[2006] Frontières de sang, par Ralph Peters
Source : Armed Forces Journal, le 01/06/2006 A quoi ressemblerait un Moyen-Orient amélioré Les frontières internationales ne sont jamais complètement justes. Mais le degré d’injustice qu’elles infligent à ceux qu’elles forcent à vivre ensemble ou qu’elles séparent fait une énorme différence – bien souvent la différence entre liberté et oppression, tolérance et atrocité, légalité et terrorisme, ou même la paix et la guerre. Les frontières les plus arbitraires et les plus déformées du monde se situent en Afrique et au Moyen-Orient. Dessinées par les intérêts particuliers des Européens (qui ont eu eux-mêmes suffisamment de problèmes à définir les leurs), les frontières africaines continuent de provoquer la mort de millions d’habitants de ces régions. Mais les frontières injustes du Moyen-Orient – pour emprunter à Churchill – génèrent plus de mal que ce qui peut être résorbé localement. Alors que le Moyen-Orient a – et de loin – de nombreux autres problèmes que de simples frontières dysfonctionnelles – de la stagnation culturelle aux scandaleuses inégalités et au fanatisme religieux le plus sanglant– le plus grand tabou dans la difficulté à rendre l’échec de cette région compréhensible n’est pas l’Islam mais les horribles et pourtant sacro-saintes frontières internationales adorées par nos diplomates. Bien sûr, aucune modification de frontières, même draconienne, ne pourrait satisfaire toute les minorités du Moyen-Orient. Dans certains cas, des groupes ethniques et religieux sont entremêlés et se sont mariés entre eux. Partout ailleurs, les réunions fondées sur “La Foi ou le Sang” semblent ne pas être aussi joyeuses que ce que leurs partisans en attendent. Les frontières projetées sur les cartes qui accompagnent cet article redressent les erreurs dont souffrent les groupes de populations les plus significatifs, tels que les Kurdes, les Baloutchis, les chiites arabes, mais n’arrivent toujours pas à prendre correctement en compte les chrétiens du Moyen-Orient, les Bahaïs, les Ismaïliens, les Naqshbandis et de nombreux autres minorités moins nombreuses. Et un autre tort qui nous hante ne pourra jamais être redressé par le don d’un territoire : le génocide perpétré contre les Arméniens par l’Empire Ottoman en voie de disparition. Toutefois, même avec toutes les injustices que ces limites réinventées ne résolvent pas, sans révisions majeures de ces frontières, on ne verra jamais un Moyen-Orient plus pacifique. Même ceux qui ont en horreur le sujet du changement de frontières seraient bien inspirés de s’engager dans un exercice de réflexion où ils chercheraient à concevoir des délimitations nationales entre le Bosphore et l’Indus, qui irait vers plus de justice, en dépit d’imperfections éventuelles. On peut admettre le fait que les instances gouvernementales internationales n’ont jamais été capables de trouver, hormis la guerre, une façon efficace d’ajuster les frontières qui posaient problème, néanmoins, un effort intellectuel pour saisir ce que peuvent être les frontières “organiques” du Moyen-Orient nous aide à comprendre l’étendue des difficultés auxquelles nous faisons face et continuerons à faire face. Nous sommes en présence de monstruosités colossales, créées par l’homme et qui ne cesseront de générer haine et violence jusqu’à ce qu’elles soient corrigées. Quant à ceux qui refusent de “penser l’impensable,” qui déclarent que les frontières ne doivent pas changer et que c’est ainsi, il serait utile de leur rappeler que les frontières n’ont cessé de changer au cours des siècles. Les frontières n’ont jamais été statiques et, beaucoup, du Congo au Caucase en passant par le Kosovo, continuent de changer (tandis qu’ambassadeurs et représentants spéciaux détournent le regard pour étudier le vernis sur la pointe de leurs souliers). Oh, et un petit secret vieux de 5 000 ans d’histoire : l’épuration ethnique, ça marche. A commencer par la question frontalière la plus délicate pour les lecteurs américains : pour qu’Israël ait un quelconque