dimanche 19 février 2017

Alep, plaidoyer pour la liberté d’analyse et une géopolitique cohérente de la France, par Djordje Kuzmanovic

Alep, plaidoyer pour la liberté d'analyse et une géopolitique cohérente de la France, par Djordje Kuzmanovic

Bel exemple de chasse à l’homme (lire ce billet avant)

Source : Le blog de Djordje Kuzmanovic20/12/2016

Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire, c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques – Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, Juillet 1903.

Ces derniers jours, j'ai été la cible d'attaques répétées, dans plusieurs médias – FranceInterLe Mondele JDDLibération et Le Nouvel Observateur –, tendant à me présenter comme un soutien de Bachar el-Assad et/ou de Poutine et à m'accuser d'incompréhension par rapport aux événements en cours en Syrie, voire d'insensibilité face à la tragédie vécue par les civils d'Alep. Il est bien entendu qu'à travers ma personne, il s'agit là de viser Jean-Luc Mélenchon en tant que candidat à la présidence de la République, porteur d'une vision de la guerre en Syrie et d'une ligne géostratégique indépendantiste pour la France à même de redonner à notre pays sa grandeur et son autonomie. Gardant l'espoir que le débat reste encore possible – sur cette question comme sur toute autre. Je me permets donc de répondre à ces critiques, tout en précisant que je ne minimise pas les souffrances du peuple syrien, mais que je dénonce la propagande mensongère et le deux poids deux mesures qui conduisent aux guerres futures. Je ne suis pas favorable au dictateur Bachar-Al Assad, mais je dénonce le terrorisme djihadiste sanguinaire et l'ineptie de la ligne géostratégique française. Je ne suis pas pro-Poutine comme le répètent les atlantistes, je suis pour l’indépendance de la France.

Excuses sur un des tweets et pratiques journalistiques 

Précisons tout d'abord qu'on me reproche essentiellement deux « tweets », que l'on juge ignominieux. Dans le premier, j'affirme que la couverture médiatique des événements en Syrie est orwellienne. Dans le second, je remarque que l'information selon laquelle le principal hôpital d'Alep a été détruit par les bombardements a été répétée plusieurs fois sur les quelques derniers mois. C'est en extrapolant à partir de ces deux publications de 140 caractères chacune qu'on me reproche de manquer de compassion à l'égard des civils tués et de ne pas dénoncer, comme je devrais, la barbarie dont font preuve les régimes de Bachar el-Assad et celui de Vladimir Poutine.

Si je ne retire rien au premier tweet concernant la propagande orwellienne – je m'en explique plus amplement plus bas –, je regrette le second sur l'hôpital. En raison de la concision des messages Twitter, aucune argumentation sérieuse n'est possible, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations, y compris les plus absurdes et haïssables. Ce tweet, qui cherchait à dénoncer la propagande à l'œuvre dans les guerres sur un exemple spécifique, a blessé un grand nombre de camarades du Parti de Gauche, comme de citoyens non partisans, légitimement horrifiés par les images de morts provenant d'Alep. Je m'en excuse publiquement, mais demande de me faire la grâce de lire ce texte jusqu'au bout, car si condamné je dois être, moralement, publiquement ou politiquement, autant que ce soit pour les bonnes raisons et en toute connaissance de cause. Ces explications sont aussi exhaustives que possible, et permettent à chacun d'accéder aisément aux sources par liens hypertextes.

Je voudrais d'emblée souligner que contrairement à ce que devrait être une pratique journalistique de base, je n'ai été contacté par aucun des journalistes qui m'incriminent en extrapolant des positions politiques générales à partir de deux tweets ou en reprenant ce que leurs collègues ont initialement dit ou écrit. On conviendra qu'il s'agit là d'une attitude étrange pour les thuriféraires des valeurs démocratiques dont ils seraient les uniques défenseurs.

Un émoi légitime face au drame humain vécu par les civils et l'expression d'un dissensus

Non, je ne suis pas indifférent à la mort et à la souffrance d'enfants dans les guerres. Je les connais même sans doute mieux qu'une grande partie des personnes qui me le reprochent, pour avoir été, dans le cadre d'une opération humanitaire, assistant responsable d'un camp pour enfants orphelins ou perdus au Rwanda en 1994, peu après le génocide, mais aussi pour avoir vu une ville – Belgrade, où je suis né – bombardée, en 1999, par la plus formidable armada aérienne de l'histoire, conduite par l'OTAN. Ces bombardements, dont la ville garde toujours les stigmates, n'avaient d'ailleurs suscité à l'époque aucun émoi en Occident. Enfin, j'ai eu l'honneur de servir en tant qu'officier dans l'armée française ; participer à une opération extérieure en Afghanistan, en 2006-2007, m'a donné l'occasion d'appréhender directement la guerre et la tragédie qu'elle représente.

Il ne s'agit donc pas de ma part de nier la tragédie vécue par les civils pris sous les bombes, et on cherchera en vain une citation en ce sens venant de ma part. Les morts, d'Alep ou d'ailleurs, surtout des enfants, font au contraire écho aux images épouvantables que je porte dans ma mémoire. La prise d'une ville – moment particulièrement sanglant dans tout conflit armé – est toujours une catastrophe pour les civils, otages et cibles – volontaires ou non – des belligérants, qui risquent de manquer de nourriture, d'être blessés, violentés ou tués. Même si le combat est moralement et politiquement légitime, la violence subie par les civils est intolérable et particulièrement cruelle dans les zones urbaines où chaque rue est une nasse, où la menace de tireurs embusqués est omniprésente. Devant toute souffrance de civils, on ne peut que compatir ; pour reprendre les termes souvent utilisés ces derniers jours par les médias, elle signe toujours, peu ou prou, la mort de l'humanité. Mais partout et à chaque fois ;pas uniquement à Alep. Au-delà de ce constat, commun à tous les êtres humains doués de sensibilité, les conflits armés, pas plus que n'importe quel autre événement, ne peuvent échapper aux interprétations divergentes. Le problème survient lorsqu'un conflit en particulier acquiert soudain un statut spécial dans la couverture médiatique pour devenir une sorte d'icône dont il est interdit de commenter le sens.

C'est précisément ce qui se passe avec la bataille d'Alep. Dans la longue série de conflits qui ont secoué le monde, et en particulier le Moyen-Orient, depuis quinze ans, peu d'événements ont suscité une adhésion aussi massive des commentateurs à une version particulière de l'histoire et ont produit une injonction aussi forte adressée à tout un chacun de s'y conformer. Dans ce contexte, toute voix discordante, qui s'interroge à la fois sur la production de ce consensus, sur les raisons de l'émotion collective ainsi construite et sur le bien-fondé de l'éclairage apporté apparaît proprement hérétique. Pourtant aucune tragédie ne nous exonère du devoir non seulement de compatir, mais aussi de chercher à comprendre ; et ce n'est pas en clouant au pilori quiconque s'écarte de la version « approuvée » du conflit syrien qui prévaut dans les médias qu'on résout les problèmes qui conduisent à ces tragédies. Je crois au contraire que c'est le rôle d'un responsable politique de sortir du cadre compassionnel commun – même s'il est légitime – pour s'interroger sur les causes, comprendre dans toute sa complexité la course des événements qui conduisent aux drames et chercher des réponses adéquates.

Revenons donc aux deux tweets incriminés pour en développer le propos. Le tweet qui affirme que le dernier hôpital d'Alep a manifestement été détruit une quinzaine de fois ne vise pas, encore une fois, à moquer la tragédie d'enfants qui meurent à Alep faute de soins ; il cherche à attirer l'attention sur l'incroyable guerre de l'information qui double les hostilités physiques sur le terrain, utilisant tous les moyens possibles pour provoquer l'émotion, l'indignation et la haine. Cette propagande est évidemment menée par toutes les parties ; est-ce une raison suffisante pour ne pas dénoncer les excès commis du « bon » côté, le nôtre ? J'aurais d'ailleurs tout autant pu aborder cette propagande par d'autres biais. Quoi qu'il en soit, l'erreur a été de le faire sur Twitter où il est impossible de développer une réflexion construite.

Dans les articles de Libération et du Monde, il est écrit que je ne base ma remarque que sur des tweets informant de la destruction du « dernier hôpital d'Alep » et non sur des articles de véritables journalistes écrivant dans la presse respectable. Il est vrai que les tweets sur le sujet sont légion – les recenser serait beaucoup trop long –, mais contrairement à ce qui a été suggéré dans ces articles, mon tweet malheureux m’a bien été inspiré par la lecture de la presse légitime. Mon tweet datait du 13 décembre ; voici quelques exemples de publications antérieures que Le Monde et Libération peuvent considérer comme sérieuses car produites par leurs confrères : Le Monde du 21 octobre« Alep sans médecins ni chirurgiens », le Washington Post du 16 novembre « Les avions de guerre bombardent l'hôpital des enfants alors qu'Assad relance l'offensive sur Alep »The Guardian du 19 novembre « Le dernier hôpital d'Alep-Est détruit par des frappes aériennes »,  le Huffington Post du 21 novembre « Les bombardements forcent les médecins à fermer le dernier hôpital pour enfants d'Alep », Al-Jazeera du 27 novembre « Dans le dernier hôpital d'Alep-Est même plus d'espace pour marcher », L'India Times du 4 décembre « En Syrie partie 3 : Avec le dernier hôpital détruit, Alep s'annonce comme le plus grand bain de sang de l'Histoire contemporaine ». Encore une fois, il ne s'agit pas de nier la souffrance bien réelle que peuvent endurer les civils pris sous le feu destructeur, mais de montrer à ces journalistes et à ceux qui ont pu être choqués par mon tweet que je ne suis pas de mauvaise foi et que je sais, en tant qu'ancien officier des opérations psychologiques, reconnaître une manipulation destinée à impressionner.

Ce reproche est par ailleurs relativement cocasse compte tenu du fait que les tweets sont souvent la seule base des informations dont disposent les journalistes qui me critiquent. En effet, il y a très peu de journalistes sur le terrain et aucune organisation internationale digne de ce nom, comme le rappelle fort justement le journaliste Patrick Coburn dans The Independent du 2 décembre « Voilà pourquoi tout ce que vous avez pu lire sur la guerre en Syrie pourrait s'avérer faux ». L'autre source d'information des médias, aveuglément reprise depuis des années, est l'organisation portant le nom irréprochable d'Observatoire syrien des droits de l'homme. Il s'agit en fait d'une source particulièrement illégitime puisqu'elle est une émanation des Frères Musulmans, financée par l'Arabie Saoudite et le Qatar et… basée à Londres ; pourtant, elle est la référence pour dénoncer les crimes et compter les morts. C'est, je l'affirme, une manipulation pure et simple du public, qui dure depuis trop longtemps.

