Frédéric Lordon, l'intransigeant colérique, par Philippe Douroux
Source : Libération, Philippe Douroux, 29-02-2016, Le philosophe et économiste souverainiste Frédéric Lordon pratique le coup de poing idéologique et prône un «soulèvement» contre les tenants du système. De quelle nature ? Nous n'aurons pas la réponse, puisqu'il refuse tout débat, sauf quand l'exposition médiatique lui semble suffisante.S'engueuler tout de suite, sans attendre, avant que l'envie d'écouter l'autre ne vous prenne. A quoi bon écouter, à quoi bon discuter quand on sait que l'on a raison. Frédéric Lordon a raison et il pratique, très logiquement, le coup de poing idéologique, une forme de close-combat intellectuel dont le but est de rendre l'adversaire incapable de répliquer. Professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), polémiste vivifiant, il a le physique de son discours : sec, solide et musclé. Il aurait fait merveille dans les services d'ordre qui encadraient les 1er Mai de l'extrême gauche. Mais il est né trop tard, le 15 janvier 1962, pendant que se discutaient les accords d'Evian. Pourquoi s'intéresser à Frédéric Lordon ? Parce qu'il représente, sans doute, la quintessence extrême, le plus petit échantillon de cette manière un peu rude et parfois violente de mener le débat. Emmanuel Todd a adopté une posture similaire : on assène les arguments qui deviennent indiscutables. Résultat : on est pour ou contre. Pas de lieu commun pour un débat. Qui est Frédéric Lordon ? Disons-le tout de suite, il refuse de participer à tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un portrait. Il refuse, en outre, de répondre aux questions, aux invitations, aux sollicitations de Libération. Le journal de Jean-Paul Sartre a trahi la cause du peuple, alors on ne parlera pas au «chantre de la modernité néolibérale».Publiquement, il explique que Libération, c'est «le caniveau»responsable d'avoir donné la parole aux économistes et d'avoir introduit, dans le débat public, Patrick Artus, Daniel Cohen, Olivier Blanchard ou Thomas Piketty et d'autres qu'il traite de «crapules»devant un parterre acquis à sa cause. Ils sont 200, peut-être plus, réunis pour un forum économique à Aix-en-Provence. Ce refus de s'adresser à un journaliste de Libération, par ailleurs complice et responsable des turpitudes du journal pour avoir été chef du service Economie, sous l'autorité de Serge July, oblige à repartir de zéro, c'est-à-dire de son curriculum vitæ. Sur le site des Economistes atterrés, le curriculum vitæ se réduit à sa plus simple expression : «DR», pour directeur de recherches, et «CNRS», pour la case employeur. Pas grand-chose de plus sur Internet. Il faut donc extraire le curriculum vitæ déposé auprès du CNRS pour suivre son parcours, qui commence avec un diplôme d'ingénieur civil de l'Ecole des ponts et chaussées, promotion 1985. Peut-être l'envie de manier le manche de pioche vient-elle de cette époque. Ensuite, on le retrouve sur les bancs de l'Ecole des hautes études commerciales (HEC), pour un troisième cycle, à l'Institut supérieur des affaires (ISA). Nul n'est parfait. Un DEA et une thèse de doctorat soutenue à l'EHESS, en mars 1993, l'installent comme économiste et un rattachement à la section 35 du CNRS, en 2012, l'autorise à se présenter comme philosophe. Frédéric Lordon est donc économiste, philosophe mariant les deux disciplines avec intelligence dans, entre autres, son Essai d'anthropologie économique spinoziste (1). Mauvais procès Après, il faut écouter ce que dit Frédéric Lordon et reconnaître qu'il fait du bien à l'heure finissante du ni droite ni gauche, du «tout le monde a un peu raison». On peut lire la page courrier des lecteurs du Figaro ou lire Lordon pour retrouver son sens de l'orientation. Les uns et les autres fournissent des points d'appui pour s'extraire des sables mouvants. Si la lecture de ses ouvrages rebute à force d'être difficile d'accès, il se débrouille parfaitement dans les médias. Et si Frédéric Lordon ne parle pas à Libération (2), ça ne l'empêche pas de débattre sur France 2 dans Ce soir (ou jamais !), l'émission de Frédéric Taddeï, avec Thomas Piketty, alors chroniqueur à Libé, et d'accepter l'invitation de Nicolas Demorand, ancien directeur de la rédaction du journal honni, pour répondre aux questions des auditeurs pour Le téléphone sonne, sur France Inter. Que dit Frédéric Lordon ? Qu'il faut déconstruire une Europe qui n'a plus rien de démocratique, que l'austérité tue le malade, que l'euro est mort et qu'il faut revenir au franc, à la drachme ou à la peseta, et que la France doit retrouver sa souveraineté. Dit comme ça, caricaturalement, on peut se dire qu'il s'agit de propos de tribune sans grand intérêt, proches du Front national. Ce serait un mauvais procès. Il argumente et pose le problème. «L'Europe est-elle démocratique ?» lui demande Nicolas Demorand, sur l'antenne de France Inter. «La réponse est non, nous ne sommes pas en démocratie. […] Le caractère non démocratique de la construction européenne est inscrit dans ses traités. Les traités sont l'équivalent d'un texte constitutionnel qui devrait régir l'organisation du débat politique par des représentants interposés, sans présager