samedi 22 août 2020

Le désastre de l’ingénierie de l’utopie – par Chris Hedges

Source : Truthdig, Chris Hedges Karl Popper, dans « The Open Society and Its Enemies », met en garde contre l’ingénierie utopique, les transformations sociales massives menées par ceux qui croient avoir trouvé une vérité révélée. Ces ingénieurs utopistes procèdent à la destruction massive de systèmes, d’institutions et de structures sociales et culturelles dans un vain effort pour réaliser leur vision. Ce faisant, ils démantèlent les mécanismes autorégulateurs des réformes progressives et fragmentaires qui font obstacle à cette vision. L’histoire regorge d’utopistes désastreux – les Jacobins, les marxistes, les fascistes et maintenant, à notre époque, les mondialistes ou les impérialistes néolibéraux. L’idéologie du néolibéralisme, qui n’a aucun sens économique et qui exige une ignorance délibérée de l’histoire sociale et économique, est la dernière itération de projets utopiques. Elle postule que la société humaine atteint son apogée lorsque les actions entrepreneuriales individuelles sont libérées des contraintes gouvernementales. La société et la culture devraient être dictées par la primauté des droits de propriété, l’ouverture du commerce – qui envoie des emplois manufacturiers dans des ateliers clandestins en Chine et dans le Sud et permet la circulation de l’argent à travers les frontières – et des marchés mondiaux sans entraves. Les marchés du travail et des produits devraient être déréglementés et libérés de la surveillance gouvernementale. Les financiers mondiaux devraient se voir confier le contrôle des économies des États-nations. Le rôle de l’État devrait être réduit à garantir la qualité et l’intégrité de l’argent, ainsi que la sécurité intérieure et extérieure, et à privatiser le contrôle des terres, de l’eau, des services publics, de l’éducation et des services gouvernementaux tels que les services de renseignements et souvent l’armée, les prisons, les soins de santé et la gestion des ressources naturelles. Le néolibéralisme convertit le capitalisme en une idole religieuse. Cette vision utopique du marché, bien sûr, n’a aucun rapport avec sa réalité. Les capitalistes détestent les marchés libres. Ils cherchent à contrôler les marchés par le biais de fusions et d’acquisitions, en rachetant la concurrence. Ils saturent la culture avec de la publicité pour manipuler les goûts et la consommation du public. Ils se livrent à la fixation des prix. Ils construisent des monopoles inattaquables. Ils mettent en place, sans contrôle ni surveillance, des systèmes de spéculation sauvage, de prédation, de fraude et de vol. Ils s’enrichissent par le rachat d’actions, les combines à la Ponzi, la destruction structurée des actifs par l’inflation, le démembrement des actifs et l’imposition au public d’une dette accablante. Aux États-Unis, ils saturent le processus électoral d’argent, achetant l’allégeance des élus des deux partis au pouvoir pour légiférer sur les boycotts fiscaux, démolir les règlements et consolider encore plus leur richesse et leur pouvoir. Ces capitalistes d’entreprise dépensent des centaines de millions de dollars pour financer des organisations telles que la Business Roundtable et la Chambre de commerce et des groupes de réflexion comme la Heritage Foundation pour vendre l’idéologie au public. Ils font des dons aux universités, à condition que ces dernières soient fidèles à l’idéologie dominante. Ils utilisent leur influence et leur richesse, ainsi que leur propriété des plateformes médiatiques, pour transformer la presse en leur porte-parole. Et ils font taire les hérétiques ou leur rendent la tâche difficile pour trouver un emploi. La flambée des valeurs boursières, plutôt que la production, devient la nouvelle mesure de l’économie. Tout est financiarisé et marchandisé. Lire la suite
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Pour moi, agriculteur, fini la betterave !

