Pourquoi les Occidentaux doivent faire de la Turquie un allié, par Jean-Sylvestre Mongrenier
Source : Challenges, Jean-Sylvestre Mongrenier, 18-02-2016 Pour le géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier, les pays occidentaux doivent considérer la Turquie comme un véritable partenaire et allié. L'offensive russo-chiite contre les groupes syriens opposés à Bachar Al-Assad et les bombardements d'Alep ont provoqué de nouvelles vagues de réfugiés qui se précipitent sur la frontière turco-syrienne. L'opération militaire en cours et l'éradication des forces tierces, entre le régime de Damas et l'« Etat islamique », pourraient mettre sur les routes des centaines de milliers de personnes. En regard des réalités humaines et géopolitiques, la virulence des critiques à l'encontre du gouvernement turc appelle une réflexion d'ensemble. Voilà en effet un pays, qui accueille 2,6 millions de réfugiés syriens, accusé ne pas ouvrir immédiatement ses frontières aux malheureux fuyant les bombardements russes et la politique de la terre brûlée, inspiré par le précédent tchétchène. Simultanément, il lui est reproché de ne pas fixer ces populations sur place, afin de préserver l'Europe de nouvelles arrivées. De surcroît, les « aficionados » de Poutine et Assad remettent en cause le principe même d'une aide de l'Union européenne (UE), pour permettre à la Turquie de faire face à ce drame de grande ampleur, au risque de déstabiliser ce pays clef sur le plan géopolitique. Mais peut-être est-ce là l'effet recherché, sans claire conscience de toutes les conséquences pour l'Europe. Une puissance de statu quoOutre le fait qu'il est simultanément demandé à la Turquie d'ouvrir grand ses frontières à l'Orient et de les cadenasser à l'Occident, d'aucuns expliquent que la question kurde relève du fantasme géopolitique. Au prétexte que les Kurdes combattent l'« Etat islamique », mais aussi les groupes rebelles non djihadistes, les dirigeants turcs devraient abandonner toute préoccupation quant à l'intégrité territoriale de leur pays, objectivement menacée par les développements de la situation. Enfin, il leur faudrait fermer les yeux sur les violations répétées de leur espace aérien par l'aviation russe. A ces conditions seulement, la Turquie pourrait être considérée comme un bon allié de l'Occident. Autisme stratégique ou mauvaise foi patentée? D'autres vont plus loin. Ils suggèrent que la politique « néo-ottomane » de Recep. T. Erdogan et l'interférence dans les affaires syriennes seraient à l'origine de la guerre en Syrie et du chaos qui menacent le Moyen-Orient dans son ensemble. Il faut ici rappeler que ce néo-ottomanisme, théorisé par Ahmet Davutoglu, aujourd'hui Premier ministre, ne recouvrait pas une politique étrangère bien définie. Il s'agissait d'une rhétorique liée à la poussée commerciale turque sur les marchés voisins, doublée de manœuvres dans les interstices du statu quo régional, pour y développer l'influence de la Turquie. N'y voyons donc pas un grand complot ourdi en collaboration avec les Etats du golfe Arabo-Persique et les Frères musulmans: tout comme l'Arabie Saoudite, la Turquie est au plan international une puissance conservatrice (un status quo power), bousculée par les effets du « Printemps arabe », qui réagit plus qu'elle n'agit. Quant à la Syrie, c'est la répression sanglante du pouvoir qui décida la rupture du « partenariat stratégique » développé dans la seconde moitié des années 2000. Les dirigeants turcs et syriens multipliaient alors les rencontres et affirmaient vouloir conjuguer leurs efforts, afin de fonder un grand marché commun moyen-oriental possiblement élargi à l'Iran (les puissances occidentales s'en inquiétaient). Il aura fallu cinq mois de répression sanglante et de vains appels d'Erdogan à son « frère », Bachar Al-Assad, pour que le premier ministre turc prenne enfin acte de la situation et se mette dans le sillage des puissances occidentales, elles-mêmes à la remorque des événements. Obsédées par les erreurs commises en Irak, ces puissances se préoccupaient plus du « jour d'après » (voir la mise sur pied du Conseil national syrien, en septembre 2011) que de mettre en place d'une zone d'exclusion aérienne en avant des frontières turques, destinée à l'abri des réfugiés et des groupes rebelles. Sur le terrain, leur soutien aura été minimal et elles n'auront pas véritablement œuvré à la chute du tyran de Damas. Nous subissons aujourd'hui les conséquences des atermoiements des gouvernements occidentaux en général, de l'Administration Obama en particulier, l'actuel président des Etats-Unis abandonnant les conflits syro-irakiens