du résultat de cette délibération parlementaire. Or, précisément, les traités européens préjugent de ce que doit être la politique monétaire, de la politique budgétaire et ils sont irréversibles […] alors que ces dispositions devraient tomber dans le périmètre de délibérations parlementaires.» Voilà posé ce que beaucoup appellent un «déficit de démocratie». Comment en sortir ? La réponse de Frédéric Lordon tombe comme un couperet : «Les chances de réformes sont nulles.» Là, on approche de la zone dangereuse, Frédéric Lordon devient punk : «No Future». Avec cette posture, on en vient logiquement à n'avoir que des ennemis, et on assiste à un émiettement consciencieux et quasi systématique de la gauche de la gauche. Frédéric Lordon ne s'arrête pas là. Le Monde en général, Edwy Plenel et Laurent Mauduit, cofondateurs de Mediapart sont dans le même bateau des traîtres. En d'autres temps, on parlait des «sociaux traîtres.» A l'été 2012, alors que Frédéric Lordon vient de débattre avec courtoisie au côté de Laurent Mauduit, il sort les couteaux dans un forum du Monde diplo. Pour qualifier l'ancien journaliste de Libération et du Monde, il évoque l'acteur principal «de la conversion de la gauche, je veux dire de la fausse gauche, de la gauche de droite, je veux dire de la fraction modérée de la droite au social-libéralisme».Et contre ceux qui ont retourné leur veste, il prévient : «J'ai mauvais caractère, je ne pratique par le pardon des péchés et, en plus, j'ai des archives bien tenues.» Bref, pour ceux qui n'auraient pas compris, il revendique «la colère» comme mode d'expression. «Unanimité médiatique» L'analyse de Thomas Piketty, déçu par un Parti socialiste qui a oublié de réaliser la réforme fiscale capable de lutter contre l'approfondissement des inégalités, fait-elle avancer le débat ? Frédéric Lordon y va à la hache. Il reconnaît l'ampleur du travail mené par l'économiste, mais rejette l'ensemble avec un argument étrange. Tout le monde salue le Capital au XXIe siècle ; il est donc suspect. Dans le Monde diplomatique, en avril 2015, Frédéric Lordon se lance dans une critique sans nuances. Dès les premières lignes, il évoque une «tromperie inséparablement intellectuelle et politique, dont le plus sûr indice est donné, en creux, par une unanimité médiatique sans précédent». Il poursuit : «Il faudrait vraiment que le monde ait changé de base pour que Libération, l'Obs, le Monde, l'Expansion et aussi le New York Times, le Washington Post, etc. communient à ce degré de pâmoison.» Voilà l'ennemi : le reste du monde. Il ne reste donc, en définitive, que le Monde diplo, qui héberge son blog, la Pompe à phynance, avec lequel il mène un compagnonnage un peu distant, ou les Economistes atterrés avec lesquels il cultive le dedans dehors. On pourrait appeler ça le syndrome de Spinoza. Baruch Spinoza que Frédéric Lordon a longuement fréquenté et préfère finir seul, enfermé avec sa bibliothèque, exclu par la communauté juive d'Amsterdam, plutôt que de renoncer à ses idées. Personne ne donnera tort à Spinoza, mais sa solitude ne fonde pas sa raison. Violence symbolique De toute manière, à quoi bon débattre, encore faudrait-il que l'échange d'idées lui-même ait un sens. Il n'en a pas : «L'incrustation institutionnelle est tellement profonde que l'on n'arrivera pas à s'en débarrasser avant une décennie.» Il évoque un «soulèvement». Il faut «leur faire peur», répète-t-il sans donner plus de contenu à cette intention. Au XIXe siècle, on parlait du nihilisme. Dans les années 70, en France, en Allemagne ou en Italie, cela s'appelait le terrorisme, ou la lutte armée. Frédéric Lordon s'arrête à la violence symbolique portée par des mots dont il ne dit pas qu'ils dépassent sa pensée. On s'interrogera plus tard sur la responsabilité de l'intellectuel si des petites mains passent à l'acte en reprenant les mots d'Aragon dans Front rouge : «Descendez les flics / Camarades / Descendez les flics[…]. Feu sur Léon Blum […]. Feu sur les ours savants de la social-démocratie.» Le poète admirateur de Staline écrivait cela au début des années 30, peu de temps avant que Moscou ne valide la stratégie d'union avec la SFIO au sein du Front populaire. Quand il dit, publiquement, «il faut leur mettre les jetons» aux gens de la finance, quand il prône «le soulèvement», lui-même semble un peu embarrassé. Un jour qu'il entre au cinéma, il se retrouve avec Baudouin Prot, alors patron de la BNP, il songe bien à en venir aux poings, se propose de lui raser le crâne, comme il le raconte lui-même dans un colloque organisé par le Monde diplomatique, mais, finalement, il va s'installer dans la salle. Il était visiblement très en colère ce soir-là. (1) L'Intérêt souverain. Essai d'anthropologie économique spinoziste, coll. Armillaire, aux éditions La Découverte, 250 pp., 2006, réédition Poche, augmentée d'une préface inédite, 2011. (2) Nous avons eu un échange de mails avec Frédéric Lordon qui se termine par une injonction : «Ce dont il ne saurait être question également, c'est que la moindre partie de notre présent échange perde son caractère strictement privé.» Un off épistolaire en quelque sorte qui place son interlocuteur dans une position intenable.