Par Jean-François Pâques. Je suis agriculteur sur une petite exploitation en Champagne crayeuse. Après avoir arrêté la culture du colza depuis 2019 car devenu difficile à implanter (sécheresse d’été), et encore plus difficile à désherber avec la suppression de certains herbicides, c’est celle de la betterave que je risque fort d’arrêter. En plus du prix de vente historiquement bas, je subis comme tous mes voisins la présence de jaunisse qui va amputer mon rendement de 20 ou 30 %, malgré plusieurs insecticides en végétation au coût non négligeable, qui ont été moins efficaces contre les pucerons que les néonicotinoïdes qu’on nous a retirés l’an dernier pour des raisons purement idéologiques. C’était soi-disant pour protéger les abeilles, mais comme les betteraves ne fleurissent pas, les abeilles n’y viennent pas. L’interdiction des néonics est donc totalement infondée. Donc fini la betterave, et je ne serai pas le seul. Sans betteraves, les sucreries ne vont pas tarder à fermer. Et donc adieu mes parts sociales dans ma coop betteravière. Adieu aussi les centaines d’emplois dans ces sucreries, et chez tous les sous-traitants qui y travaillent. À la récolte, des dizaines de transporteurs approvisionnent les usines en betteraves (deux millions de tonnes par an pour la seule sucrerie où je livre), et la saison betteravière est souvent une grosse part de leur chiffre d’affaires. Dommage pour eux, ils devront trouver autre chose à transporter, pour ceux qui ne feront pas faillite. Ces mêmes transporteurs évacuaient les pulpes vers les éleveurs du coin, qui trouvaient ainsi une nourriture de qualité pour leurs animaux. Il devront trouver autre chose. Et la pulpe va aussi en usine de déshydratation, en prenant le relais de la campagne de luzerne. Sans toutes ces tonnes de pulpes à traiter, la luzerne seule ne va pas suffire à rentabiliser nos déshydrateurs qui vont donc devoir diminuer leurs prix, payés aux agriculteurs, pour ne pas crouler. Et si le prix de la luzerne baisse, rares seront les agriculteurs qui continueront à en cultiver. Et donc disparition aussi des déshydrateurs, de leurs salariés, et d’une autre source d’aliments de qualité pour nos éleveurs. Colza, betterave, luzerne, ça fait déjà trois cultures qui dégagent. Au passage, colza et luzerne sont deux cultures très fréquentées par les abeilles. Où iront-elles butiner quand ces cultures ne seront plus là ? Pour sauver les abeilles, on en arrive à faire disparaître leurs sources d’approvisionnement ! Bien joué ! Mais ce n’est pas fini. Accolées à nos sucreries, il y a parfois des distilleries. Sans sucrerie, pas de distillerie. On allonge donc la liste des chômeurs à venir. Au nord de Reims, un gros complexe agro-industriel majoritairement coopératif associe ainsi une distillerie à une sucrerie et à plusieurs autres usines, les sous-produits d’une usine servant de matière première à l’usine d’à côté (voir ici). Cette distillerie a la particularité de travailler avec des sous-produits betteraviers et du blé. Elle engloutit ainsi 400 à 450 000 tonnes de blé par an. Mais elle ne peut pas travailler qu’avec du blé. Donc si la sucrerie ferme, la distillerie ferme aussi, et le blé devra trouver une autre destination. La distillation du blé produisait des drèches, qui vont donc disparaître aussi. C’est un troisième aliment de choix pour l’élevage qui disparaît. Heureusement que le Brésil et les USA sont prêts à nous vendre du maïs et du soja en grandes quantités pour compenser. Produits souvent OGM. Ce n’est pas un problème car sans danger, mais interdit de production chez nous. On continue�? Dans les groupe d’usines pré-citées, il y a une amidonnerie (encore 400 à 450 000 tonnes de blé par an). Pour améliorer ses process, elle utilise certains sous-produits de la sucrerie et de la distillerie voisines. Sans celles-ci, on supprime son avantage technique et économique par rapport à ses concurrents. Dans cet ensemble on trouve aussi de la production d’acide hyaluronique utilisé en cosmétique. Production menacée si les ingrédients de base provenant des usines voisines disparaissent. Et c’est un produit à haute valeur ajoutée qui est menacé. Les concurrents s’en réjouiront. À condition d’avoir une production de biomasse… Au final, nos petites copines abeilles, qui n’ont jamais butiné une fleur de betterave, vont pleurer la disparition du colza et de la luzerne, alors que pas une n’a jamais souffert des néonics qui protégeaient nos betteraves jusqu’à l’an dernier. Les éleveurs vont pleurer la disparition de leur source de pulpes de betteraves, de drèches de blé, de luzerne déshydratée et autre balles de luzerne, de tourteaux de colza (sans colza, adieu aussi les usines locales de trituration de colza). Les agriculteurs vont pleurer la fin de cultures bonnes pour l’environnement (luzerne), bonnes pour diversifier les rotations, bonnes pour