En vrai, le droit international humanitaire, ça existe ? Par Corinne Roussel
Le 27 mars 2016 Le droit international est-il en train d’agoniser, ces derniers temps, quelque part sur un lit d’hôpital dans une zone de conflit ensanglantée du Moyen-Orient ? Le célèbre “selon que vous serez puissant ou misérable…” n’est pourtant pas prévu par les termes des Conventions de Genève, qui soumettent tous les pays aux mêmes responsabilités et limites : les guerres doivent impérativement épargner les structures civiles dont au premier chef, les structures sanitaires vitales. Malgré tout, passés les caps de la théorie et des bonnes intentions, sur le terrain, les choses se compliquent par un manque de moyens de faire appliquer la loi. Par exemple, les organismes d’enquête sur les présomptions de crimes de guerre soutenus par l’ONU tels que la Commission internationale humanitaire d’établissement des faits ont besoin de l’accord des pays concernés, y compris des parties soupçonnées de crimes de guerre, pour pouvoir enquêter. Autre obstacle, les tribunaux dotés de pouvoirs suffisants manquent : la CPI peut uniquement poursuivre les ressortissants des pays signataires du Statut de Rome (sur les 193 pays membres de l’ONU, 124 États dont ni la Russie, ni les États-Unis, ni l’Arabie Saoudite, ni le Qatar, ni la Turquie, ni Israël ne font partie), et n’a de toutes façons pas compétence pour juger des États. Ces derniers relèvent de la Cour internationale de justice, mais là encore, ses compétences se limitent aux parties acceptant de se soumettre à sa juridiction. Et même dans les cas de pays signataires, la jungle des législations et leurs nombreux vides juridiques paralysent généralement les velléités de procédures de poursuites – une confusion qui, au fil des années, a conduit les pays les plus puissants à une désinvolture grandissante. Des décennies de violations répétées des Conventions de Genève Depuis 92, des violations du droit humanitaire allant jusqu’à des crimes de guerre potentiels se sont multipliées sur quasiment toutes les zones majeures de conflits. On peut citer, entre de multiples autres exemples, la récente catastrophe humanitaire déclenchée par l’Arabie Saoudite au Yémen, les hôpitaux du Donbass pris pour cibles par l’armée ukrainienne, la maternité du Croissant-Rouge bombardée à Bagdad par les USA en 2003, l’invasion d’un hôpital de Ramadi, toujours en Irak et toujours par les USA en 2006, le bombardement par l’OTAN d’un hôpital de Belgrade le 21 mai 1999, les bombes à fragmentation lâchées sur un marché et un hôpital à Nis, en Serbie, le 7 mai 1999 ou encore le bombardement par les Turcs et les Américains, sous couvert d’une mission de pacification de l’ONU, de l’hôpital somalien de MSF Digfer à Mogadiscio, le 17 juin 1993. Le cas de l’hôpital Digfer a dévoilé l’ignorance pure et simple des lois internationales par certains belligérants. Dans un rapport de MSF, la juriste de l’ONG Francoise Bouchet-Saulnier relatait cet échange, “Joëlle [la coordinatrice] avait dit au général américain, ‘vous avez attaqué un hôpital, notre maison, qui sont protégés par la Convention de Genève.’ Il a répondu que dans une opération de pacification, il n’y a pas de limites à la force qui peut être déployée. Cet hôpital était une cible militaire parce qu’il y avait des soldats à l’intérieur. L’usage de la force par les pacificateurs n’est pas soumise aux Conventions de Genève. Nous sommes ici pour ramener la paix donc il n’y a pas de restrictions quant à l’usage de la force que nous utilisons.” Dans le même rapport, les propos d’une autre coordinatrice se faisaient encore plus précis : “Les militaires ont annoncé qu'ils voulaient que les humanitaires quittent la capitale parce que ” ce territoire va devenir une zone de guerre, vous n'avez pas votre place ici.” J'ai pris contact avec eux et je leur ai demandé: ” Quels sont les hôpitaux prévus pour les blessés, quel est votre plan médical ?” Ils n'avaient pas de plan médical. Ils ne connaissaient pas les hôpitaux. (…) Ils ne connaissaient rien, même pas le B-A BA des conventions de Genève. Il y avait bien une juriste dans l'équipe