. Le gros titre et l’introduction en Une garantissaient que, pour la grande majorité des lecteurs, cette remarque serait noyée dans l’idée générale plus large de l’article. Adam Entous du Wall Street Journal s’est approché du problème sous un angle différent mais avec le même résultat. Il a écrit un article le 5 octobre qui reflétait ce qu’il a qualifié de colère de la part des responsables des États-Unis parce que les Russes visaient délibérément les groupes d’opposition que la CIA avait soutenus. Entous a rapporté que les dirigeants des États-Unis ont cru que le gouvernement syrien voulait que ces groupes soient visés à cause de leur détention de missiles TOW, qui avaient été le facteur clé dans la capture par l’opposition d’Idleb plus tôt cette année. Mais l’article ne reconnaissait nulle part le rôle des groupes soutenus par la CIA à l’intérieur de structures de commandement militaires dominées par le Front al-Nosra. Un autre angle du problème était adopté dans un article du 12 octobre par le correspondant à Beyrouth du Journal, Raja Abdulrahim, qui a décrit l’offensive aérienne russe comme ayant stimulé les rebelles soutenus par les États-Unis et le Front al-Nosra à former un « front plus uni contre le régime d’Assad et ses alliés russes et iraniens. » Adbulrahim a ainsi admis la collaboration militaire étroite avec le Front al-Nosra, mais en a rejeté toute la faute sur l’offensive russe. Et l’article a ignoré le fait que ces mêmes groupes d’opposition avaient déjà rejoint des accords de commandement militaire conjoint à Idleb et Alep plus tôt en 2015, en anticipation des victoires au nord-est de la Syrie. L’image dans les médias de l’opposition armée soutenue par les États-Unis victime des attaques russes et opérant indépendamment du Front al-Nosra a persisté jusqu’au début 2016. Mais en février, les premières fissures de cette image sont apparues dans le Washington Post et le New York Times. Rapportant les négociations entre le secrétaire d’État John Kerry et le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov sur un cessez-le-feu partiel qui a commencé le 12 février, la rédactrice en chef adjointe et correspondante principale de la sécurité nationale Karen DeYoung a écrit le 19 février qu’il y avait un problème non résolu : comment décider quelles organisations devaient être considérées comme des « groupes terroristes » dans l’accord de cessez-le-feu. Dans ce contexte, a écrit DeYoung, « Jabhat al-Nosra, dont les forces sont entremêlées à des groupes rebelles modérés au Nord-Ouest près de la frontière turque, est particulièrement problématique. » C’était la première fois qu’un organe de presse majeur rapportait que l’opposition armée soutenue par les États-Unis et les troupes du Front al-Nosra étaient « entremêlées » sur le terrain. Et dans la phrase juste après, DeYoung a lâché ce qui aurait dû être une bombe politique : elle a rapporté que Kerry avait proposé dans les négociations de Munich de « laisser Jabhat al-Nosra en dehors des limites des bombardements, dans le cadre du cessez-le-feu, au moins temporairement, le temps que les groupes puissent être triés. » Au même moment, Kerry exigeait publiquement dans un discours à la conférence de Munich que la Russie interrompe ses attaques contre les « groupes d’opposition légitimes », comme condition pour un cessez-le-feu. La position de Kerry à la négociation reflétait le fait que les groupes de la CIA étaient certains d’être touchés par les frappes dans les régions contrôlées par le Front al-Nosra, tout autant que la réalité que le Front al-Nosra et Ahrar al-Sham liés à al-Qaïda étaient cruciaux pour le succès des efforts militaires appuyés par les États-Unis contre Assad. À la fin, cependant, Lavrov a rejeté la proposition de protéger les cibles du Front al-Nosra des frappes aériennes russes, et Kerry a laissé tomber cette demande, permettant l’annonce conjointe des États-Unis et de la Russie d’un cessez-le-feu partiel le 22 février. Jusqu’alors, des cartes de la guerre syrienne dans le Post et le Times identifiaient des zones de contrôle uniquement pour les « rebelles » sans montrer où les forces du Front al-Nosra avaient le contrôle. Mais le même jour que l’annonce, le New York Times a publié une carte « mise à jour » accompagnée d’un texte affirmant que le Front al-Nosra « est intégré dans la région d’Alep et au nord-ouest vers la frontière turque. » Au briefing du département d’État le lendemain, les journalistes ont cuisiné le porte-parole Mark Toner sur l’éventualité du fait que les forces rebelles soutenues par les États-Unis soient « mélangées » avec des forces du Front al-Nosra à Alep et au nord. Après un très