leur revenu (autrefois). Il vont faire des céréales et… des céréales. Et Bruxelles leur dira qu’ils ne respectent pas les critères de diversification. Quelques cultures semencières (pois, graminées…) ne suffiront pas à assurer une diversification et un revenu suffisant. Les transporteurs vont pleurer la disparition de la betterave. Les agriculteurs-coopérateurs vont pleurer la disparition de leurs parts sociales souscrites dans leurs coops betteraves et luzerne qui risquent de couler. Les salariés de toutes les usines concernées vont pleurer en allant pointer à Pôle Emploi. Tous les sous-traitants qui assurent l’entretien et l’amélioration continue de ces usines vont pleurer aussi la disparition de ces gros clients. Notre balance commerciale va pleurer la disparition des exportations d’alimentation animale vers nos voisins belges et hollandais, gros consommateurs. Nos voisins agriculteurs des régions voisines vont pleurer en voyant affluer sur les marchés toutes les céréales champenoises qui auront moins de débouchés locaux, plus toutes les quantités produites sur les surfaces auparavant emblavées en colza, luzerne et betterave. J’ai peut-être un peu noirci le tableau, mais l’idée générale est là. Pour la suppression d’une famille de produits (néonicotinoïdes) sur des bases purement idéologiques (je sais, je me répète, mais c’est la triste vérité), on va assister à des catastrophes en chaîne de grande ampleur, dans le monde agricole mais pas seulement, et on n’aura sauvé aucune abeille alors que c’était le prétexte avancé. Et on va même en condamner un grand nombre en supprimant leur source d’alimentation. Messieurs les politiques, écoutez les scientifiques et pas les écologistes politiques, qui trouveront sans fin des prétextes fallacieux pour faire interdire tout un tas de choses avec comme seul but la décroissance.   Ces articles pourraient vous intéresser: Écologie : « excellence environnementale Â», désastre agricole Betterave à sucre : la (non) réponse du gouvernement aux agriculteurs Pesticides et distance des habitations : une réglementation de plus ? Qui osera libérer les agriculteurs français ?
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La cancel culture envahit le lycée : on évince des auteurs

Par Thomas Ullman. Un article de The Foundation for Economic Education La cancel culture met en péril l’éducation de millions de jeunes. Dans mon cours d’anglais de dixième année (classe de seconde en France, NdT), comme beaucoup d’autres élèves américains, j’ai lu certaines des œuvres du regretté Joseph Conrad, grand voyageur et écrivain captivant. Mais ma classe n’a pas analysé les livres de Conrad comme le faisaient mon père ou mon grand-père quand ils avaient notre âge. Au lieu de discuter de la façon dont ses œuvres ont façonné les auteurs à venir et de la modernité de ses romans, nous avons débattu de la question de savoir s’il fallait ou non l’enseigner en classe. Nous n’avons pas étudié ses histoires d’exploration et ses drames qui ont captivé les nombreux auteurs ayant façonné la psyché occidentale ; nous avons plutôt eu de longs débats pour savoir s’il fallait ou non l’exclure entièrement du canon littéraire à cause de certains de ses propos insensibles à la race, qui étaient courants à son époque. Pour dire les choses simplement, on nous a appris à jeter le bébé avec l’eau du bain, à évaluer des personnages du passé comme Conrad selon des critères modernes sans signification pour ceux de leur époque, et à ignorer ceux qui ne pouvaient pas satisfaire à de telles normes hors des bibliothèques de nos écoles. Un an plus tard, j’ai vu la cancel culture s’intensifier avec la nature capricieuse du débat politique de 2020, dont les cibles actuelles sont certains des philosophes et écrivains les plus importants de l’humanité comme Aristote et Shakespeare. Bien que les conséquences immédiates soient difficiles à voir, notre jeunesse – l’avenir de notre nation – finira par devoir payer le prix de la cancel culture américaine. Certaines écoles du pays, poussées par des activistes et des influenceurs à embrasser la cancel culture, ont commencé à se concentrer sur les dommages supposés des mots hors de leur contexte sans comprendre leur signification plus large dans un texte. Par exemple, en 2019, des membres du gouvernement de l’État du New Jersey ont tenté de retirer Les Aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain des établissements scolaires de l’État, en invoquant l’utilisation de nombreuses insultes et stéréotypes raciaux. Mais ce livre du XIXe siècle, qui partage le titre de «�Grand roman américain Â» avec des ouvrages tels que Gatsby le Magnifique et Ne tirez pas sur l’Oiseau Moqueur, est en fait un livre antiraciste. Il démasque les mensonges racistes qui ont servi à justifier l’esclavage pendant des siècles, tout en mettant en avant l’humanité des personnages