 

Le caractère orwellien de la couverture médiatique du conflit

Oui, pour qualifier la couverture médiatique du conflit en Syrie, j'ai utilisé le terme « orwellienne », et je suis prêt à réitérer cette qualification. Par orwellien, j'entends faisant penser à la réalité décrite par Orwell dans 1984. Dans ce roman, les trois puissances qui se partagent le monde – OcéaniaEstasia et Eurasia – sont perpétuellement en guerre, et voilà comment l'auteur décrit la manière dont cette guerre est présentée à la population : « Mais retrouver l'histoire de toute la période, dire qui combattait contre qui à un moment donné était absolument impossible. Tous les rapports écrits ou oraux ne faisaient jamais allusion qu'à l'événement actuel. En ce moment, par exemple, en 1984 (si c'était bien 1984) l'Océania était alliée à l'Estasia et en guerre avec l'Eurasia. Dans aucune émission publique ou privée il n'était admis que les trois puissances avaient été, à une autre époque, groupées différemment. Winston savait fort bien qu'il y avait seulement quatre ans, l'Océania était en guerre avec l'Estasia et alliée à l'Eurasia. Mais ce n'était qu'un renseignement furtif et frauduleux qu'il avait retenu par hasard parce qu'il ne maîtrisait pas suffisamment sa mémoire. Officiellement, le changement de partenaires n'avait jamais eu lieu. L'Océania était en guerre avec l'Eurasia. L'Océania avait, par conséquent, toujours été en guerre avec l'Eurasia. L'ennemi du moment représentait toujours le mal absolu et il s'ensuivait qu'aucune entente passée ou future avec lui n'était possible. »

Oui, la couverture médiatique du conflit en Syrie m'a souvent fait penser à cette citation d'Orwell. En 2001, à la suite des attentats de New York, Al-Qaïda a été désignée comme le mal absolu et combattue par la coalition internationale sur tous les fronts possibles. Etd'une certaine manière légitimement : ne s'agit-il pas d'une organisation terroriste criminelle, agissant à l'échelle internationale, et dont Daech n'est qu'un des avatars ? Al-Qaïda est encore combattue aujourd'hui au Mali par les forces armées françaises, qui y ont mené et y mènent un remarquable et difficile combat contre les terroristes et autres criminels (opérations ServalEpervier, puis Barkhane). Elle a frappé les villes européennes, le 11 mars 2004 à Madrid, le 7 juillet 2005 à Londres ou encore à Paris lors de l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi qui se sont revendiqués spécifiquement d'Al-Qaïda au Yémen. À chaque fois, là aussi légitimement, l'émotion populaire a été immense, l'inquiétude et la colère aussi. L'Étatislamique a ensuite pris le relais, avec les terribles attaques de novembre 2015, dites du Bataclan, les pires qui aient jamais ensanglanté la France. Et je ne parle même pas ici du volume proprement sidérant de victimes provoquées par ces organisations lors d'opération terroristes conduites dans des pays musulmans (ou dont la religion majoritaires est l'islam) : plus de 30 000 morts depuis les attentats de Charlie Hebdo – que l'on se représente bien ce chiffre, qui ne semble pas gêner ceux qui ont quelques tendresses pour les avatars d'Al-Qaïda, rapidement repeint en démocrates, du seul fait qu'ils combattent contre les troupes syriennes régulières et les Russes. Il faut aussi bien se souvenir de ce chiffre quand les mouvances d'extrême droite en France tentent de faire croire que les terroristes islamistes en veulent exclusivement à la France ou à l'Occident ou à leurs valeurs. Le terrorisme islamiste représente une plaie internationale frappant tousazimuts et sans distinction de nationalité, de religion ou de zone géographique ; c'est un des multiples fléaux de la mondialisation incontrôlée, dont les racines théoriques se trouvent dans les monarchies théocratiques wahhabites du Golfe, Arabie Saoudite et Qatar en tête.

Mais ces derniers mois, la couverture du conflit en Syrie – l'un des fiefs de ces deux organisations islamistes – semble frappée de schizophrénie. On parle de temps en temps de l'EI, plus jamais d'Al-Qaïda ou si peu, en catimini ; on parle beaucoup de la guerre menée par Bachar el-Assad ; mais on ne rapproche jamais ces deux informations. Certes, lorsqu'on le fait, le tableau qui en ressort est moins simple et moins confortable que celui d'une guerre où le bien (les rebelles démocratiques) combattrait le mal (le régime totalitaire). Mais cette amnésie et cette incapacité à faire tenir ensemble toutes les données nécessaires à la compréhension de la situation, fussent-elles inconfortables, suit très précisément le schéma orwellien décrit dans le passage de 1984 cité plus haut, qu'Orwell appelle la « double pensée ». Est-il criminel de remarquer cette particularité inquiétante de la couverture médiatique de ces tragiques événements ? D'essayer d'en comprendre les raisons ? De rappeler l'autre côté de la réalité, qu'on essaie sans cesse de refouler au point où certains communiqués qui passent dans les informations deviennent proprement incompréhensibles ? Ainsi, lors des combats simultanés à Palmyre et à Alep des dernières semaines, il était très malaisé pour une personne moyennement informée de comprendre qui attaque qui dans ces villes, les « gentils » et les « méchants » semblant changer de rôles sans aucune explication.

Par ailleurs, d'autres conflits tragiques aux conséquences humanitaires comparables, parfois pires, sont en cours au même moment sans que cela ne produise un émoi équivalent, ni dans les médias ni au sein du gouvernement. Il ne s'agit pas de nier les souffrances à Alep en en invoquant d'autres ailleurs, mais de s'interroger sérieusement sur le désintérêt quasi complet, ou au mieux léger et parcellaire, pour les autres conflits. Je tiens à préciser ici que je ne porte aucun jugement sur les citoyens français, mais sur les médias et les politiques qui s’adressent à eux. Je pense que l'émoi et l'horreur seraient pires encore si pendant plusieurs semaines on montrait dans les médias les souffrances des civils yéménites. Que se passe-t-il là-bas ? Un conflit qui dure depuis presque deux ans ou au moins 10 000 civils sont morts, dont au moins 4 000 en raison de bombardements, et où… 14 millions de personnes ont besoin d'une aide alimentaire. Pire, au Yémen, selon l'UNICEF, 2,2 millions, oui, 2,2 millions d'enfants souffrent de malnutrition aigüe dont 460 000 de malnutrition aigüe sévère. Je ne posterai pas ici de photos d'enfants en « malnutrition aigüe sévère », mais c'est terrifiant. Face à cette tragédie, le nouveau Premier ministre de la France n’évoque pas un crime contre l'humanité ; et pourtant c'est le cas, mais c'est dû à une guerre menée par l'Arabie Saoudite et le Qatar avec l'appui des États-Unis, soit tous des « alliés » de la France, qui livre aux deux premiers pays des armes en volume considérable. Les causes de la malnutrition et de la famine sont simples : le Yémen, pays pauvre avec peu de terres arables, importe la plus grosse partie de son alimentation, or les ports de ce pays subissent un blocus militaire de la part de l'Arabie Saoudite et du Qatar. Où est l'indignation ? Où sont les reportages ? Où sont les tribunes envolées dans nos médias et les pétitions en ligne ? Où sont les sanctions économiques ? Quid des résolutions à l'ONU ? On se le demande.

On se souviendra également du bombardement, le 3 octobre 2015, de l'hôpital de Kunduz tenu par Médecins sans Frontières, dont on trouvera le rapport ici. Ce n'était pas le premier hôpital bombardé par les États-Unis. Peut-être était-ce par erreur ? En tout état de cause, la couverture médiatique en avait été assez sobre et nul appel exigeant une explication de la part des États-Unis n'a vu le jour, pas plus, bien sûr, que des demandes de sanctions.

Être la patrie des droits de l'homme ne nous autorise justement pas à utiliser ces droits et l'indignation dont en suscite la violation de façon variable. On ne peut pas les invoquer uniquement pour dénoncer les actions de nos adversaires ou concurrents géopolitiques et les oublier lorsqu'il s'agit d'opérations menées pour appuyer notre hégémonie, ou celle de notre suzerain, les États-Unis. Si les droits de l'homme ne sont pas invoqués systématiquement et avec la même force pour tous les crimes, alors ils sont dévoyés.

 

Qui défend Alep, « djihadistes islamistes » ou « rebelles modérés » ?

Une fois intégré l'aspect toujours terrifiant de toute guerre, en particulier dans les zones urbaines, la question à se poser est de savoir qui fait la guerre contre qui et dans quel but politique. Il est bien évident que si la ville d'Alep était défendue par des « rebelles modérés » ou des forces combattantes démocratiques visant à renverser le régime dictatorial d'Assad, la légitimité de leur combat aurait été totale, le crime des Russes complet et la non-assistance par les États occidentaux tragique. C'est en gros le tableau dessiné dans nos médias. Malheureusement, la réalité concrète est tout autre.

Il est important de noter qu'un des premiers axes de propagande est d'avoir créé la confusion dans les esprits en se référant à Alep alors que les combats et les bombardements avaient lieu à Alep-Est. Alep-Ouest est tenue depuis des années par le gouvernement syrien et compte plus d'un million d'habitants ; c'est là qu'allaient se réfugier, le plus souvent, les civils qui pouvaient se dégager d'Alep-Est. Alep-Est, elle, comptait moins de 150 000 habitants (dans la dernière phase des combats, depuis le 15 novembre, Robert Balanche, chercheur au Washington Institute for Near Est Policy, n'en comptait plus que 20 à 30 000), que la guerre a forcés à vivre dans des conditions abominables : sans accès à l'eau potable, aux soins ou à une nourriture descente. La dureté des conditions de vie, inhérente à la tragédie que vivent les populations civiles en état de siège, était aggravée par les privations organisées volontairement par les groupes djihadistes qui nous ont été présentés comme défendant les populations ; ainsi lors de la prise d'Alep-Est a-t-on pu assister à la découverte de colossales réserves de nourriture, détournées de l'aide humanitaire et refusées aux populations civiles. Par ailleurs, les djihadistes tiraient depuis des mois sur Alep-Ouest (souvent depuis l'hôpital d'Alep-Est), et surtout sur les zones chrétiennes – sans, là non plus, provoquer une grande émotion dans nos médias (un exemple ici tiré du Monde ou du Point).

Si la ville d'Alep-Est était tenue principalement par des djihadistes apparentés d'une manière ou d'une autre à Al-Qaïda ou à Daech, la ligne morale et politique à tenir face aux événements devient beaucoup moins évidente. Pouvait-on soutenir sans réserve leurs revendications et leur combat contre l'armée de Bachar el-Assad ? Souhaiterions-nous sérieusement que des organisations terroristes prennent le contrôle de villes entières, de régions, voire de l'États, et s'y implantent durablement ?