espoir de vivre dans des conditions de paix raisonnables avec ses voisins, il devra retourner à ses frontières d’avant 1967 – avec des réajustements locaux essentiels pour des raisons de sécurité. Mais la question des territoires entourant Jérusalem, ville maculée de milliers d’années sanglantes, restera probablement insoluble de notre vivant. Là où tous les partis ont transformé leur Dieu en magnat de l’immobilier, des conflits sur les terrains – littéralement – démontrent une pugnacité avec laquelle ne rivalisent pas la rapacité pour la richesse pétrolière ou les querelles ethniques. Laissons donc de côté cette seule question étudiée à n’en plus finir et tournons-nous vers celles qui restent soigneusement ignorées. L’injustice la plus manifeste dans ces territoires notoirement injustes qui se trouvent entre les montagnes des Balkans et l’Himalaya, est l’absence d’un État kurde indépendant. Entre 27 et 36 millions de Kurdes vivent dans des pays qui jouxtent le Moyen-Orient. (Le nombre exact de Kurdes n’est pas connu avec précision puisqu’aucun État n’a jamais autorisé un recensement fiable.) Ils sont plus nombreux que les Irakiens, et même si l’on choisit de prendre en compte le chiffre le plus bas, ils représentent le plus grand groupe ethnique du monde à ne pas avoir son propre État. Pire encore, les Kurdes ont été opprimés par tous les gouvernements qui ont contrôlé les collines et les montagnes où ils vivent depuis l’époque de Xénophon. Les États-Unis et les membres de leur coalition ont, après la chute de Bagdad, une magnifique chance de commencer à remédier à cette injustice. L’Irak, ce monstre à la Frankenstein, cet État rapiécé avec des lambeaux disparates, aurait dû être divisé immédiatement en trois États. Nous avons échoué par lâcheté et par manque de vision, forçant les Kurdes à soutenir le nouveau gouvernement irakien, ce qu’ils font en contrepartie de notre bonne volonté à leur égard. Toutefois ne nous y trompons pas : si un référendum libre était organisé, 100 pour cent des Kurdes voteraient pour l’indépendance. Comme le feraient les Kurdes de Turquie, une population durement et longuement éprouvée, ayant enduré des décennies d’oppression militaire violente pendant lesquelles ils étaient ravalés au rang de “Turcs des montagnes” et ce afin de détruire leur identité. Tandis que la situation critique des Kurdes aux mains d’Ankara s’était quelque peu allégée au cours de la dernière décennie, récemment la répression s’est à nouveau intensifiée et le cinquième oriental de la Turquie peut être considéré comme territoire occupé. Comme les Kurdes de Syrie et d’Iran, eux aussi, se précipiteraient pour rejoindre un Kurdistan indépendant s’ils le pouvaient. Le refus des démocraties légitimes du monde occidental de promouvoir l’indépendance des Kurdes est un péché d’omission contre les droits de l’homme bien pire que les péchés par commission, mineurs et malhabiles, qui régulièrement enflamment nos médias. A propos, un Kurdistan libre, s’étendant du Diyarbakir en passant par Tabriz serait l’État le plus pro-occidental entre la Bulgarie et le Japon. Si l’on procédait à des regroupements équitables dans cette région, nous aurions trois provinces à majorité sunnite qui formeraient un État tronqué. Celui-ci pourrait finir par choisir de s’unir avec une Syrie qui perdrait son littoral en faveur d’un Grand Liban, orienté vers la Méditerranée : la Phénicie qui renaîtrait. Le sud chiite de l’ancien Irak formerait la base d’un État arabe chiite qui borderait la plus grande partie du golfe Persique. La Jordanie garderait son territoire actuel avec une avancée au sud, aux dépens des Saoudiens. L’État artificiel qu’est l’Arabie saoudite subirait, quant à lui, un démantèlement aussi important que le Pakistan. La famille royale saoudienne considère La Mecque et Médine comme son fief, et c’est là une cause fondamentale de la grande stagnation du monde musulman. Avec les sanctuaires les plus sacrés de l’Islam sous contrôle de l’État policier d’un des régimes les plus fanatiques et