La Syrie et les statistiques de la guerre, par Nassim Nicholas Taleb
Source : Opacity, le 22/11/2016
Ne croyez rien de ce que vous entendez, une partie de ce que vous lisez, la moitié de ce que vous voyez
Quand Pasquale Cirillo et moi-même avons examiné les comptes-rendus historiques de guerres pour notre analyse statistique sur la violence, nous avons découvert d’importantes lacunes – les gens prennent les chiffres pour des vérités, bien que de nombreux rapports aient été fabriqués. De nombreux historiens, “scientifiques” politiques et autres tombent dans le piège puis en arrivent à écrire des livres. Par exemple, nous avons découvert que l’amuseur scientifique Steven Pinker basait son analyse sur la sévérité de la rébellion An Lushan sur une mauvaise surestimation – le nombre réel de pertes pourrait être abaissé d’un ordre de grandeur. La majeure partie de la thèse de Pinker sur la chute dans la violence dépend d’un passé encore plus violent ; cela a été plus tard discrédité (la thèse est bancale n’importe comment, comme les affirmations générales de Pinker entrent en conflit avec les données statistiques qu’il produit). Peter Frankopan, dans son magistral “The Silk Roads” (Les Routes de la Soie) semble cerner la question : les estimations de victimes des invasions mongoles ont été gonflées, car leurs comptes exagéraient la dévastation pour intimider les adversaires (le propos de la guerre n’est pas tant de tuer, que de soumettre). Notre principale explication technique est ici.
Mais ce ne sont pas juste les idioties de Steven Pinker : les chiffres de nombreuses guerres semblent sortir de nulle part. Des journalistes citent quelqu’un à une conférence ; ça suit son chemin au Monde ou au New York Times et ce chiffre devient LA référence pour les prochaines générations. Dans notre tentative de bâtir une méthode rigoureuse d’historiographie quantitative, nous avons conçu des techniques de robustesse statistique : elles consistent à “bootstrapper” [https://fr.wikipedia.org/wiki/Bootstrap_(statistiques), NdT] des histoires du passé considérant le passé comme une réalisation entre l’estimation la plus basse et la plus haute possible, produisant des dizaines de milliers de “chemins historiques” et d’évaluer la “robustesse” comme un élément pour modifier le tout. Plus déprimant, nous n’avons trouvé aucun historien qui se soit préoccupé de faire un semblable travail de nettoyage ou de vérification de robustesse – cependant, voilà, l’outil statistique est là pour servir.
Cela m’a frappé que je doive examiner le nombre de réfugiés Syriens estimés au Liban – ici encore les chiffres volent dans tous les sens sans beaucoup de rigueur, se gonflant de rapport en rapport. Mais on peut évaluer le biais : ils sont potentiellement surestimés (comme Amin Maalouf l’a commenté, le mécanisme du téléphone arabe rend les gens plus enclins à augmenter le nombre pour obtenir plus d’attention). D’ailleurs, dans une commune du Liban, on m’a dit que le nombre de réfugiés réel, bien qu’important, était considérablement inférieur à celui utilisé par les bureaucrates des Nations Unies. Mon sentiment est que le vrai nombre est environ le tiers de ce qui a été publié. Alors que cela est très optimiste pour le Liban (il devrait y avoir moins de réfugiés qu’ils le prétendent, donc nous ne devons pas nous inquiéter autant pour la stabilité de la région), ce n’est pas bon pour l’économie et les financements des agences de l’ONU, et le style de vie de leurs bureaucrates.
A présent, l’estimation raisonnable des victimes de la guerre syrienne. On a parlé d’un demi-million de morts en Syrie. On a aussi entendu parler du grand nombre de “tués” par Poutine, Assad, et La Grande Catherine (qui est arrivée pour harceler les Ottomans du Levant après son invasion de la Crimée). C’est facile de vérifier que la plupart des informations que l’on a sur le “boucher” de Damas sont suspectes : des agences de communication de Washington et de Londres financées par des Saoudiens-Qataris ont montré des signes évidents d’hyperactivité. Tout comme le nombre des hôpitaux d’Alep-Est là où est basé al-Qaïda (et d’où ils bombardent les civils dans les autres parties de la ville), pareil pour le nombre d’hôpitaux par habitant ici qui me semble être plusieurs fois la moyenne par rapport au reste du monde (tous les jours on apprend que les Russes ont détruit un autre hôpital, encore que le porte-parole du Département d’État John Kirby n’a pu donner un seul nom ou adresse des cinq hôpitaux dont il parlait juste avant). Je vois les propagandistes et les apologistes d’al-Qaïda comme Charles Lister (à l’Institut du Moyen-Orient fondé par les salafistes) jeter des chiffres qui seront repris – oui, des idiots citeront des chiffres venant du propagandiste d’al-Qaïda Charles Lister, et qui finalement pourront être cités ensuite par un journal honorable, et donc rester gravés pour la postérité. J’ai une fois vu un journaliste américain sérieux (“expert de la Syrie”) poster sur un réseau social des scènes macabres comme témoignage des meurtres d’Assad : la photo des “enfants victimes d’Assad en train de mourir” a été vraisemblablement prise en Lybie quatre ans auparavant ; il apparut que cette photo a été “mise en avant” par une agence de communication financée par les Qataris. Sa réaction a été inexcusable : “Ne pensez-vous pas que Assad soit capable de tels crimes ?”
Ne croyez rien de ce que vous entendez, une partie de ce que vous lisez, la moitié de ce que vous voyez, c’est un vieil adage de commerçant. En tant que commerçant et statisticien/mathématicien, j’ai appris à prendre les données au sérieux, à ne croire les chiffres de personne, et à éviter les gens assez naïfs pour engager une politique basée sur des images de destruction épouvantables, mais discutables : la fausse image d’un enfant mourant est quelque chose que personne ne peut remettre en cause sans passer pour un salaud. En tant que citoyen, je demande que le terme de “meurtrier” soit déterminé par une cour de justice, pas par des organisations financées par les Saoudiens – une fois que quelqu’un est appelé meurtrier ou boucher, les jeux sont faits. Je ne peux pas croire que les gouvernements et les bureaucrates puissent être si stupides. Mais ils le sont.
Note: Personne ne peut prétendre que je sois un apologiste d’Assad. Assad a explosé notre maison a Amioun en 1982 quand mon grand-père, en tant que membre du parlement, a voté pour Bashir. Mais je surmonte ma rancœur personnelle pour jeter un regard scientifique et humaniste : le Jihad Islamiste Sunnite est beaucoup trop dangereux pour laisser ma rancune se mettre en travers du chemin.
PS: Il apparait que le bilan réaliste du soulèvement du Hama par les Frères Musulman en 1979-1982, habituellement accusé d’avoir causé entre 30 000 et 40 000 victimes, pourrait en avoir causé environ 2000. Plus grave, le gonflement mystérieux de l’estimation s’est installé au cours du temps sans nouvelle information. (Données des rapports déclassifiés produites par Sharmine Narwani.)
PPS: Bill Clinton, alors président, avait fait une déclaration en 1999, au sujet des victimes en Bosnie, Serbie et Croatie comme étant autour de 250 000 morts : au moins deux à trois fois le nombre total de l’estimation supérieure en cours. Mais l’inflation de Clinton devint dingue quand il fut question du Kosovo : sur les 100 000 Kosovars disparus, seulement 3000 à 5000 ont vraiment été des victimes. Pourtant il a bombardé l’endroit et diabolisé les Serbes sur la base de cette information. Il est à noter que les agences de communication financées par les Saoudiens furent également actives sur le Kossovo.
Source : Opacity, le 22/11/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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