Source : Libération, Philippe Douroux, 29-02-2016, |
Frédéric Lordon devrait être flatté car monsieur Douroux n'écrit que sur les gens de qualité qui ne veulent pas le rencontrer ou du moins qui ne veulent pas que cela se sache. Alexandre Grothendieck n'avait pas voulu rencontrer monsieur Douroux et bien celui-ci est venu l'observer à de nombreuses reprises dans son petit village et a écrit un livre sur lui après sa mort.
RépondreSupprimerAlexandre Grothendieck était intransigeant et sinon colérique tout au moins adoptait facilement le ton de l'imprécation. La ressemblance entre les deux personnages n'est pas une simple vue de l'esprit, elle n'a pas échappé à monsieur Douroux qui a dû y voir un signe du destin : Il était le journaliste des caractères bien trempés qui ne transigent sur rien !
Reste à savoir si Frédéric Lordon aura droit, comme son illustre aîné, à une présence attentive à sa personne dans son quartier, à une biographie posthume et s'il aura sur ses vieux jours la délicate attention de se faire ermite.
Il y a certainement des points communs entre l'économiste Frédéric Lordon et le mathématicien-écologiste Alexandre Grothendieck. L'un et l'autre ont ou ont eu un rapport intransigeant à la vérité et méprisé le mot compromission.
Alexandre Grothendieck toujours à questionner le fondement des choses, fidèle à l'idéal d'émancipation démocratique de son père, n'aurait jamais pris comme allant de soi que le mot de démocratie ne puisse se conjuguer avec le mot monétaire : démocratie monétaire, droit de vote monétaire également réparti entre tous les citoyens qui partagent l'usage d'une même monnaie, autant d'idées qui devraient être les leviers aptes à mettre à bas les féodalités financières esclavagistes qui nous gouvernent en nous laissant le maigre leurrre de la démocratie politique avec son droit de vote qui en fait pèse bien peu face à ceux qui ont confisqué le pouvoir de création monétaire ex nihilo.
Tout argent, catalyseur d'échange de valeurs, n'a, au moment de sa création, aucune raison d'appartenir plus à Pierre, Jacques ou Paul. Il n'est au moment de cette création le faire valoir d'aucune valeur échangée. Sa vraie vocation est d'être, comme un droit de vote réparti entre citoyens libres et égaux, distribué équitablement entre chaque être humain appartenant à la communauté pour qu'il lui permette de s'inscrire dans les circuits d'échanges de valeurs de son choix.
Aujourd'hui le pouvoir de création monétaire est confisqué par une maigre oligarchie, les valeurs que cet argent permet d'échanger sont par conséquent imposées aux non citoyens-monétaires que nous sommes en grande majorité, qui doivent se soumettre et faire leurs ces valeurs.
Retirons aux banques et autres institutions financières le droit exorbitant de créer des moyens de paiement. Rendons ce droit aux citoyens âges de 1 jour à 120 ans sur une base démocratiquement égalitaire et laissons aux banques la noble tâche de gérer l'argent de leurs déposants pour en faire des prêts. Gageons que les bonus des financiers seront moins indécents et que l'écart de richesse, si cher au naif M Piketty, entre riches et pauvres sera bien plus représentatif du talent de chacun à rendre service à la société.
Vive Frédéric Lordon, vive Alexandre Grothendieck pour ce qu'en prophètes des temps modernes ils nous indiquent de chemins de vérité.