long échange sur le sujet, Toner a dit « Oui, je suis convaincu qu’il y a un mélange de ces groupes. » Et il a continué, parlant au nom de l’International Syria Support Group, qui comprend tous les pays impliqués dans les négociations de paix en Syrie, dont les États-Unis et la Russie : « Nous, le ISSG, avons été très clairs en disant que al-Nosra et Daech [EIIL] ne font partie d’aucune sorte de cessez-le-feu ou d’aucune sorte de cessation négociée des hostilités. Donc si vous traînez avec les mauvaises personnes, alors vous prenez cette décision. […] Vous choisissez avec qui vous sortez, et cela envoie un signal. » Bien que j’ai montré l’importance de la déclaration (Truthout, 24 février 2016), aucun média principal n’a jugé opportun de rapporter cet aveu remarquable du porte-parole du département d’État. Toutefois, le département d’État a clairement alerté le Washington Post et le New York Times du fait que les relations entre les groupes soutenus par la CIA et le Front al-Nosra étaient bien plus étroites que ce qu’il avait admis par le passé. Kerry a évidemment calculé que le fait que les groupes armés « modérés » soient prétendument indépendants du Front al-Nosra ouvrirait la porte à une attaque politique des Républicains et des médias s’ils étaient touchés par les frappes russes. Ce prétexte n’a donc plus été utile politiquement pour essayer d’obscurcir la réalité aux médias. En fait, le département d’État a depuis semblé vouloir inciter autant que possible ces groupes à se détacher plus clairement du Front al-Nosra. La confusion dans la couverture des trois principaux journaux sur les relations entre les groupes d’opposition soutenus par les États-Unis et la franchise al-Qaïda en Syrie montre ainsi comment les sources principales ont méprisé ou évité le fait que les groupes armés clients des États-Unis étaient étroitement interdépendants avec une branche d’al-Qaïda, jusqu’à ce qu’ils soient incités par les signaux des représentants des États-Unis à réviser leur ligne et fournir un portrait plus honnête de l’opposition armée en Syrie. Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant et historien sur la politique de sécurité nationale des États-Unis, est le lauréat du prix de journalisme Gellhorn 2012. Son dernier livre est Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare, publié en 2014. [Cet article est paru à l’origine chez Fairness and Accuracy in Reporting.] Source : Consortiumnews.com, le 23/03/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. ======================================== Source : Fairness & Accuracy In Reporting, le 21/03/2016 Par Gareth Porter Un problème essentiel dans la couverture médiatique de la guerre civile syrienne a été de savoir comment qualifier les relations entre l’opposition soi-disant “modérée” armée par la CIA d’une part, et la filiale d’al-Qaïda le Front al-Nosra (et son proche allié Ahrar al Sham), d’autre part. Il s’agit d’un point important pour la politique étatsunienne qui cherche à renverser le gouvernement syrien sans se lier avec le mouvement responsable du 11 septembre, et le système médiatique a travaillé efficacement pour empêcher les médias d’aborder ce point et d’en parler de manière précise. L’administration Obama a pendant longtemps déclaré que les groupes qui étaient armés avec du matériel antitank étaient indépendants du Front al-Nosra. En réalité le gouvernement comptait sur la coopération étroite de ces “modérés” avec le Front al-Nosra pour exercer une pression sur le gouvernement syrien. Les États-Unis et leurs alliés – en particulier l’Arabie saoudite et la Turquie – souhaitent que la guerre civile se termine par la destitution du président syrien Bachar el-Assad, qui est soutenu par des rivaux des Américains comme la Russie et l’Iran. Le gouvernement a désigné le Front al-Nosra comme organisation terroriste en 2013, sachant qu’il a été créé par al-Qaïda et qu’il lui a confirmé son allégeance. Mais les États-Unis ont mené peu de raids aériens contre lui depuis, en comparaison de l’autre filiale d’al-Qaïda, l’État islamique ou ISIS (Daech) qui a fait l’objet de nombreux raids américains et européens. Les États-Unis sont restés silencieux sur le rôle prédominant qu’a eu le Front al-Nosra dans la guerre contre Assad, cachant même que le succès d’al-Nosra dans le Nord-Ouest a été un élément clef dans la stratégie diplomatique pour la Syrie du secrétaire d’État John Kerry. Quand l’intervention russe pour soutenir le gouvernement syrien a commencé en septembre dernier, visant non seulement ISIS mais aussi le Front al-Nosra et leurs alliés soutenus par les Américains, le gouvernement Obama a immédiatement déclaré