oppressifs du monde — un régime à la tête d’une énorme rente pétrolière, imméritée — les Saoudiens ont pu projeter bien au-delà de leurs frontières leur vision wahhabite d’une foi intolérante aux règles rigoristes. L’ascension des Saoudiens à cette richesse, dont ils ont tiré leur influence, a été la pire chose qui pouvait arriver au monde musulman, dans son ensemble, depuis le temps du Prophète, et la pire chose pour les Arabes depuis la conquête, sinon par les Mongols, par les Ottomans. Certes les non-musulmans ne pourraient rien changer dans le contrôle des cités saintes de l’islam, mais imaginez donc à quel point le monde musulman se porterait mieux si La Mecque et Médine étaient gouvernées par un conseil tournant, représentatif des plus importants mouvements et universités d’un État islamique sacré, un peu comme un Super-Vatican musulman. Au lieu de procéder par arrêtés, on y débattrait de l’avenir de cette grande foi. La vraie justice consisterait — même si cette perspective ne nous enthousiasme pas vraiment — à donner les champs de pétrole de l’Arabie saoudite aux Arabes chiites qui vivent dans cette région, tandis qu’un quart-de-cercle sud-est irait au Yémen. Voyant son domaine restreint aux Saudi Homelands Independent Territory (le Territoire indépendant des Saoudiens autour de Riyad), la famille royale n’aurait plus la même capacité de nuisance vis-à-vis de l’Islam et du monde. L’Iran, un État aux frontières complètement loufoques, perdrait une grande partie de son territoire au profit de l’Azerbaïdjan unifié, du Kurdistan libre, de l’État arabe chiite et du Baloutchistan libre ; mais il gagnerait les provinces situées autour d’Hérat, dans l’actuel Afghanistan. C’est là une région qui a des affinités linguistiques et culturelles avec la Perse. L’Iran deviendrait donc ainsi, de nouveau, un État ethniquement perse et la question la plus difficile serait de décider s’il doit garder le port de Bandar Abbas ou le céder à l’État chiite arabe. Ce que l’Afghanistan perdrait au profit de la Perse à l’ouest, il le gagnerait à l’est, les tribus de la frontière nord-ouest du Pakistan seraient réunies avec leurs frères afghans (le but de cet exercice n’est pas de dessiner des cartes telles qu’on les aimerait mais telles que les populations locales les préféreraient). Le Pakistan, un autre État artificiel, perdrait aussi son territoire baloutche au profit du Baloutchistan libre. Le Pakistan « naturel » restant se situerait entièrement à l’est de l’Indus, à l’exception d’une pointe près de Karachi. Les villes-États des Émirats Arabes Unis auraient un destin mitigé – ce qui, dans la réalité sera probablement le cas. Certaines pourraient être incorporées à l’État chiite arabe bordant une grande partie du golfe Persique (un État qui évoluera probablement comme un contrepoids, plus qu’un allié, de l’Iran persique). Puisque toutes les cultures puritaines sont hypocrites, Dubaï, par nécessité, serait autorisée à garder son statut pour riches débauchés. Le Koweït resterait dans ses frontières actuelles, tout comme Oman. Dans chaque cas, ce redécoupage hypothétique des frontières reflète le communautarisme religieux ou ethnique, dans certains cas les deux. Bien entendu, si nous pouvions donner un coup de baguette magique et modifier les frontières en discussion, nous préférerions certainement le faire de façon sélective. Néanmoins, l’examen de la carte révisée, par contraste avec celle montrant les frontières actuelles donne une idée des grands torts que des frontières dessinées par les Français et les Anglais au XXe siècle ont pu faire dans une région qui peinait à émerger des humiliations et défaites du XIXe siècle. Corriger les frontières pour refléter la volonté du peuple est peut-être impossible. Pour l’instant. Mais avec du temps, et l’inévitable bain de sang qui se produira, des frontières nouvelles et naturelles émergeront. Babylone est tombée plus d’une fois. En attendant, nos hommes et nos femmes en uniforme continueront de se battre pour la protection contre le terrorisme, pour