de l'armée américaine qui comprenait, mais sa voix ne devait pas porter très loin. En revanche, par la suite, elle sera une personne-clé pour faire comprendre aux Américains quel bourbier ils ont créé. (…) A Mogadiscio, on s'attendait à chaque instant à se prendre un coup de kalachnikov. C'était le climat ambiant. Mais se prendre un bombardement de la part des militaires alors qu'on a tout fait dans les règles, ça, on ne l'avait pas imaginé… Si on s'attend à ce que quelqu'un respecte les conventions de Genève c'est bien les militaires, qui ont des budgets de formation et sont censés connaître ces règles !” Yémen aujourd’hui, une zone de non-droit En septembre 2015, un communiqué de presse du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme rapportait, “il a été allégué que presque les deux-tiers des décès de civils constatés ont été causés par les frappes aériennes de la coalition, qui seraient également responsables de presque les deux-tiers des destructions ou des dégâts infligés à des bâtiments publics civils”. Dans une longue enquête intitulée “En quoi la maison de mon frère était-elle une cible militaire ?“ publiée deux mois plus tard, l’ONG Human Rights Watch renchérissait avec la dénonciation d’une avalanche de frappes illégales saoudiennes au Yémen, dans ce qu’elle a décrit comme une véritable guerre contre les civils couverte par un silence de plomb : ni l’Arabie Saoudite, ni les autres membres de sa coalition (EAU, Bahreïn, Koweït, Qatar, Jordanie, Soudan, Égypte), ni aucun de leurs alliés occidentaux n’avaient – ou n’ont à ce jour – commandé d’enquête sur les violations des droits de l’homme perpétrées dans ce pays martyr où même les services humanitaires de l’ONU voient leurs actions freinées, voire détournées, par les forces en présence. Pour MSF au Yémen, la situation n’a guère été plus brillante que pour les autres organismes humanitaires : le 27 octobre dernier, une attaque de la coalition saoudienne à Saada s’est soldée par six morts et dix blessés ; le 2 décembre suivant, l’ONG a déploré un mort et huit blessés, dont deux membres de l’équipe soignante, lors d’une frappe aérienne dirigée contre une de ses cliniques mobiles, à Taiz ; le 10 janvier, un autre bombardement contre l’hôpital Shiara, un centre de soins d’urgence soutenu par l’organisation humanitaire faisait six morts et sept blessés dans la province de Saada et le 21 du même mois, dans la même région, une série de frappes contre le service ambulancier de l'hôpital de Gomhoury blessait des douzaines de personnes et en tuaient six, dont un chauffeur d’ambulance. En attendant des explications qui tardent à venir, Raquel Ayora, directrice d’opérations de MSF, constate “de plus en plus, nous voyons des attaques contre des structures médicales minimisées comme “erreurs”. La semaine dernière encore, le Secrétaire aux Affaires étrangères britannique a déclaré qu’il n’y avait pas de violations du droit humanitaire international au Yémen par le royaume d’Arabie Saoudite. Ceci implique que les bombardements par erreur d’hôpitaux protégés seraient tolérables. Cette logique est très déplaisante et irresponsable”. Dans un rappel au droit international auquel même des bastions de l’alliance atlantique comme le Guardian ont fait un écho indigné, la présidente internationale de MSF Joanne Liu a ajouté “Le bombardement mensuel d’un hôpital de MSF est-il la nouvelle norme ? Combien d’autres hôpitaux dirigés par des équipes médicales qui n’ont pas de plate-forme pour s’exprimer comme celle que MSF possède sont-ils attaqués au Yémen et dans d’autres zones de conflit ? Nous refusons d’accepter que cette tendance se poursuive, avec cette impunité totale. Nous avons besoin de garanties urgentes, de la part des belligérants, qu’ils ne prendront jamais les hôpitaux pour cibles légitimes” . Kunduz en Afghanistan, un bombardement américain inexpliqué Le 3 octobre 2015 entre 2h08 et 3h15 du matin, l'hôpital de MSF de Kunduz était frappé à plusieurs reprises par une série de raids aériens américains menés à 15 minutes d’intervalle. Selon MSF, les frappes ciblaient certains bâtiments avec une grande