que les frappes russes visaient plus des groupes modérés qu’ISIS et a insisté sur le fait que ces attaques devaient cesser. New Arab (8 mai 2015). Notez que les Syriens “venus ensemble combattre Assad” le font sous commandement d’une filiale d’al-Qaïda. La volonté des médias d’information d’aller au-delà de la version officielle et de raconter la vérité du terrain fut mise à l’épreuve. Beaucoup d’informations démontrent que ces groupes “modérés” ont été complètement intégrés au sein des campagnes militaires menées par le Front al-Nosra et Ahrar al Sham sur le principal front à Idleb et Alep au nord-ouest de la Syrie. Par exemple, une dépêche d’Alep en mai dernier dans Al Araby Al-Jadeed (The New Arab), un quotidien financé par la famille royale qatari, a révélé que chacune d’au moins dix factions “modérées” dans la province, soutenues par la CIA, avait rejoint la nébuleuse Nosra sous commandement Fatah Halab (Conquête d’Alep). Auparavant le commandement était dirigé par Ahrar al Sham et le Front al-Nosra en était exclu. Mais comme le reporter d’Al Araby l’expliqua, cette exclusion “signifiait que l’opération avait de meilleures chances de recevoir de l’aide régionale ou internationale.” C’était un moyen détourné de dire que la prétendue exclusion d’al-Nosra était un stratagème destiné à faciliter l’approbation par l’administration Obama d’envois supplémentaires de missiles TOW aux “modérés” de la province, parce que la Maison-Blanche ne pouvait pas soutenir des groupes impliqués directement avec une organisation terroriste. Ou dit autrement, le Front al-Nosra permettait à ces groupes “modérés” d’obtenir ces armes des États-Unis et de ses alliés l’Arabie saoudite et la Turquie, parce qu’ils étaient perçus comme trop faibles pour agir de manière indépendante des forces salafistes djihadistes – et parce que certaines de ces armes seraient partagées avec le Front al-Nosra et Ahrar. Apres que le Front al-Nosra a été formellement identifié comme organisation terroriste en préalable à la réunion de cessez-le-feu syrien, il se retira dans les environs de la frontière turque et s’y est fait discret. Un journaliste vivant dans une province au nord d’Alep écrivit dans l’Al Monitor que le front al-Nosra avait cessé de faire flotter son drapeau et cachait ses troupes parmi celles d’Ahrar al Sham, qui avait été accepté par les États-Unis comme participant aux négociations. Cette tactique avait pour but de propager l’idée que c’était les groupes “modérés” et non al-Qaïda qui étaient visés par les frappes aériennes russes. Mais une analyse de la couverture médiatique des trois journaux américains les plus influents et disposant de suffisamment de moyens pour enquêter avec précision – le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal – sur les cibles des raids aériens russes ainsi que du rôle des groupes armés soutenus par les Américains dans la guerre au cours des premières semaines met en évidence des articles qui allaient dans le sens souhaité par l’administration Obama, soit en ignorant le ralliement des “modérés” au Front al-Nosra soit en ne le mentionnant qu’à peine. Washington Post (1er octobre 2015) Dans un article du premier octobre, la correspondante du Washington Post à Beyrouth, Liz Sly, a écrit que les frappes aériennes russes ont “été menées contre les quelques régions du pays où les rebelles modérés sont toujours implantés et desquelles l’État islamique a été expulsé il y a plus d’un an et demi.” A son crédit, Sly mentionne “Certaines des villes touchées sont des bastions de la coalition récemment formée Jaish al Fateh” qui, d’après elle, inclut le Front al-Nosra et “un mélange d’islamistes et de factions modérées.” Ce qui manque cependant, c’est le fait que Jaish al Fateh n’était pas seulement une “coalition” mais plutôt une structure de commandement militaire, impliquant une relation étroite entre les “modérés” soutenus par les Américains et la franchise d’al-Qaïda. Sly fait directement référence à une attaque contre un camp d’entraînement aux abords de la ville d’Idleb, une province sous contrôle de Suquor al-Jabal, qui a été armé par la CIA. Mais aucun lecteur ne pouvait mettre cette déclaration dans son contexte sans la connaissance d’un fait essentiel, rapporté dans la presse régionale, que Suquor al-Jabal était l’une des nombreuses organisations soutenues par la CIA ayant rejoint Fatah Halab (“Conquête d’Alep”), le centre de commandement militaire d’Alep dirigé par Ahrar al Sham, un proche allié du Front al-Nosra, mais en fait sous contrôle strict de Nosra. L’article répandait l’idée fausse que les groupes de rebelles soutenus par la CIA étaient toujours indépendants du