la perspective de la démocratie et pour l’accès à des sources de pétrole dans une région vouée à une lutte interne. Les divisions humaines actuelles et unions forcées entre Karachi, ajoutées aux malheurs auto-infligés de la région, forment un terrain aussi propice à l’extrémisme religieux, à une culture du reproche et au recrutement de terroristes que quiconque souhaiterait le concevoir. Partout où les hommes et les femmes regrettent leurs frontières, ils se cherchent avec enthousiasme des ennemis. De la surproduction de terroristes dans le monde à la raréfaction des sources d’énergie, les déformations actuelles du Moyen-Orient promettent une aggravation de la situation, pas une amélioration. Dans une région où seuls les pires aspects du nationalisme ont jamais pris le contrôle et où les aspects les plus dégradés de la religion menacent de dominer une foi désabusée, les États-Unis, leurs alliés et, par-dessus tout, nos forces armées peuvent chercher des crises sans fin. Alors que l’Irak semble fournir un contre-exemple d’espoir – si nous ne quittons pas prématurément son sol – le reste de cette vaste région présente des problèmes qui empirent sur presque tous les fronts. Si les frontières du grand Moyen-Orient ne peuvent être modifiées pour refléter les liens naturels du sang et de la foi, nous pouvons considérer comme un article de foi qu’une partie du sang versé dans la région sera le nôtre. • • • QUI GAGNE, QUI PERD Les gagnants Afghanistan Arménie Azerbaïdjan Baloutchistan libre État arabe chiite État islamique sacré Iran Jordanie Kurdistan libre Liban Yémen • Les perdants Afghanistan Arabie saoudite Cisjordanie Émirats Arabes Unis Irak Iran Israël Koweït Pakistan Qatar Syrie Turquie Ralph Peters est l’auteur du nouveau livre “Never Quit the Fight”, à paraître le 4 juillet. Source : Armed Forces Journal, le 01/06/2006 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Frontières de sang : Une proposition visant à redessiner un “Nouveau Moyen-Orient”Source : Brilliant Maps, le 11/06/2015 La carte apporterait des changements de grande envergure à travers la région, tels que : Israël : Retourne à ses frontières d’avant 1967. La Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak perdent tous du territoire pour créer un Kurdistan libre. Le Kurdistan libre : Nouvel État créé pour les Kurdes. Le Grand Liban : Renaissance de la Phénicie qui gagne aussi du territoire aux dépens de la Syrie. La Grande Jordanie : Gagne du territoire aux dépens des Saoudiens. L’Irak sunnite : Un des trois États successeurs de l’Irak, celui-là étant évidemment principalement sunnite. L’État Arabe Chiite : Un autre successeur de l’Irak, hébergerait la population chiite actuelle de l’Irak tout en gagnant du territoire de l’Iran. L’État Sacré Islamique : Un nouvel État qui agirait comme un Vatican musulman pris à l’Arabie saoudite. L’Arabie saoudite : Perd du territoire au profit de la Jordanie, de l’État Arabe Chiite, du Yémen et de l’État Sacré Islamique. Le Yémen : Prend des terres à l’Arabie saoudite. Les Émirats Arabes Unis : Perdent des territoires au profit de l’État Arabe Chiite, même si Dubaï restera probablement un terrain de jeu indépendant pour les riches. Le Koweït et Oman garderaient leurs frontières actuelles. L’Azerbaïdjan : Gagne du territoire sur l’Iran. L’Iran : Perd du terrain au profit du Kurdistan, de l’État Arabe Chiite, de l’Azerbaïdjan et du Baloutchistan libre, mais gagne du territoire sur l’Afghanistan. Le but est de rendre l’Iran encore plus persique. Baloutchistan libre : Nouvel État destiné au peuple baloutche à découper à partir du Pakistan et de l’Iran. Afghanistan : Perd du terrain au profit de l’Iran à l’ouest, mais gagne du terrain sur le Pakistan à l’est. Pakistan : Perd du territoire au profit à la fois du Baloutchistan et de l’Afghanistan. Il se situerait dès lors presque entièrement à l’est de l’Indus. Source : Brilliant Maps, le 11/06/2015 Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source. |
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