réduits en esclavage et en apportant un message d’égalité aux lecteurs. Malheureusement, la foule myope qui veut interdire ce livre dans les écoles n’a pas réussi à en comprendre le sens de manière critique. L’utilisation du mot en N dans le roman pour mettre en avant des attitudes racistes a incité de nombreuses personnes à faire pression pour qu’il soit retiré du canon littéraire américain. Certaines écoles ont déjà tenu compte de leurs propos. L’idée est que le retrait d’un tel roman protégera les écoliers de la nation contre les mots et les sentiments racistes, mais ce ne sera pas le véritable résultat. En retirant Les aventures de Huckleberry Finn de nos écoles, nous perdons l’un des livres antiracistes les plus influents de notre époque. L’annulation continue d’ouvrages anciens alors que nous actualisons notre définition du terme éveillé ou de politiquement correct entraînera l’effacement de nos Å“uvres les plus importantes en tant que genre. Il n’y aurait plus d’erreurs historiques dont on pourrait tirer des leçons, ni de succès à admirer. Nous resterons sur un moment historique artificiel et isolé – et si nous ne pouvons pas enseigner aux jeunes de ce pays les problèmes du passé, ils seront amenés à les reproduire à l’avenir. Le roman de Mark Twain était évidemment un roman qui critiquait le racisme, mais qu’en est-il des personnages qui soutenaient carrément des opinions sectaires ? Doivent-ils être jetés aux poubelles de l’Histoire ? Aristote, qui est considéré comme l’un des plus grands philosophes de tous les temps, était lui-même ouvertement favorable à l’esclavage. Il y a quelques semaines, le New York Times a publié un article qui protestait contre la suppression d’Aristote au motif de ces opinions. Il a été critiqué par des professeurs tels que Bryan W. Van Norden, qui a déclaré que « les professeurs doivent également se rappeler que parmi nos étudiants, il y a des gens qui ont ressenti directement les conséquences pratiques des vues haineuses d’Aristote Â». Aujourd’hui, bien sûr, personne (et surtout pas moi) ne soutient que nous devrions défendre les vues d’Aristote contre l’égalité, qui appartiennent à l’Antiquité. Mais il est important de se souvenir de ses contributions positives à la théorie politique moderne, à la physique, à l’économie et à la psychologie, des choses que nous considérons, à l’ère moderne, comme faisant partie intégrante de la civilisation occidentale. Devrions-nous rejeter le reste des pensées et des idées d’Aristote à cause de quelques pommes pourries ? Nous perdrions certains des fondements mêmes du monde moderne. En outre, il est déraisonnable de soumettre les croyances odieuses des personnages anciens aux normes éthiques modernes. Au lieu d’ignorer l’ensemble de leurs pensées, nous devrions comprendre leurs limites et les enseigner à notre jeunesse, afin qu’elle comprenne pourquoi notre société les juge inacceptables. Tout cela étant dit, la déclaration du professeur Van Norden a d’abord trouvé écho en moi. En tant que juif, j’ai eu l’occasion d’assister à des spectacles tels que Le Marchand de Venise de William Shakespeare, qui contient une représentation très stéréotypée du peuple juif. Nombre de ces stéréotypes ont influencé des siècles de sentiment antisémite en Europe et dans le monde. Néanmoins, j’ai compris que les autres Å“uvres du poète, Macbeth, Roméo et Juliette et Hamlet, ont eu un impact positif profond sur la littérature. Rassurez-vous, je n’essaierai pas de supprimer Shakespeare de sitôt. Le fardeau d’une société qui condamne sans cesse les vieux clichés, alors que les normes progressistes changent avec le temps, repose sur les étudiants américains. Ce n’est rien de moins qu’Orwell : hier, en guerre avec l’Eurasie, demain, en guerre avec l’Austrasie. Hier, en lisant Aristote, demain, en brûlant ses Å“uvres au nom du progressisme. J’ai présenté mon expérience des romans de Joseph Conrad au début de cet article pour une raison très importante : l’introduction alternative à ses romans que ma classe a reçue n’était pas un simple avertissement préliminaire. Elle annonçait un long et sombre chemin de censure littéraire, un chemin qui continuera à limiter considérablement les domaines intellectuels dans la poursuite d’une société sans offense, au prix de nos textes les plus chers : une société où « l’ignorance, c’est la force. Â»1 — Traduction par Pierre-Yves Novalet de Cancel Culture Is Undermining Learning and Harming Students like Me * Expression tirée du roman de George Orwell, 1984. ↩ Ces articles pourraient vous intéresser: Auto-censure : l’avertissement de George Orwell plus pertinent que jamais  Comment Ayn Rand a anticipé la « cancel culture Â» La « cancel culture » ou comment lyncher sans réfléchir sur les réseaux sociaux Cancel culture, une mise hors-la-loi moderne
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