précision, dont le service de soins intensifs et les salles d’urgences. Elles ont fait au moins 42 morts. L’ONG, qui déclare avoir respecté les règles censées assurer sa protection en transmettant dès son installation les coordonnées GPS de l'hôpital à Washington, à la Coalition et aux autorités civiles et militaires afghanes, a alerté Washington et Kaboul dès le début des bombardements. Les frappes ont malgré tout continué pendant plus d’une demie-heure. A ce jour, MSF attend toujours les conclusions de l’enquête interne que le Pentagone a assuré mener. Si le cas de Kunduz souligne le sentiment d’impunité qui domine désormais les guerres, la Syrie est encore plus révélatrice de l’effondrement du droit international humanitaire : le15 février dernier, quatre missiles lancés lors de deux attaques espacées de quarante minutes détruisaient un hôpital dirigé par MSF en Syrie, à Ma'arat Al Numan, dans la province d’Idlib, faisant un nombre de victimes récemment porté à au moins vingt-cinq morts. Quinze maisons et structures de ces lieux densément peuplés et d’autres hôpitaux situés 100 kilomètres plus loin, à Azaz, ont également été frappés. Un tweet de l’ONG en date du 16 février donne le nombre exact des hôpitaux atteints lundi dernier : quatre avec celui de de Ma'arat Al Numan. Il ajoute qu’en tout, au moins 17 hôpitaux ont été pris pour cibles de bombardements en 2016. D’après le décompte d’un rapport publié le 18 février, c’est la 94ème attaque essuyée par MSF en Syrie depuis le 1er janvier 2015. Sans compter les nombreuses autres structures de soins syriennes non soutenues par MSF, dont on ignore le nombre des destructions subies. Ma'arat Al Numan et l’instrumentalisation politique de la loi de la jungle Alors que dans l’affaire de Kunduz, les responsabilités étaient clairement établies depuis le début avec un bombardement avéré des USA, le bombardement de l’hôpital d’Idlib, conjointement à ceux des autres hôpitaux non liés à MSF de cette région du nord de la Syrie, a vu un tir de barrage d’accusations réciproques entre les parties en présence, dont les USA, la Turquie, la Russie et la Syrie. Le chœur des médias occidentaux accuse la Russie, qui a fermement nié toute implication et répliqué en publiant les propos de l’ambassadeur de Syrie en Russie Riad Haddad, pour qui “C’étaient les forces aériennes américaines qui ont détruit l’hôpital. L’aviation russe n’a rien à voir avec cela, ce qui est confirmé par des renseignements reçus.” Dans une déclaration à RIA Novosti, le sénateur russe Igor Morozov a ajouté “Les données de reconnaissance démontrent que les avions coupables de ces frappes contre des infrastructures civiles ont décollé de la base américaine d’Incirlik, en Turquie, où les avions de la coalition menée par les USA et de la Turquie sont basés.” Par ailleurs, MSF reconnaît ne pas avoir transmis les coordonnées de l'hôpital de Ma'arat Al Numan à la Russie ou à la Syrie, par crainte pour sa sécurité. “Le personnel de l'hôpital et son directeur ne savaient pas s'ils seraient mieux protégés en fournissant leurs coordonnées GPS ou pas”, a expliqué Isabelle Defourny, directrice des opérations de MSF France, pour qui le bombardement vient “probablement des Russes”. Une erreur ? Coordonnées communiquées ou non, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a répondu en niant catégoriquement un possible bombardement russe. En attendant les conclusions de la possible enquête future sur Maarat Al-Numan qu’elle s'époumone à réclamer et dont les précédents indiquent qu’elle restera probablement bloquée au stade des intentions, la présidente internationale de MSF Joanne Liu a publié une déclaration amère selon laquelle, “Aujourd’hui, en Syrie, l’anormal est désormais la norme. L’inacceptable est accepté.(…) En Syrie, le système de santé, dans le viseur des bombes et des missiles, s'est effondré.(…) Aujourd'hui, la Syrie est une machine à tuer. Nous sommes des témoins d'un échec collectif et global.” Ce qui nous laisse face à une seule question : à quoi sert l’ONU ? Corinne Roussel pour www.les-crises.fr |
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