On me rétorquera peut-être qu'assimiler la rébellion démocratique aux islamistes d'Al-Qaïda relève d'un simplisme outrancier. Pourtant les informations indiquant que la rébellion démocratique a depuis longtemps été phagocytée par les djihadistes ne manquent pas ; on se réfèrera utilement à l'article du journaliste Bachir El-Khoury dans Le Monde diplomatique intitulé « Qui sont les rebelles syriens ? » (du mois de décembre et toujours disponible en kiosque), qui a le mérite d'être exhaustif tout en adoptant un ton neutre. On pourra aussi se référer à Robert Balanche dans La Croix : « A Alep-Est, les rebelles sont cantonnés dans un périmètre d'environ 10 km², où ils compteraient 6 000 à 7 000 combattants. Ceux-ci appartiennent en majorité à deux groupes de la coalition salafiste-djihadiste Jaish Al-Fatah, le Front Fatah Al-Cham (ex-Front Al-Nosra, branche syrienne d'Al-Qaida), de tendance internationaliste, et Ahrar Al-Cham, de tendance locale. « Il n'y a pas de groupe laïque à Alep-Est depuis 2012-2013, précise le chercheur. Tous ont été éliminés par les islamistes ». Ou encore à Robert Fisk dont l'analyse, que je fais mienne, dans cet article de The Independent est la plus lucide tant sur la situation globale, les combats à Alep, la cruauté du régime syrien, la bouffonnerie de nos gouvernements et les conséquences à long terme : « Mais il est temps de dire l’autre vérité: que nombre des “rebelles” que nous, les Occidentaux, avons soutenus – et que notre absurde premier ministre Theresa May a indirectement bénis (…) – sont les plus cruels et les plus impitoyables des combattants au Moyen-Orient. Et tandis que nous avons été saisis d'effroi par Daech pendant le siège de Mossoul (un événement trop semblable à Alep, bien que vous ne le penseriez pas en lisant notre récit de l’histoire), nous avons volontairement ignoré le comportement des rebelles d’Alep ».

Fréderic Pinchon décrit les mêmes réalités pour France Info : « La plupart des habitants d’Alep-Est est allée à Alep-Ouest, c'est-à-dire les zones gouvernementales. (…) La poche de rébellion d’Alep-Est ne représente pas les civils. (…) Par ailleurs, sur la question de la réalité de la rébellion à l’est d’Alep, on a sans doute été beaucoup intoxiqué en Europe et en Occident en général. (…) À travers des négociations secrètes, ces rebelles ont obtenu un sauf-conduit. Et ce en négociant avec les Russes et non avec les Syriens. Depuis deux ans, les Russes sont à la manœuvre sur l'ensemble du territoire et négocient des trêves. Pour une grande partie, cette rébellion va soit rendre des armes, soit s'intégrer dans des unités de l'armée syrienne, soit partir pour Idleb, qui va rester la dernière zone que l'armée de Bachar Al-Assad n'a pas réussi à réduire. L'offensive à Idleb a d'ailleurs déjà commencé avec l'aide de l'aviation américaine. (…) Les civils dans leur grande majorité qui vivaient encore à Alep-Est ont servi de boucliers humains, comme en ce moment à Mossoul, l'État islamique se sert des habitants de Mossoul comme boucliers humains. On nous a présenté pendant quelques mois une situation qui ne correspondait pas à la réalité. »

La réalité, c'est que les « rebelles modérés » comme nous aimons à les qualifier dans les médias dominants sont pour la plupart des combattants d'Al-Nosra (soit Al-Qaïda) ou sous la coupe de cette organisation. Ces fanatiques au pouvoir seraient la pire chose que l'on puisse souhaiter à un pays – même la très étasunienne fondation Carnegie ne peut que constater la volonté d'Al-Nosra de transformer la Syrie en un État régi par la Charia. Pour la sécurité de la France et de l'Europe, pour l'avenir de la Syrie, la première chose à faire est de se débarrasser de ces groupes terroristes et d'organiser une transition démocratique sous mandat de l'ONU.

Il faut bien comprendre ce qui s'est passé à Alep-Est. Dans cette partie de la ville, les djihadistes en perte de puissance, acculés, font ce qu'ils ont fait hier à Manbij et ce qu'ils feront demain à Mossoul, après-demain à Raqqa, Al-Bab ou Idlib : prendre en otage les populations, exécuter ceux qui tentent de fuir et s'en servir comme boucliers humains, le plus souvent en s'abritant dans ou autour des éventuels hôpitaux. En août dernier, les forces armées kurdes de l'YPG (Unités de Protection du Peuple, l'armée du Rojava) ont repris aux djihadistes de Daech la ville de Manbij, au prix de terribles combats. Lors de la phase finale de l'assaut, les Kurdes ont dû négocier avec les djihadistes et avec les États-Unis un accord dont les termes étaient les suivants : les djihadistes survivants pourraient se retirer avec leurs familles, leurs blessés et leurs armes légères, les États-Unis promettant de ne pas les bombarder dans leur retraite vers Raqqa ; en échange les djihadistes promettaient de ne pas exécuter les milliers de civils pris en otage, ainsi que l'a décrit Patrice Franceschi. La bataille de Manbij n'était qu'une, bien qu'héroïque, parmi tant d'autres combats (par exemple à Kobané) livrés par les Kurdes. Éminemment utile pour la France, il ne provoquera pas d'émoi particulier, car ne sera que peu relaté, même si l'on doit souligner l'assistance des forces spéciales françaises dans ces combats. À Alep-Est, il se passe peu ou prou la même chose qu'à Manbij : les combattants djihadistes ont tenu la population civile en otage – si l'on veut une source parfaitement officielle pour s'en convaincre, on peut consulter le rapport de Robert Coville, porte-parole du Haut Commissariat de l'ONU aux droits de l'Homme. Désormais, les combattants survivants étant autorisés à quitter Alep par les Russes, qui organisent ces corridors et l'armée syrienne, pour aller au Nord vers les territoires et villes encore sous leur contrôle. À Mossoul, la coalition menée par les États-Unis attaque et livre, elle aussi, combat dans des hôpitaux. Et pourquoi ? Non pas par barbarie étasunienne ou irakienne, mais par nécessité, parce que les djihadistes de Daech ont fait de l'hôpital de Mossoul un centre de commandement. Il s'agit d'une stratégie délibérée et systématiquement appliquée par des fanatiques, à Alep-Est comme ailleurs. Demain, il faudra organiser les mêmes corridors pour libérer les derniers civils et permettre aux djihadistes survivants de se replier sans quoi ils se feront sauter. Non, l'idée que les civils d'Alep-Est étaient tenus en otage par les combattants islamistes n'est pas juste une opinion, mais une réalité avérée par les faits. Le pire est à venir quand l'une ou l'autre des coalitions arriveront au dernier bastion tenu par les djihadistes, quand il n'y aura plus ultimement où fuir, alors un immense bain de sang sera à craindre.

La forte présence d'islamistes dans les rangs des combattants n'est en rien une surprise, ni une anomalie. Même un spectateur non averti qui s'est intéressé au minimum à la manière dont les choses se sont déroulées dans tous les pays touchés par le printemps arabe a pu se rendre compte que dans cette région l'islamisme prospérait sur le terreau de l'instabilité étatique et de la guerre civile, et qu'en l'absence de solution politique rapide, c'est lui qui occupait généralement le terrain. La lecture des rapports, dès 2011, de personnalités comme Alain Chouet, ex-patron du service de renseignement de sécurité de la DGSE, longtemps en poste en Syrie, aurait été utile à certains (voir des éléments ici). Certes, si les islamistes ont pu à ce point s'imposer au sein de l'opposition anti-Assad, c'est aussi parce que les puissances occidentales ont tardé à soutenir les manifestations contre le régime ; mais ils étaient là dès l'origine, et l'issue actuelle n'était alors en rien imprévisible. En partant de cette donnée du terrain, et quelles que soient les réserves qu'on peut émettre à l'égard du régime syrien, surtout au bout de cinq ans de guerre civile, la position consistant à soutenir la puissance étatique, dans cette région, ne peut pas juste être balayée d'un revers de main au prétexte qu'elle serait immorale. Elle l'est certainement en partie, car c'est le cas de toutes les positions réalistes ; mais l'est-elle plus que celle qui consiste à « oublier » qui sont les insurgés qui ont tenu les quartiers est d'Alep, y retenant des civils en otage ? Que celle qui consiste à refuser de combattre ces groupes, directement responsables de centaines de morts sur le sol français, sous prétexte que cela renforcerait le régime d'Assad – qui ne menace actuellement, soit dit en passant, ni la France, ni aucun autre pays occidental ? Avec ce genre d'interrogations, on est obligé de quitter le terrain moralisateur pour entrer dans la politique. Que souhaite vraiment l'Europe ? Si l'on quitte le fonctionnement orwellien qui conduit à oublier aujourd'hui qui a été l'ennemi hier, pour se concentrer sur un éternel présent, qui veut-on voir l'emporter dans ce conflit, et de quelle manière ? Certes, le plus acceptable serait que gagne l'opposition démocratique, contre les islamistes fanatiques et le gouvernement coupable de cruauté envers sa propre population ; mais on sait tous que cela relève d'un vœu pieux. Faut-il donc, pour apparaître moral aux yeux des médias, se limiter aux vœux pieux, refusant – parce qu'elles sont toutes imparfaites, donc partiellement immorales – de considérer les solutions qui s'offrent réellement sur le terrain ?

Oui, si l'on regarde la réalité des forces en présence, et si l'on accepte de se souvenir du déroulement des conflits précédents dans la région, vieux de quelques années seulement, la forte présence voire la suprématie, au sein des insurgés, de djihadistes islamistes devrait nous amener à nous interroger sur la politique à mener à leur égard. Énoncer cette idée revient simplement à prendre acte de ce qui nous est donné, aussi différent soit-il de ce que nous voudrions avoir.

On peut évidemment choisir une posture parfaitement morale, qui implique qu'aucune action ne saurait justifier une seule larme d'enfant. Mais il faut alors en tirer toutes les conséquences. Ne prétendons plus, dans ce cas, « combattre » qui que ce soit, islamistes ou régimes autoritaires. Ne prétendons pas faire la guerre au terrorisme. Acceptons que nous ne supportons aucune responsabilité directe dans la mort de civils ; dans ce cas, et puisque dans le monde réel, il n'existe pas de guerre sans pertes civiles – cela n'existe que dans l'imaginaire orwellien, là aussi, qui nous impose l'illusion de « frappes chirurgicales » –, acceptons aussi l'impuissance qui s'ensuit. À mon sens, une telle position est parfaitement intenable, mais si d'aucuns veulent vraiment en faire un programme, qu'ils commencent par la formuler clairement.

 

L'indignation sélective et les exemples passés

Poser ces questions ne fait de moi ni un monstre froid insensible à la souffrance d'enfants, ni un soutien de Bachar Al-Assad ; mais puisque c'est sur le terrain moral que se situent la plupart des attaques qui me sont adressées, et au-delà de ma personne à tous ceux qui essaient de réfléchir dans ces termes, revenons un instant sur cet épisode particulièrement aigu de moralisme sélectif qui vient de nous être imposé par la couverture de ce conflit et sur la question que j'ai déjà posée au début de cet article. Ceux qui s'indignent aujourd'hui haut et fort devant les victimes civiles d'Alep-Est et qui couvrent d'injures, en public et plus encore en privé, ceux dont l'indignation ne leur semble pas suffisante, où sont-ils pour dénoncer les milliers de morts au Yémen ? Pour s'étonner de la grande discrétion qui entoure les souffrances de la population civile de Mossoul ? Où étaient-ils pour déplorer les plus de 4 000 morts civils de Falluja, ville d'Irak assiégée par les États-Unis, où est né le concept même de Daech puisque c'est à partir de cette bataille qu'Al-Zarqaoui, patron d'Al-Qaïda en Irak, fondera cette organisation qui signe l'union entre Al-Qaïda et les anciens baasistes irakiens, tous chassés de l'appareil d'État irakien par les États-Unis pour y être remplacés par les non moins mafieux chiites du clan al-Maliki ?