Front al-Nosra. New York Times (13 octobre 2015) Un article de la correspondante du New York Times à Beyrouth Anne Barnard (coécrit par le correspondant local du Times en Syrie Karam Shoumali – 13 octobre 2015) semble déraper en considérant les groupes d’opposition soutenus par les États-Unis comme faisant partie de la guerre États-Unis/Russie par procuration, tout en éloignant l’attention sur le fait que le soutien de l’administration Obama aux groupes “modérés” contribuait au pouvoir politico-militaire d’al-Qaïda en Syrie. Sous le titre “L’armement américain est en train de transformer la Syrie en guerre par procuration avec la Russie,” il raconte comment des groupes d’opposition armée viennent de recevoir de grandes quantités de missiles antitanks TOW qui ont dû être approuvés par les États-Unis. Citant les déclarations pleines de confiance de commandants rebelles quant à l’efficacité des missiles et au moral des troupes rebelles, l’article suggère que l’armement des “modérés” était un moyen pour les États-Unis d’en faire la principale force d’une des facettes de la guerre qui oppose les États-Unis contre la Russie en Syrie. A la fin de l’article, cependant, Barnard amoindrit en fait l’idée de guerre “par procuration” en citant [ce qu’admettent] les commandants des brigades soutenues par les États-Unis au sujet d’un “mariage de raison peu commode” avec la division al-Qaïda, “car ils ne peuvent rien faire sans le consentement du Front al-Nosra qui est bien plus fort et important.” En citant la capture d’Idleb au printemps précédent par la coalition d’opposition, Barnard rappelle que les missiles TOW ont “joué un rôle majeur dans l’avancée des insurgés qui a fini par menacer le pouvoir de M. Assad.” Mais elle ajoute : Bien que ça semble une avancée heureuse de la politique américaine, dans les faits cela pose un autre dilemme, étant donné que le Front al-Nosra était parmi ceux qui ont bénéficié de cette formidable puissance de feu. Malheureusement, l’idée de Barnard démontrant que les groupes soutenus par les Américains étaient profondément impliqués dans la structure militaire contrôlée par al-Qaïda se trouvant tout à la fin d’un long article, il était facile de passer à côté. Le titre et le chapeau faisaient en sorte, pour la majorité des lecteurs, de diluer cette idée dans l’article. Wall Street Journal (5 octobre 2015) Adam Entous du Wall Street Journal prit le problème sous un angle différent mais obtint le même résultat. Il a écrit un article le 5 octobre que l’on peut résumer à la colère des responsables américains que les Russes ciblent délibérément les groupes d’opposition soutenus par la CIA. Entous continue en écrivant que les responsables américains étaient convaincus que le gouvernement syrien voulait que ces groupes soient expressément ciblés à cause de leur possession de missiles TOW, ce qui était un facteur déterminant dans la capture d’opposants à Idleb au début de cette année. Mais rien dans l’article ne traitait du rôle des groupes soutenus par le CIA au sein de la structure militaire dirigée par al-Nosra. Un autre aspect du problème fut abordé dans un article du 12 octobre par le correspondant du journal à Beyrouth, Raja Abdulrahim, qui raconte que ce sont les raids aériens russes qui ont encouragé les rebelles soutenus par les États-Unis et le Front al-Nosra à former un “front plus uni face au régime d’Assad et ses alliés russes et iraniens.” Abdulrahim reconnaît ainsi la proche collaboration militaire avec le Front al-Nosra, mais en reporte la faute sur l’offensive russe. Et l’article ne traite pas du fait que ces mêmes groupes d’opposition avaient déjà uni leur commandement militaire à Idleb et Alep quelques mois plus tôt en 2015, en prévision de victoires dans le nord-est de la Syrie. **** L’image présentée dans les médias de l’armée d’opposition soutenue par les États-Unis opérant distinctivement du Front al-Nosra, et victime des attaques russes, a persisté au début de l’année 2016. Mais en février, les premières failles dans cette image sont apparues dans le Washington Post et le New York Times. En rendant compte des négociations entre le secrétaire d’État John Kerry et le ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov concernant un cessez-le-feu débutant le 12 février, le rédacteur en chef adjoint au Washington Post et correspondant principal de la sécurité nationale Karen DeYoung a écrit le 19 février que le problème non résolu dans cet accord était de savoir comment décider quelles organisations devaient être considérées comme “groupes terroristes”. Ainsi, DeYoung écrit “Jabhat al-Nosra, dont les forces sont mélangées avec des groupes rebelles modérés