à son successeur (si les développements de la situation lui en laissent la possibilité). A rebours de ceux qui préconisent la liquidation des alliances occidentales dans la région, laissant place à un axe géopolitique russo-chiite dominant le Moyen-Orient, il nous faut insister sur l'importance de la Turquie comme alliée et partenaire de l'Occident. La chose est évidente dans le domaine de l'immigration et de la crise des réfugiés: les Européens ne pourront prétendre reprendre le contrôle des flux migratoires sans une forte coopération avec Ankara, et cela aura un coût financier. Le poujadisme n'est pas une option stratégique et le « chacun pour soi » conduit à l'impasse: lorsque les réfugiés arrivent à nos frontières, il est déjà trop tard pour réagir. Un nécessaire soutien occidentalAu plan géopolitique, la Turquie est un pont énergétique avec le bassin de la Caspienne, et le « corridor méridional » (le réseau de gazoducs entre Europe et Azerbaïdjan) contribuera à la sécurité énergétique de l'Europe, en diversifiant les fournisseurs de gaz. Comparable à un « balcon nord » qui surplombe la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient, ce pays est aussi riverain de la mer Noire. Il fait face à la Russie de Poutine qui transforme la Crimée, qualifiée de « bastion méridional », en une plate-forme géostratégique utilisée afin de projeter forces et puissance dans le bassin pontico-méditerranéen (voir l'engagement militaire russe en Syrie). Bref, la Turquie retrouve la fonction de flanc-garde qui était la sienne pendant la Guerre Froide – l'hostilité de Poutine à son encontre, décuplée depuis qu'un bombardier russe a été abattu par des F-16 turcs, le 24 novembre 2015, en témoigne -, et elle constitue un Etat-tampon, confronté aux ondes de choc en provenance du Moyen-Orient, une région menacée de déflagration générale. L'éventuelle faillite de l'Etat turc, au sens de Failed State, constituerait une catastrophe géopolitique pour l'Europe, dès lors privée d'« amortisseur » sur ses frontières sud-orientales. Les contempteurs de la Turquie en sont-ils conscients? En conséquence, le soutien à la Turquie ne doit pas être compté. L'initiative germano-turque visant à déployer des navires de l'OTAN en mer Egée, pour lutter contre les passeurs, est heureuse ; plus encore le fait que les Alliés se soient accordés sur cette question (Bruxelles, le 11 février 2016). L'opération viendra compléter le « plan d'action commun » et le dispositif financier (un fonds de 3 milliards d'euros) négocié entre l'UE et Ankara, le 29 novembre 2015, qui reste à mettre en place. A l'encontre des manœuvres russes visant à impressionner la Turquie, la présence militaire renforcée des Alliés sur le territoire turc, et dans ses eaux, devrait matérialiser les garanties de sécurité apportées par l'OTAN: il ne faudrait pas que Moscou s'y trompe et sous-estime la force de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. En revanche, le redémarrage des négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'UE laisse circonspect. L'islamo-nationalisme de l'AKP et les atteintes à l'Etat de droit d'une part, la fragilité du Commonwealth paneuropéen et l'état d'esprit général de l'autre, rendent invraisemblable une telle perspective. A l'évidence, la pratique des « ambiguïtés constructives » n'est plus de mise et les doubles discours sur la relation turco-européenne alimentent l'anti-européisme. Il nous faut donc sortir du « tout ou rien », et explorer la voie d'un partenariat géopolitique de haut niveau, fondé sur la claire conscience des intérêts mutuels. Au vrai, les Turcs eux-mêmes pensent-ils encore pouvoir entrer dans l'UE? Le veulent-ils seulement? La candidature d'Ankara est surtout utilisée comme un moyen de pression sur Bruxelles et les capitales européennes (à charge pour elles de résister). Dans le présent contexte géopolitique, la logique de guerre froide qui est à l'œuvre dans l'Est européen (la « guerre hybride » en Ukraine, la situation en Moldavie et la pression russe sur les Baltes) s'étend au Moyen-Orient, et l'Occident doit pouvoir maintenir de solides points d'appui régionaux. Encore faut-il savoir prendre en compte les intérêts de ses alliés et faire preuve d'empathie stratégique. A défaut, on mettrait en péril les alliances et ouvrirait la voie à de dangereuses puissances révisionnistes, avec d'inévitables chocs en retour et de graves conséquences géopolitiques. Par Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l'Institut Thomas Morev
Source : Challenges, Jean-Sylvestre Mongrenier, 18-02-2016 |
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