L'objection consiste généralement à rétorquer que le Yémen, Faloudja, la Libye, le Nicaragua, le Vietnam, etc. n'excusent en rien Alep ; que les manquements à l'humanité de la part de nos alliés, voire de nos propres forces armées n'exonèrent en rien ceux du régime syrien ou des Russes. Certes, ils n'exonèrent pas ! Mais peut-on au moins s'interroger sur les raisons de ces indignations sélectives ? Sur la fabrication de ces crises soudaines d'émotion collective à propos d'un fait, certes terrible, mais finalement tristement banal, dans la série des atrocités qui marquent ce début du XXIe siècle ? Est-on sûr à ce point que les 1 000 (ou plus ? on ne le saura pas tout de suite) morts civils confirmées d'Alep-Est signent davantage le naufrage de l'humanité que les 4 000 de Falloudja ? Et qui s'intéresse aux morts de l'Afrique des Grands Lacs entre 1996 et 2006 ? On est là entre 6 millions et 12 millions de morts.

Comme le montrent Chomsky dans Manufacturing Consent, ou encore Serge Halimi et Dominique Vidal dans L'Opinion, ça se travaille, les indignations sélectives sont toujours les fruits d'une politique, et donc d'une propagande construite. Ne pas souhaiter privilégier une tragédie sur une autre n'est pas une marque d'inhumanité, mais un refus de mettre la réflexion au placard sous l'effet de l'injonction au consensus émotionnel imposé via des efforts massifs de cette propagande.

Car enfin, j'imagine que l'argument suprême consiste à affirmer que dans ce conflit-là, dans cette bataille-là, à la différence de toutes les autres, on sait exactement qui sont les bons et les méchants ; on sait que tous les tweets sur la destruction du dernier hôpital d'Alep sont vrais, tout simplement parce qu’en douter vous expose à l'accusation d'inhumanité. On sait que toutes les informations fournies par l'Observatoire syrien des droits de l'homme, sise à Londres, sont exactes. On sait que les Russes mentent toujours, et nos chancelleries et surtout Washington, jamais. L'histoire ancienne comme la plus récente – Kosovo, l'Irak, la Lybie – ne nous apprend donc décidément rien.

Énumérons, dans le désordre, et sans prétention à l'exhaustivité, l'histoire des bébés arrachés de leurs couveuses au Koweït en 1991 ; celle du faux charnier de Timisoara en 1989 ; le délire médiatique et politique sur le « génocide en cours au Kosovo » qui permettra à Bill Clinton de lancer la guerre dite du Kosovo et de légitimer l'OTAN comme vecteur militaire de l'impérialisme étasunien auquel s'inféodèrent alors les Européens ; la défense tout azimut de l'UCK et de son chef Hasim Thaci, actuel Premier ministre du Kosovo, malgré les rapports accablants sur la mafia institutionnalisée et le trafic d'organes humains ; la fiole contenant les armes chimiques agitée par un homme d'État respectable du pays le plus libre de la planète à l'ONU en 2003 pour justifier la deuxième guerre d'Irak dont nous ne finissons pas de payer le prix ; la mise en scène rocambolesque de la libération factice de la soldate Jessica Lynch, le 23 mars 2003, en réalité sauvée par les militaires irakiens ; la justification de la guerre au Nicaragua par l'entremise des contras armés par la vente illégale d'armes à l'Iran (alors sous embargo) ; ou encore, bien avant, en 1964, l'incident du Golfe du Tonkin qui permettra aux États-Unis de lancer la terrible guerre du Vietnam où Mosanto (jamais sanctionné) s'illustrera par le déversement de l'agent orange qui encore aujourd'hui tue dans ce qui aura été la pire guerre chimique de l'histoire de l'humanité. J'arrête là, car on pourrait dérouler cette liste sur des pages. Tout cela, donc, n'implique pas de s'interroger devant les images et les « informations » qu'on nous soumet lors des crises ? De se souvenir des leçons du passé pour tenter de démêler le vrai et le faux dans le flot des « faits » qu'on nous somme de croire sur-le-champ ? Pour ma part, ces références passées m'incitent a priori à me méfier fortement de toute information provenant ou validée par Washington. C'est peut-être un tort, mais je crois qu'il s'agit surtout d'un réflexe sain, tant le côté pathétique de ces images et informations tend à en interdire toute interprétation, car devant l'horreur, on n'est censé que s'émouvoir. Je suis radicalement contre cette posture. La manipulation des informations est une bien plus grande offense aux victimes réelles que les interrogations que toute personne censée peut avoir devant des vérités et des indignations devenues obligatoires. Ne pas pouvoir interroger l'information qu'on nous soumet, fût-elle dramatique, ne pas pouvoir exercer son esprit critique, n'est-ce pas une dérive dangereuse, même lorsqu'elle est imposée au prétexte de bons sentiments ? N'est-ce pas, cela aussi, orwellien au sens strict du terme ?

Ainsi, je me permets de mettre encore une fois en doute la moralité supposée des indignations sélectives organisées. L'émotion obligatoire, et obligatoirement manifestée dans les interventions publiques, n'aide en rien à prévenir les bombardements dans un pays étranger. Elle est rarement suivie de faits concrets, et nos gouvernants le savent bien – ils ne la pratiquent que pour se donner une bonne image tout en illustrant par là-même leur impuissance. Et lorsqu'elle s'accompagne, comme souvent, de la production d'un ennemi de circonstance, chargé de tous les maux, représentant le mal – forcément cruel, tuant les civils à dessein, menteur et manipulateur, par opposition au camp d'en face, compatissant, précautionneux, honnête et transparent –, ce n'est plus aux bons sentiments que cette indignation s'adresse, mais aux mauvais. L'histoire de la guerre froide ne nous a donc, elle non plus, rien appris ? Ces moments d'hystérie collective sans possibilité de réflexion produisent de la haine, qui reste ensuite enracinée dans les consciences et facilite, le moment venu, l'enthousiasme guerrier capable de pousser des gens à partir, la fleur au fusil, combattre des adversaires qu'ils ont appris à détester sans jamais s'être donné la peine de les comprendre.

Ceux qui critiquent ma position peuvent bien la trouver cynique ; la leur, toute rose qu'elle soit, me paraît effrayante, car c'est celle qui conduit aux guerres. J'en veux pour preuve l'ahurissante tribune dans Le Monde du 13 décembre 2016 des « pacifistes » Yannick Jadot et Raphael Glucksmann qualifiant exclusivement Poutine et Al-Assad de terroristes (« Poutine et Al-Assad sont des «terroristes» et ceux qui les soutiennent en France sont leurs complices ») tout en réussissant l'exploit de ne pas parler une seule fois des terroristes djihadistes d'Al-Nosra, ni de leurs financiers et inspirateurs wahhabites. Candidat à l'élection présidentielle, Yannick Jadot fait ici preuve d'une attitude bien peu sérieuse en adoptant une ligne mêlant suivisme absolu des États-Unis et attitude hostile à l'égard de la Russie, visiblement coupable de tous les maux. Comment peut-on ne pas se rendre compte que, quoi qu'on pense de la politique intérieure russe, ce « russian bashing » induit un risque d'escalade avec ce pays, que certains faucons à Washington et à l'OTAN souhaitent ouvertement, mais dont on peine à voir l'intérêt pour la France ? Ce genre d'analyse moralisatrice à l'emporte-pièce, qui n'a pour but que de se faire bien voir d'un public mal informé, évite de se pencher sur les motivations des puissances régionales. Turquie, Iran, Irak, Israël, Qatar et Arabie Saoudite ont des visées sur la Syrie, tant dans le but de dépecer le pays (but avéré d'un Erdogan souhaitant reconstruire un pan de l'empire Ottoman jusqu'à Mossoul ou au moins la bande turkmène à sa frontière ou encore d'Israël souhaitant annexer le plateau du Golan, où se trouvent les sources du Jourdain et des réserves avérées de pétrole et qu'elle occupe illégalement depuis 1973), que pour dominer un peu plus le marché des hydrocarbures, et leurs stratégies ont joué et jouent un rôle central dans le chaos syrien. De leur côté, les Russes défendent bien évidemment leurs intérêts géostratégiques, qui le nierait ? Il s'agit pour eux de ne pas perdre leur base militaire de Tarsus sur la mer Méditerranée, de combattre et contenir les 2500 djihadistes russophones servant dans les rangs de Daesh ou d'Al-Nosra tout en étant ne perdant pas la main sur les hydrocarbures de la région. Quant aux Etats-Unis, ils poursuivent leur œuvre chaotique de de désintégration du Proche et du Moyen-Orient, de contrôle des hydrocarbures et de suppression des gouvernement nationalistes, laïques et socialisant comme ils l'avaient initié dès 1953 en renversant le gouvernement élu de Mohammad Mossadegh par une opération de la CIA comme celle-ci l'a avoué récemment.

Comment en sommes-nous arrivés là ou les dérives d'une diplomatie française sans colonne vertébrale

Encore une fois, si l'indignation face à la mort des civils et nécessaire, il est tout autant nécessaire de s'interroger sur l'attitude de ceux qui nous gouvernent devant de telles crises. Et en la matière, l'audit est assez lamentable et les rodomontades du nouveau premier ministre Bernard Cazeneuve, quin'effraient personne, ne masqueront pas longtemps les responsabilités des gouvernements PS, et avant LR, dans le drame syrien, et la déconfiture de notre diplomatie dans la région. Ce positionnement « À l'Ouest de l'Ouest », en surenchère par rapport aux États-Unis, décrit par Jean-Pierre Chevènement, ne peut conduire qu'à l'isolement de la France et à son effacement diplomatique, largement amorcé. Comme le souligne Caroline Galactéros, « la France manifeste une totale incompréhension du réel (…) en démontrant à la face du monde et surtout à l'ennemi – qui observe notre incohérence diplomatique et politique – qu'elle pratique le grand écart stratégique au dépend de nos concitoyens. Comment justifier notre combat au Mali contre les djihadistes sunnites, notre soutien en Irak aux chiites contre les sunnites, et en Syrie notre appui aux groupuscules sunnites les plus extrémistes contre Bachar al-Assad… tout en prétendant profiter du marché iranien… et vendre des armes aux Saoudiens et aux Qataris sunnites qui sont les financiers du djihadisme mondial ? »