dans le nord à proximité de la frontière turque, pose particulièrement problème.” C’était la première fois qu’un média important racontait que l’opposition armée soutenue par les États-Unis et le Front al-Nosra étaient “mélangés” sur le terrain. Et dans la phrase suivante DeYoung lâche ce qui aurait dû être une bombe politique : Elle raconte que Kerry avait proposé aux négociations de Munich d'”exclure al-Nosra des bombardements, durant le cessez-le-feu, au moins temporairement, jusqu’à ce qu’on puisse faire le tri dans ces groupes.” Dans le même temps, Kerry demandait publiquement dans un discours à la conférence de Munich que la Russie cesse ses attaques sur “les groupes d’opposition légitimes” comme condition pour le cessez-le-feu. La position de Kerry reflétait le fait que les groupes [soutenus par] la CIA étaient sûrs d’être la cible de tirs lors des attaques dans les territoires contrôlés par le Front al-Nosra, ainsi que le fait que le front al-Nosra lié à al-Qaïda et Ahrar al Sham étaient essentiels au succès de l’action militaire soutenue par les États-Unis contre Assad. New York Times (22 février 2016). En légende, le Times décrit al-Nosra comme “un groupe rebelle lié à al-Qaïda”. Finalement, Lavrov rejeta la proposition d’exclure les cibles Front al-Nosra des attaques aériennes russes et Kerry abandonna cette idée, permettant une annonce commune États-Unis/Russie d’un cessez-le-feu partiel le 22 février. Jusqu’à cet instant, les cartes de la guerre en Syrie dans le Post et le Times identifiaient les zones comme contrôlées uniquement par des “rebelles” sans montrer ce que les forces du Front al-Nosra contrôlaient. Mais le jour de cette annonce, le New York Times présenta une carte “mise à jour” accompagnée d’un texte expliquant que le Front al-Nosra “était présent dans les environs d’Alep et au nord vers la frontière turque.” A la réunion du département d’État du lendemain, les journalistes ont harcelé le porte-parole Mark Toner pour savoir si les forces rebelles soutenues par les États-Unis étaient “mélangées” avec le Front al-Nosra à Alep et au nord. Après un long échange sur ce sujet, Toner a déclaré : “Oui, je crois que ces groupes sont imbriqués.” Et il a enchaîné en parlant au nom du International Syria Support Group qui inclut tous les pays impliqués dans le processus de paix en Syrie, en particulier les États-Unis et la Russie : Nous, l’ISSG, avons été très clairs en disant qu’al-Nosra et Daesh [ISIS] ne sont pas inclus, en aucune façon, dans le cessez-le-feu et les négociations pour l’arrêt des hostilités. Alors si vous faites affaire avec ces mauvaises personnes, vous agissez en connaissance de cause… Vous choisissez avec qui vous vous impliquez, et ça envoie un signal. Bien que j’aie déjà démontré l’importance de cette déclaration (Truthout, 24 février 2016), aucun média dominant n’a vu l’intérêt de révéler cette formidable confirmation de la part du porte-parole du département d’État. Quoi qu’il en soit, la CIA avait alerté de manière claire le Washington Post et le New York Times du fait que les relations entre les groupes soutenus par la CIA et le Front al-Nosra étaient bien plus proches qu’ils ne l’avaient admis dans le passé. Kerry avait à l’évidence anticipé que si des groupes armés “modérés” indépendants du Front al-Nosra venaient à être touchés par les frappes aériennes russes cela servirait de prétexte pour une attaque politique de la part des Républicains et des médias. En fait, le département d’État semblait à présent intéressé par faire pression sur le plus grand nombre de groupes armés possibles afin qu’ils se démarquent de manière claire du Front al-Nosra. Les contorsions et retournements dans la couverture par trois médias dominants de la question des relations entre les groupes de l’opposition soutenus par les États-Unis et la franchise d’al-Qaïda en Syrie reflètent la manière dont les grandes sources d’information ont méprisé ou évité clairement de parler du fait que les groupes armés par les États-Unis ont été étroitement liés à une branche d’al-Qaïda – jusqu’à ce que des signaux provenant des responsables américains les invitent à revoir leur ligne et à fournir une image plus honnête de l’opposition armée de la Syrie. Gareth Porter, un journaliste d’investigation indépendant et historien de la politique américaine de sécurité nationale, a remporté le prix Gellhorn 2012 pour les journalistes. Son dernier livre est Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare, publié en 2014. Source : Fairness & Accuracy In Reporting, le 21/03/2016 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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