Les groupes djihadistes qui pullulent en Irak, en Syrie, au Yémen, au Sahel, ou en Libye, les attentats qui ont frappé le monde, ont tous une même origine : le salafisme wahhabite. Cette idéologie provient d'Arabie Saoudite qui grâce à ses immenses capacités financières, tirées des revenus du pétrole, la diffuse depuis des décennies partout dans le monde tout en s'armant de manière disproportionnée (elle du 3e budget de dépenses militaires mondial pour un PIB qui est le 20e mondial et sa population qui est la 41ème mondial). Depuis des décennies également, les États-Unis instrumentalisent l'islamisme wahhabite militant sans réellement le contrôler, et ce au service de leurs intérêts géopolitiques, comme on a pu le constater dès la première guerre d'Afghanistan quand les moudjahidines ont été armés, entraînés et financés par la CIA et en particulier un petit groupe de combattants « internationalistes islamistes » guidées par un certain Ben Laden. Cette ligne a été maintenue jusqu'à l'actuelle guerre en Syrie avec les conséquences que l'on sait. La guerre illégitime d'Irak en 2003 a accéléré le processus de désintégration du mouvement de la Nahda : en désagrégeant volontairement la totalité de l'État irakien baasiste (traitement qui n'avait même pas été réservé aux restes de l'État allemand en 1945 après la défaite des nazis), les États-Unis ont fait de l'Irak un foyer du djihadisme international. La conséquence la plus tragique aura été de favoriser la création de Daech, mix explosif des baasistes irakiens sunnites et des éléments d'Al-Qaïda sans lequel bien des apprentis terroristes n'en seraient restés qu'au fantasme. Là encore les États-Unis ont laissé faire, les combattants de la nouvelle organisation allant s'installer en Syrie en raison du vide créé dans certaines régions par la guerre civile. Il est utile ici de citer ce mail de Jake Sullivan (conseiller spécial d'Hillary Clinton pour la campagne présidentielle de 2016) à Hillary Clinton où il déclare « Al-Qaïda est de notre côté en Syrie » (sic !).

Les coupables directs sont bien dans le Golfe, et ce sont en particulier l'Arabie Saoudite et le Qatar. Certes, les djihadistes ne sont pas totalement contrôlables ; en 2003, ils mènent ainsi des attentats sur le sol de l'Arabie Saoudite. La répression est sévère, mais seulement à l'intérieur du pays, le financement des groupes djihadistes hors de ses frontières continuant de plus belle, en particulier en Syrie, par le biais de financement direct, non de l'État, mais des grandes familles du Royaume. Il en va de même pour le Qatar, autre allié de la France. Enfin la Turquie, notre allié direct au sein de l'OTAN, a servi de base arrière aux divers groupes djihadistes, de source de ravitaillement logistique, de havre de repos, offrant soins, possibilités d'entraînement et facilités de financement dans ses banques, et achetant à Daech pétrole et coton. Censée elle aussi participer à la coalition en lutte contre l'État islamique, elle soutient de fait les djihadistes en qui elle voit un contrepoids aux forces kurdes, qui comptent pourtant parmi les meilleurs alliés au sol de la coalition. Ainsi, depuis l'attentat de Suruç de juin 2015, perpétré par Daech, la Turquie d'Erdogan utilisera principalement sa force militaire pour attaquer les Kurdes du Rojava, empêcher aux combattants kurdes de se replier (à Kobané en 2015 comme à Manbij en août 2016 où elle a carrément et ostensiblement servi la logistique de Daech), reprendre la guerre avec le PKK, mener une répression impitoyable contre les forces démocratiques et de gauche en Turquie et contre les Kurdes. Elle a mené des opérations militaires d'envergure entraînant la mort de centaines de civils dans des villes comme Sour ou à Djizré, dont Corine Morel-Darleuxet moi-même avons été témoins sur place, sans là encore provoquer l'émotion des médias occidentaux ni de nos gouvernants. Et pourtant, ce sont bien les Kurdes, en particulier du Rojava, qui depuis quatre ans assurent le gros des combats contre les djihadistes tout en étant une force politique démocratique et militaire sérieuse face à Bachar al-Assad.

À chaque fois, notre gouvernement a fait l'autruche, préférant dénoncer en chaque circonstance la Russie, dont l'intervention en Syrie a pourtant réussi à changer la donne stratégique. Il est nécessaire de rappeler ici, sans pour autant être accusé de « pro-poutinisme », ainsi que l’a fort bien dénoncé récemment Pascal Boniface dans Mediapart, que l'intervention russe a fait suite, d'une part, à la menace de voir Daech prendre Damas, et d'autre part, au refus occidental, et spécifiquement français, de suivre la proposition formulée par la Russie devant l'assemblée générale de l'ONU en septembre 2015 de mettre en place une coalition internationale sous mandat de l'ONU pour défaire les djihadistes en Syrie et en Irak. Le camp occidental a refusé cette proposition (que la France défend pourtant maintenant) en exigeant, comme préalable, le départ de Bachar el-Assad « avec qui on ne peut négocier » (mais on se demande avec qui on négocie à l'issue d'une guerre, si ce n'est pas avec un ennemi). Sans l'intervention russe, Daech serait maintenant un acteur étatique de premier plan et aurait fait le grand pas vers la mise en place de son grand projet géopolitique : le renouveau du califat. Si ce projet avait abouti, il est aisé d'imaginer le sort des populations civiles non sunnites, à commencer par les chrétiens de Syrie. La Russie avait également proposé en 2012 un plan de sortie de pouvoir de Bachar sur 5 ans, accepté par une partie de l’opposition syrienne. C’est bien l’obsession des occidentaux de détruire l’Etat syrien qui a amené le conflit dans la tragédie où il est aujourd’hui.

 

Plus profondément, la tragédie de la diplomatie française tient aux relations plus que douteuses qu'elle entretient avec les monarchies théocratiques du Golfe, à commencer par l'Arabie Saoudite et le Qatar. Il y a tout d'abord les contrats d'armement colossaux qui obèrent toute critique d'autres États en ce qui concerne le non-respect des droits de l'homme dans ces pays où la charia est de rigueur, où l'on décapite, tranche les mains des voleurs et où les femmes n'ont quasiment aucun droit. Mais aussi des accointances politiques : régulièrement, que l'on soit PS ou LR, on se rend au Qatar ou en Arabie Saoudite chercher financement et soutien au point où on arrive à des caricatures de tentatives de corruption par nos « élites » politiques – on pourra écouter (réécouter ?) avec bonheur l'émission radiophonique de Là-bas si j'y suis « Le Qatar déchaîné »du 30 novembre 2013 où l'on décrit par le menu la visite de nos élites politiques lors du départ du précédent ambassadeur du Qatar et qui vaudra en partie à l'émission d'être déprogrammée malgré son audience record. Pire encore, la diplomatie française, beaucoup trop influencée par les néoconservateurs (la « secte » atlantiste extrême du quai d'Orsay ou les personnalités issues de la French-American Foundation), a fait sienne la vision anti-iranienne du conflit syrien des Saoudiens – maintenant complètement ridiculisée par le fait que les États-Unis eux-mêmes renforcent le camp chiite en offrant Mossoul au gouvernement chiite de Bagdad qu'ils ont installé. Cette grille de lecture ethnico-religieuse a favorisé l'enlisement du conflit syrien et le renforcement des organisations djihadistes. Elle a amené le gouvernement à lancer la France dans une « guerre au terrorisme » perdue d'avance, car on ne fait pas la guerre à des concepts, au lieu de favoriser des solutions politiques sans lesquelles les embardées militaires ne font que produire encore plus de terroristes.

L'artisan principal du tête-à-queue diplomatique français au Proche-Orient, en dehors de François Hollande, Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls, est Laurent Fabius. Fabius a finalisé l'effondrement de la grande diplomatie française au Proche-Orient, disqualifiant la France dans cette région du monde où son influence a longtemps été importante, laissant le champ libre à de nouveaux acteurs comme la Russie et même la Chine. Mais Fabius s'est surtout surpassé en Syrie. Alors que la conférence de l'opposition démocratique syrienne se déroulait à Genève, le 30 janvier 2013, Fabius a organisé, le même jour, une contre-conférence de « l'opposition syrienne » à Paris, réunissant des intervenants adoubés par le Qatar et l'Arabie Saoudite. Il a ainsi fortement contribué à saborder les accords de Genève 2 quand Assad était encore faible, que Daech n'était pas pleinement constitué et que la Russie n'était pas intervenue en Syrie.

Comme le rapportait France Info le 14 mars 2013, Fabius a été l'un des acteurs principaux, en France, de la levée de l'embargosurla livraison d'armes aux djihadistes, sous couvert d'armement de « l'opposition démocratique », tout en sachant parfaitement où ces armes atterrissaient concrètement. Son rôle dans l'assistance par la France de groupes djihadistes serait à déterminer, mais mérite en soi une enquête parlementaire. Fabius a été, au gouvernement français et dans le camp atlantiste, un des principaux boutefeux exigeant une intervention militaire contre Damas après l'attaque chimique contre le quartier de la Ghouta, faisant preuve d'une inconséquence extrême. On se souviendra que la France s'est ridiculisée dans cette affaire après qu'Obama s'est rétracté – fort heureusement d'ailleurs, car cela aurait sans doute permis à Daech de prendre la capitale syrienne, plongeant alors le Proche-Orient dans une situation géopolitique inédite et particulièrement explosive. Il est apparu récemment que cette attaque avait été réalisée à partir d'un stock de gaz… libyen, selon l'organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OPCW). Fabius a également été en première ligne, en France, pour donner aux groupes terroristes djihadistes des appellations aux connotations positives telles que « résistants », « rebelles », « rebelles modérés », etc. Il n'a jamais rien eu à redire sur l'attitude de la Turquie dont j'ai rappelé plus haut le rôle de base arrière des djihadistes.

L'impossibilité de parvenir à un accord pacifique – certes, très difficile – en Syrie entre les différents belligérants est le fait d'une politique atlantiste folle où le départ de Bachar el-Assad était présenté comme le préalable à toute négociation. Fabius a été un des plus fanatiquesinstigateursde cette politique désastreuse pour la paix dans le monde, mettant de l'huile sur le feu d'une guerre qui n'en avait pas besoin. Par contre, Fabius avait les yeux de Chimène pour… Al-Qaïda. Ce seul point devrait le conduire devant la Cour de justice de la République pour trahison. Fabius déclarait en effet, en décembre 2012, à Marrakech : “Le front Al-Nosra fait du bon boulot en Syrie, il est difficile de les désavouer“. Pour rappel, Al-Nosra est la branche syrienne d'Al-Qaïda. Récemment, sous la pression de la Turquie et du Qatar, cette organisation s'est rebaptisée « Jabhat Fatal al-Cham », afin d'apparaître plus acceptable aux yeux des médias occidentaux, en particulier dans ce que certains qualifient de « défense d'Alep », soit la prise en otage de plusieurs dizaines de milliers d'habitants dans un peu plus d'un tiers de la ville.

Il est plus que temps pour ceux qui sont aux commandes de la diplomatie française de rendre des comptes. L'histoire les jugera, mais il est légitime d'ores et déjà de se demander qui la France a armé dans le conflit syrien – puisque cet armement est maintenant avéré –, avec quelles armes et avec quel suivi. Les citoyens doivent se réapproprier ces questions et exiger des réponses claires quant au choix des alliances dans lesquelles la France a été engagée. L'Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, les États-Unis ont des intérêts qui pour beaucoup ne sont pas les nôtres. Ils ont hautement contribué à la déstabilisation du Proche-Orient, avec pour résultat immédiat des actions terroristes à répétition, d'abord dans le monde arabe, puis en France et en Belgique, et l'escalade militaire qui a conduit aux tragédies telles que celle d'Alep-Est.

La France doit cesser de s'enfermer dans des postures dogmatiques et retrouver, notamment sur le dossier syrien, la diplomatie de médiation qui a, dans un passé pas si lointain, été sa marque de fabrique. Elle devrait ainsi, tout en soutenant les restes de l'opposition démocratique à Bachar al-Assad, chercher à construire une coalition internationale sous mandat de l'ONU pour éradiquer les groupes terroristes les plus dangereux. Il faudrait rouvrir l'ambassade de France à Damas, non en soutien au régime syrien (si les ambassades ne fonctionnaient que dans les pays respectant la démocratie et les droits de l'homme, il faudrait en fermer des dizaines), mais pour se donner les moyens d'une action sur place, permettre l'échange d'informations avec les services de renseignement, disposer d'une antenne officielle de la DGSE et offrir un appui, sinon un point de repli, aux éventuels opposants au régime. Il faudrait pour cela que la France retrouve son indépendance en sortant de l'OTAN et se démarque totalement du Qatar, de l'Arabie Saoudite et de la Turquie pour contribuer à les forcer à modifier leur ligne géostratégique. C'est en définitive tout le système d'alliances de la France et sa vision internationale qui doivent être repensés si nous souhaitons à horizon visible contribuer à mettre un terme à la menace de la guerre et du terrorisme.

Source : Le blog de Djordje Kuzmanovic20/12/2016

URL: http://www.les-crises.fr/alep-plaidoyer-pour-la-liberte-danalyse-et-une-geopolitique-coherente-de-la-france-par-djordje-kuzmanovic/

Le Washington Post coupable de “fausses informations”, par Robert Parry

Le Washington Post coupable de "fausses informations", par Robert Parry

Toute ressemblance etc…

Source : Consortium News, le 27/11/2016

Le 27 novembre 2016

Exclusif : Selon Robert Parry, le thème des “fausses informations” a tellement captivé le Washington Post et les médias américains qu’ils s’abaissent à des calomnies maccarthistes contre les publications qui ne sont pas en concordance avec la ligne de propagande du département d’État.

Par Rober Parry

L’hystérie des principaux médias américains sur les “fausses informations” a atteint son paroxysme logique (ou illogique) : une liste noire, à la McCarthy, de journalistes honnêtes qui montrent simplement leur scepticisme professionnel vis à vis des autorités, ce qui inclut les déclarations des dirigeants américains comme ce qui est écrit dans The Washington Post et le New York Times.

Apparemment, se montrer sceptique vous expose maintenant à être traité de diffuseur de “propagande russe”, d'”idiot utile” ou de quelque autre immonde qualification rappelant la Guerre froide. Maintenant que nous sommes entrés dans une nouvelle Guerre froide, je suppose qu’il est logique de s’attendre à un nouveau maccarthysme.

L'avocat Roy Cohn (à droite) avec le sénateur Joseph McCarthy.

L’avocat Roy Cohn (à droite) avec le sénateur Joseph McCarthy.

À mon retour d’un voyage de Thanksgiving à Philadelphie samedi, j’ai appris que Consortiumnews.com, site d’investigation qui, au cours de ses 21 ans d’existence, a mis à mal des “groupes de réflexion” indélicats, tant Républicains que Démocrates ou d’autres obédiences, figurait parmi les quelques 200 sites Internet diffusant ce qu’un certain site web anonyme, PropOrNot, considère être de la « propagande russe ».

J’aurais normalement ignoré de telles inepties mais elles ont été révélées par le Washington Post, qui a considéré ces “chercheurs indépendants” non cités comme des experts pointus qui ont traqué le fonctionnement  de la propagande russe et en ont dressé la liste noire.

Et je ne plaisante pas quand je dis que ces néo-maccarthistes ne sont pas nommés. L’article publié par Craig Timberg jeudi dernier décrit simplement PropOrNot comme “un groupe non partisan de chercheurs ayant des connaissances en politique étrangère, et dans les domaines militaires et technologiques [qui] prévoyait de publier ses propres résultats vendredi, montrant la portée surprenante et l’efficacité des campagnes de propagande russes.”

Le Post a accordé au groupe et à ses dirigeants l’anonymat pour diffamer les journalistes qui ne suivent pas à la lettre les déclarations officielles du Département d’État ou quelque autre source irréprochable quant aux vérités qui-ne-peuvent-être-remises-en-cause. Le Post a même publié une citation “aveugle” (ou non attribuée) du dirigeant de ce site ténébreux, que voici :

“La façon dont cet appareil de propagande a soutenu [Donald] Trump équivalait à l’achat d’une quantité énorme de publicité,” a déclaré le directeur exécutif de PropOrNot, qui a parlé sous condition d’anonymat pour éviter d’être ciblé par les légions de hackers russes.”

Le Mesquin Washington Post

En tant que journaliste professionnel depuis plus de quatre décennies, il est difficile pour moi de comprendre comment un journal soi-disant réputé comme The Washington Post aurait permis à un personnage anonyme d’attaquer le patriotisme des journalistes américains tout en cachant le nom de la personne derrière l’excuse ridicule qu’il ou elle pourrait être ciblé(e) par des pirates.

Les bureaux du Washington Post (Crédit photo: Daniel X. O'Neil)

Les bureaux du Washington Post (Crédit photo: Daniel X. O’Neil)

En 1985, alors que j’étais journaliste d’investigation pour The Associated Press et que j’étais le premier à exposer la fonction secrète d’Oliver North à la Maison-Blanche pour soutenir des rebelles Contra au Nicaragua, j’ai reçu quelques critiques pour avoir utilisé le nom de North parce qu’il prétendait qu’il aurait pu être ciblé par des assassins – bien qu’il ne fut pas officiellement un agent secret (son nom et son titre figuraient dans l’annuaire de la Maison-Blanche, par exemple).

Donc, aussi stupides et infondées que puissent être les inquiétudes de North – et The Washington Post m’a ensuite suivi en publiant le nom de North – ses inquiétudes, au moins, portaient sur sa sécurité personnelle. Mais maintenant, nous avons The Post qui traite d’une prétendue étude de soi-disant “chercheurs indépendants” comme ayant besoin de la protection de l’anonymat pour permettre au Directeur exécutif du site web d’exposer les calomnies de ce groupe sans donner son nom.

Dans ce cas, comment le public est-il supposé juger les diffamations ? Et déterminer si ces chercheurs sont effectivement « indépendants » ou sont financés par un vrai réseau de propagande, comme ceux financés par le National Endowment for Democracy ou USAID ou par le spéculateur financier George Soros, voire par le groupe de réflexion d’un complexe militaro-industriel ?

En effet, ce site web promu par le Post n’utilise-t-il pas l’essence même des “fausses informations” à la McCarthy : faire de vagues accusations et imposer la culpabilité par association, suggérant que tous les sites web sur sa liste sont soit des traitres ou des idiots utiles [propagandistes sans le savoir, NdT] ?

Alors que le Post ne semble pas se soucier de l’équité concernant les quelques 200 sites web soumis à ce maccarthysme, l’opération de diffamation ne présente même pas la preuve que quelqu’un fasse partie de cette grande conspiration de propagande russe. Le site PropOrNot admet que les critères de son « analyse » sont « comportementaux » et non probants.

En d’autres termes, l’évaluation repose sur la question de savoir si ce groupe anonyme n’aime pas qu’un journaliste remette en question la ligne de propagande du Département d’État ou fournisse des informations qui ne conviennent pas au récit de l’OTAN sur un sujet qui implique également la Russie, l’Ukraine, la Syrie ou tout autre point chaud international.

Pourtant, vous et d’autres journalistes sont dépeints comme des officiers de renseignement russes actifs ou alors “ils agissent, au mieux, comme de bons « idiots utiles » des services de renseignement russes et sont dignes d’un examen plus approfondi, » selon PropOrNot.

Une calomnie issue de la Guerre froide

Comme l’a reconnu le Post dans son article, l’expression « idiot utile » ou « imbécile utile » vient de l’ancienne Guerre froide – quand les journalistes et les citoyens qui ne suivaient pas la propagande de Washington étaient tellement stigmatisés. Qu’une locution aussi grotesque et péjorative ait été utilisée dans cette étude soi-disant “indépendante” aurait dû être un avertissement à tout journal professionnel pour jeter le rapport à la poubelle. Au lieu de cela, le Washington Post l’a accepté comme parole d’évangile.

Sergey V. Lavrov, Ministre russe des Affaires étrangères, s'adresse à l'Assemblée Générale des Nations Unies le 23 septembre 2016 (Photo ONU)

Sergey V. Lavrov, Ministre russe des Affaires étrangères, s’adresse à l’Assemblée Générale des Nations Unies le 23 septembre 2016 (Photo ONU)

Ce qui est encore plus remarquable dans cette “étude” bizarre, c’est qu’elle regroupe une grande variété de groupes politiques, idéologiques et journalistiques divers, y compris certains des meilleurs sites de journalisme indépendant sur Internet, tels que Counterpunch, Truthdig, Naked Capitalism, Zero Hedge, Truth-out, WikiLeaks et – je le suggère humblement – Consortiumnews.

De plus, ni la vérité ni le journalisme factuel ne semblent être impliqués dans cette “analyse”. Personne de ce site web ou du Washington Post ne m’a contacté au sujet de prétendues inexactitudes ou « propagande » dans les histoires de Consortiumnews.

De toute évidence, il y a eu des moments où nous avons contesté les “faits” tels que revendiqués par le gouvernement des États-Unis et le Post, y compris leurs affirmations de 2002-03 sur la fiction des armes de destruction massive en Irak. (À l’époque, nous étions dénoncés par les fans de George W. Bush comme des « apologistes de Saddam ».)

Nous avons également cité des cas de désaccord à l’intérieur de la communauté des services de renseignement des États-Unis au sujet d’autres “groupes de réflexion” qui étaient pressés d’agir par le Département d’État et les principaux médias d’information des États-Unis, comme par exemple les doutes internes de la CIA au sujet de qui était responsable de l’attaque au gaz sarin du 21 août 2013 à l’extérieur de Damas, en Syrie.

Consortiumnews a également cité des révélations enfouies profondément dans les articles du Post et du New York Times sur le rôle important des néonazis et d’autres milices ultra-nationalistes dans le putsch qui a renversé le Président élu de l’Ukraine Viktor Ianoukovitch le 22 février 2014 et dans la guerre civile qui en a résulté.

Je suppose que les lecteurs sont censés ignorer ces rafales occasionnelles d’honnêteté d’un journaliste de terrain qui se sent obligé de mentionner les swastikas et autres symboles nazis décorant les chambres et les uniformes de ces « combattants de la liberté » soutenus par les États-Unis – bien que le journaliste et les rédacteurs en chef sachent assez bien coller ces références vers la fin des récits que peu de gens sont susceptibles de lire. Notre “culpabilité de propagande” est que nous lisons la fin de ces articles et mettons en évidence ces développements intéressants.

Symboles nazis sur les casques portés par les membres du bataillon Azov d'Ukraine, (tels qu'ils ont été filmés par une équipe de cinéma norvégienne et montrés à la télévision allemande)

Symboles nazis sur les casques portés par les membres du bataillon Azov d’Ukraine, (tels qu’ils ont été filmés par une équipe de cinéma norvégienne et montrés à la télévision allemande)

Puis, il y a des moments où Consortiumnews a parlé de ces aveux occasionnels à propos des néonazis et les a comparés aux références courantes positives concernant ces mêmes néonazis. Par exemple, le Times lui-même comportait au moins une brève référence à cette réalité néo-nazie, bien qu’il l’ait enfouie au fond d’un article (le 10 août 2014, un article du Times mentionnait le bataillon néo-nazi Azov dans les trois derniers paragraphes d’un long article sur un autre sujet).

“Les combats pour Donetsk ont pris un caractère mortel : l’armée régulière bombarde les positions séparatistes de loin, s’ensuivent alors des assauts chaotiques et violents de la part d’une demi-douzaine de groupes paramilitaires qui entourent Donetsk et veulent plonger dans le combat urbain,” rapporte le Times.

“Les responsables de Kiev disent que les milices et l’armée coordonnent leurs actions, mais les milices, qui comptent environ 7000 combattants, sont en colère et, parfois, incontrôlables. L’une d’entre elles, connue comme faisant partie d’Azov, a participé à la prise du village de Marinka et agite un drapeau portant un symbole néonazi ressemblant à une Swastika. “[Voir Consortiumnews.com “NYT Discovers Ukraine’s Neo-Nazis at War.”]

Plus tard, cependant, le Times a publié un article sur la défense par le gouvernement ukrainien du port de Marioupol contre les rebelles ethniques russes, et le bataillon Azov a été considéré comme le dernier bastion de la civilisation luttant contre les barbares à leur porte. De façon remarquable, l’article a laissé de côté toutes les références aux Swastikas nazis du bataillon Azov. [Voir Consortiumnews.com “NYT Whites Out Ukraine’s Brown Shirts.”]

C’est cette exposition des distorsions de la réalité ukrainienne par les médias américains qui a permis à Consortiumnews de gagner sa place dans cette liste étrange de propagateurs volontaires de « propagande russe » et d’« idiots utiles ».

Les “fausses informations” du Washington Post

On peut également noter que Consortiumnews a, à plusieurs reprises, fait remarquer que le Washington Post a faussement déclaré comme état de fait que l’Irak cachait des armes de destruction massive ; mais les rédacteurs ayant approuvé la propagande du Département d’État, qui mena 4500 soldats américains et des centaines de milliers d’Irakiens à la mort, n’ont jamais fait face à leurs responsabilités. [Voir Consortiumnews.com “A Media Unmoored from Facts.”]

Fred Hiatt, rédacteur de la page éditoriale du Washington Post, qui a publié comme un fait avéré que l'Irak cachait des stocks d'ADM.

Fred Hiatt, rédacteur de la page éditoriale du Washington Post, qui a publié comme un fait avéré que l’Irak cachait des stocks d’ADM.

Ironiquement, il faut aussi noter que, samedi, le New York Times, qui a également fustigé le thème des “fausses informations”, a publié un article relativement responsable révélant comment un important site web de “fausses informations” n’était pas du tout lié à la Russie mais bien à l’effort entrepreneurial d’un étudiant géorgien sans emploi qui utilisait un site web à Tbilissi pour gagner de l’argent en faisant la promotion d’histoires pro-Trump, vraies ou fausses d’ailleurs.

Le propriétaire du site web, Beqa Latsabidse, âgé de 22 ans, a déclaré qu’il avait d’abord essayé de promouvoir des histoires favorables à Hillary Clinton, mais que cela s’était révélé non rentable, donc il avait retourné sa veste en publiant des articles anti-Clinton et pro-Trump, vrais ou non.

L’article de première page du Times a révélé ce qui se passe – les entrepreneurs qui veulent gagner de l’argent ont colporté des “informations” pro-Trump parce que ce sont elles qui obtiennent des clics et donc les dollars publicitaires. Ce comportement n’incrimine pas Consortiumnews ou tout autre site web indépendant qui défie la propagande du Département d’État. (Consortiumnews s’appuie sur les dons des lecteurs et de certaines ventes de livres pour faire face à son modeste budget de 200 000 $ par an.)

Fusionner ces deux groupes – sites à but lucratif ne se souciant pas de la vérité et sites de journalisme honnête montrant le scepticisme professionnel envers la propagande du gouvernement, quelle que soit sa source – est une sorte d’exemple classique de « fausses informations » encore que dans ce cas le mystérieux site web PropOrNot et The Washington Post vendent de la désinformation.

Le journaliste d’investigation Robert Parry a publié bon nombre d’articles pour The Associated Press et Newsweek dans les années 1980 à l’époque de l’Irangate [appelé aussi Iran-Contra, NdT].

Source : Consortium News, le 27/11/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

URL: http://www.les-crises.fr/le-washington-post-coupable-de-fausses-informations-par-robert-parry/

Le Washington Post promeut scandaleusement une liste noire maccarthyste fournie par un nouveau groupe obscur, par Glenn Greenwald

Le Washington Post promeut scandaleusement une liste noire maccarthyste fournie par un nouveau groupe obscur, par Glenn Greenwald

La grave dérive actuelle a commencé environ 2 semaines après l’élection américaine. Le Washington a ouvert le bal…

Le Washington Post promeut scandaleusement une liste noire maccarthyste fournie par un nouveau groupe caché et très obscur, par Ben Norton, Glenn Greenwald

Source : The Intercept, le 26/11/2016

Photo: BRENDAN SMIALOWSKI/AFP/Getty

Photo: BRENDAN SMIALOWSKI/AFP/Getty

Ben Norton, Glenn Greenwald

Le 26 novembre 2016

Le Washington Post de jeudi dernier a fait la promotion des revendications d’une nouvelle organisation obscure qui salit des dizaines de sites d’actualités américains qui critiquent la politique étrangère des États-Unis comme étant des « colporteurs de la propagande russe ». L’article du journaliste Craig Timberg – intitulé “Les experts affirment que la propagande russe aide la diffusion des “nouvelles fausses” pendant l’élection” – cite un rapport d’un site internet anonyme appelé PropOrNot, qui affirme que des millions d’américains ont été trompés cette année par une énorme “campagne de désinformation” russe.

Selon ce groupe, la liste des sites propageant la désinformation russe inclue WikiLeaks et le “Drudge Report”, ainsi que les sites internet plutôt de gauche qui ont critiqué Clinton comme par exemple “Truthout”, “Black agenda report”, “Truthdig” et “Naked capitalism”, mais également les publications libertariennes comme “Antiwar.com” et le “Ron Paul Institute”.

Cette publication du Washington Post a été une des informations politiques ayant le plus circulé dans les médias sociaux lors des dernières 48 heures, avec des dizaines, peut-être des centaines de journalistes et critiques américains ayant une large portée qui ont déversé cette information sensée changer la face du monde. C’était l’article le plus lu de tout le site web du Post ce vendredi après sa publication.

Pour autant, cet article est rempli d’allégations imprudentes et non vérifiées, et fondamentalement bâclé par des tactiques journalistiques paresseuses. Il n’était pas étonnant de découvrir que, comme l’a souligné Sheera Frenkel de Buzzfeed, “beaucoup de journalistes se sont contentés de relayer cette histoire.” Ses énormes défauts parlent d’eux-mêmes. Mais le Post, mené par son éditeur en chef Marty Baron, a gaiement porté l’affaire et l’a agressivement promue.

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L’effort de propagande russe a aidé à la diffusion de fausses informations durant les élections, affirment des chercheurs indépendants

En qualifiant le groupe à l’origine de ce site web comme “experts”, le Post a décrit PropOrNot simplement comme “un groupe de chercheurs apolitiques avec une expérience dans les domaines de politique étrangère, militaires et technologiques.” Aucun membre de l’organisation n’est nommé. Le directeur exécutif est cité, mais seulement sous condition d’anonymat, que le Post indique avoir offert au groupe “pour éviter d’être visé par des légions de hackers russes expérimentés.”

En d’autres termes, les individus derrière ce groupe fraichement créé stigmatisent publiquement des journalistes et des informations comme outils de propagande russes – appelant même le FBI à enquêter sur eux au motif d’espionnage – en cachant lâchement leur propre identité. Le groupe dont le Post fait la promotion réincarne la toxicité de Joseph McCarthy, mais sans le courage de mettre les noms sur la liste noire. Se faisant l’écho du sénateur du Wisconsin, le groupe se réfère à la longue collection de sites faisant la propagande russe, comme “La Liste”.

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Les références de ce supposé groupe d’experts sont impossibles à vérifier, étant donné qu’aucune n’est fournie ni par le Post, ni par le groupe lui-même. The Intercept a contacté PropOrNot et posé de nombreuses questions à propos de l’équipe, mais n’a reçu pour réponse que : “Nous recevons beaucoup de demandes de commentaires et ne pouvons pas vous répondre aujourd’hui =)” avec un smiley souriant. Le groupe d’ajouter : “Nous sommes plus de 30 personnes, réparties en équipes, et nous ne pouvons ni confirmer ni infirmer l’implication d’une personne en particulier.”

A ce jour, ils n’ont fourni aucune autre information à part cela. Comme l’a écrit Matthew Ingram, du magazine Fortune, en critiquant l’article du Post, le compte Twitter de PropOrNot “n’existe que depuis le mois d’août de cette année. Et un article annonçant le lancement du groupe sur son propre site est daté du mois dernier.” La requête WHOIS sur le nom de domaine ne renvoie aucun résultat, étant donné que le site web a été enregistré comme privé.

Plus troublant encore, PropOrNot a listé de nombreuses organisations sur son site web comme “alliées”, bien que nombre de ces “prétendues alliées” ont dit à “The Intercept” et se sont plaintes sur les réseaux sociaux qu’elles n’ont rien à voir avec le groupe en question et n’ont jamais entendu parler de lui avant que le Post publie cet article.

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Je souligne juste que je n’avais jamais entendu parler de Propornot avant l’article du WP et ne les ai jamais autorisés à appeler Bellingcat son “allié”

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Cette histoire du Washington Post devient de plus en plus embarrassante à chaque minute

@ggreenwald Aucun de ceux à qui j’ai parlé et qui sont listés en tant “qu’alliés” sur leur site n’a jamais entendu parler d’eux avant la parution de l’article du WP

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Je peux le confirmer. Je n’ai aucune idée de ce qu’est ce site, ni de qui l’administre. Pas sûr de comprendre en quoi nous sommes “alliés”. Cela a juste l’air d’un blogroll

A un moment donné la nuit dernière, après que plusieurs groupes listés comme “amis” aient protesté, le groupe a tranquillement changé le titre de ses “alliés” en “projets semblables”. Quand The Intercept a questionné PropOrNot à propos de cette incohérence par email, le groupe a renvoyé une réponse très concise : “Nous n’avons aucun lien institutionnel avec aucune organisation.”

Dans son article du Post, Timberg n’a pas inclus de lien vers le site web de PropOrNot. Si les lecteurs avaient eu l’opportunité de visiter le site, il aurait été instantanément évident que ce groupe de soi-disant experts ressemble en fait plus à des colporteurs amateurs, plus proche du cliché propagandiste que d’une analyse experte, sérieuse et substantielle ; c’est une démonstration flagrante du biais de la promotion de l’histoire officielle de l’OTAN à propos du monde ; et cela prend la direction d’une douteuse tactique type McCarthy contre un large panel de critiques et de contestataires.

Afin de voir à quel point ce groupe de lâches anonymes est frivole, et même immature – ceux-là même que le Post vénéraient comme des experts sérieux pour fourguer leur histoire – il suffit de lire un échantillon de leurs tweets récents :

Ohhh, regardez tous ces Poutinistes en colère qui essaient de changer de sujet – ils ont l’air tellement fâchés !! C’est pas mignon ???? Nous ne censurons pas, nous révélons au grand jour.

— PropOrNot ID Service (@propornot) November 26, 2016

Des fascistes, des enculés de fascistes. C’est contre ça que nous luttons. Involontairement ou pas, ils travaillent pour la Russie. https://t.co/LBp2y19PTv

— PropOrNot ID Service (@propornot) November 22, 2016

Quant à leur refus de s’identifier, alors qu’ils accusent des centaines de journalistes américains d’être loyaux au Kremlin, ou d’être leurs “idiots utiles”, voici leur réponse mature :

Nous envisagerons de révéler nos noms quand la Russie révèlera les noms de ceux à l’origine de son opération de propagande à l’Ouest ????

— PropOrNot ID Service (@propornot) November 25, 2016

Le Washington Post devrait être très fier : il a bâti la majeure partie de son histoire sur des assertions non vérifiées, non vérifiables, de cette risible organisation.

L’une des fonctions essentielles de PropOrNot semble être la compilation d’une interminable liste noire de sites d’infos ou politiques qu’il cherche à souiller comme promoteurs de “Propagande Russe”. Dans cette liste noire de supposés diffuseurs de propagande se trouvent inclus des sites indépendants de gauche comme Truthout, Naked Capitalism, Black Agenda Report, Consortium News, et Truthdig.

Sont aussi inclus des sites libertaires comme Zero Hedge, Antiwar.com, et l’Institut Ron Paul, avec l’immensément influent site de droite le Drudge Report et le site WikiLeaks. Des blogs d’extrême-droite, anti-musulmans comme Bare Naked Islam sont aussi qualifiés de porte-parole du Kremlin. En fait, tous ceux qui ne sont pas situés entre la centriste Hillary Clinton et Jeb Bush sont coupables. Sur son compte twitter, le groupe a annoncé un nouveau plugin qui alerte automatiquement l’utilisateur si le site qu’il visite a été désigné par le groupe comme un diffuseur de propagande russe.

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Nous venons de publier la version BETA (très beta) de notre plugin Chrome, qui distingue les domaines que nous avons identifiés

Pour lancer sa théorie, l’article du Post reprend sans esprit critique l’affirmation clinquante de PropOrNot que les histoires initiées ou soutenues par la “campagne de désinformation” russe ont été vues plus de 213 millions de fois. Malgré qu’aucune méthodologie n’ait été fournie ni pour déterminer comment un site mérite de figurer sur la liste noire ni comment ce chiffre a été calculé. Ingram a écrit : “Comment cette audience a-t-elle été mesurée ? Nous ne le savons pas. Les histoires présentées par ce réseau ont été vues 213 millions de fois, dit-on. Comment le savons-nous ? C’est peu clair.”

Probablement, ce nombre impressionnant a été créé en incluant sur ses listes les sites très populaires WikiLeaks, ainsi que le Drudge Report, 3eme site politique le plus fréquenté sur internet. Toutefois cet effrayant chiffre de 213 millions digne de la guerre froide, pour les vues des légendes “diffusées par les Russes”, a été repris sans critique par de nombreux et prestigieux acteurs des media, tels que le rédacteur en chef adjoint du New York Times Jonathan Weisman et le professeur Jared Yates Sexton – alors que ces chiffres sont au mieux erronés.

Certains des sites de la liste noire de PropOrNot font effectivement de la propagande russe – citons Sputnik News et Russia Today, qui ont été créés par le gouvernement russe. Mais beaucoup de ces sites mentionnés sont des sources d’information indépendants et complètement légitimes qui souvent sont financés par des dons ou des fondations et ont fourni et analysé des informations depuis de nombreuses années.

Le groupe a commis des diffamations flagrantes en traitant de propagandistes du Kremlin des sites d’infos évidemment légitimes.

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Un des exemples les plus flagrants est l’inclusion de Naked Capitalism, le site de gauche le plus respecté dirigé par le critique de Wall Street Yves Smith. Ce site a été nommé par le Times Magazine un des 25 meilleurs blogs sur la finance en 2011 et par Wired Magazine comme un site essentiel à suivre sur la finance, et Smith a été présenté en tant qu’invité dans des émissions comme le PBS show de Bill Moyers. Et ce groupe de lâches anonymes, artistes en diffamation, sont promus par le Washington Post, et les a mis sur la liste noire de la désinformation russe.

Le groupe évite les médias alternatifs comme ceux-ci et à la place recommande aux lecteurs de se fier seulement aux publications favorables à l’Establishment comme NPR, la BBC, le New York Times, le Wall Street Journal, le Washington Post, BuzzFeed, et VICE. C’est parce qu’une grande partie de la définition du groupe pour “Publication de Propagande Russe” critique la politique étrangère des USA.

PropOrNot ne détaille pas ses critères, décrit simplement ses méthodes comme “comportementales” ou “sans motivations spéciales.” C’est à dire, même si une source d’information n’est pas techniquement une publication russe et n’essaye même pas de soutenir le Kremlin, il est quand même coupable d’être “un idiot utile” s’il publie du matériel qui, dans un sens, pourrait être commode ou utile pour le gouvernement russe. En d’autres termes, le site confond la critique envers les gouvernements occidentaux et leurs actions et politiques avec la propagande russe. Les sites d’infos qui ne font pas écho inconditionnellement aux perspectives pro-OTAN sont accusés d’être des porte-paroles du Kremlin, même non intentionnellement.

Pendant qu’ils black-listent des journalistes gauchistes ou libertaires, PropOrNot nie aussi être maccarthiste. En même temps, pourtant, ils appellent le gouvernement des USA à utiliser le FBI et le DOJ [Department of Justice] pour mener des enquêtes officielles contre ces sites web qu’ils accusent, “parce que les gens qui font de la propagande pour des oligarchies brutales et autoritaires sont souvent impliqués dans un tas de sales affaires de toutes sortes.” L’obscur groupe va même plus loin en clamant que les gens impliqués dans les sites black-listés pourraient “avoir violé la loi sur l’espionnage (Espionage Act), la loi sur l’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agent Registration Act), et autres lois en rapport.”

En résumé : Ils ne sont pas maccarthistes ; Mort à la pensée. Ils veulent juste que de multiples media américains fassent l’objet d’une enquête du FBI pour espionnage au nom de la Russie.

QUI EXACTEMENT EST derrière PropOrNot, d’où sortent-ils leur financement et sont-ils ou non liés à un gouvernement, c’est un mystère complet. The Intercept a aussi envoyé des requêtes à Craig Timberg, du Post, posant ces questions et demandant s’il pense que c’est correct que des sites de gauche comme Truthout soient étiquetés comme “Propagande Russe”. Timberg a répondu : “Je suis désolé, je ne peux pas commenter sur ces histoires que j’ai écrit pour le Post.”

Comme c’est souvent le cas, des journalistes – qui demandent constamment de la transparence pour n’importe qui d’autre- refusent de donner même le niveau le plus basique de transparence pour eux-mêmes. Quand ils sont objets d’examen minutieux, ils adoptent par réflexe le langage des agences de sécurité nationales les plus secrètes : On ne commente pas sur ce que l’on fait.

L’article de Timberg sur la soi-disant ubiquité de la propagande russe est trompeur de bien d’autres façons. l’autre expert principal sur lequel repose cet article est  Clint Watts, un camarade du Foreign Policy Research Institute, un think tank pro-occidental qui comprend dans son bureau de conseillers, des personnalités néo-conservatives comme le fameux universitaire orientaliste Bernard Lewis, le pro-impérialiste Robert D. Kaplan, qui servi au Bureau Politique de la Défense (Defense Policy Board) du gouvernement des USA.

Ce que le Post oublie de mentionner dans son rapport est que Watts, un de spécialistes sur lesquels il s’appuie pour ses affirmations, a travaillé avant comme agent spécial pour la Joint Terrorism Task Force (équipe renforcée antiterroriste), et comme officier exécutif de la Military Academy’s Combating Terrorism Center (Académie militaire et Centre de combat anti-terorristes) des USA. Comme Ingram de Fortune écrivit sur le groupe, c’est un “think tank conservateur financé et animé par les partisans de la Guerre froide entre la Russie et les États-Unis.”

PropOrNot n’est en aucune façon un observateur neutre. Il appelle activement le Congrès et la Maison-Blanche à travailler avec “nos alliés européens pour déconnecté la Russie du système de transaction financier SWIFT, à effet immédiat et pour une année entière, comme réponse appropriée à la manipulation des élections par les Russes.”

En d’autres termes, ce groupe de lâches qui black-liste – experts potentiels dans les pages du Washington Post- milite activement pour les gouvernements occidentaux et poussent à prendre des mesures punitives contre le gouvernement russe, et parle et conspue depuis une structure extrêmement idéologique que le Post cache à ses lecteurs.

ENCORE PLUS TROUBLANT que le journalisme de bas étage du Post, c’est que ce cas soit la tendance la plus large dans laquelle toute théorie de conspiration sauvage ou attaque maccarthiste soit maintenant autorisée dans les discours aux USA tant que cela implique la Russie et Poutine- juste comme il est vrai qu’il était courant dans les années 50 de lire des histoires sur comment les Russes empoisonnaient les réserves d’eau des États-Unis, ou infiltraient les institutions américaines. Toute histoire anti-Russie était – et est encore – instantanément investie de crédibilité, alors que quiconque questionne sa véracité ou sa basique évidence est l’objet d’attaques sur sa loyauté, ou, au mieux, vilipendé comme “idiot utile”.

Deux des rapports les plus discrédités de la période électorale illustre ce point : un article du Slate prétendant qu’un serveur privé a été repéré comme reliant l’organisation Trump et une banque russe (ce qui, comme l’actuelle histoire du Post, a été vendu partout et rejeté par de multiples publications) et un délire complètement fou de Kurt Eichenwald du Newsweek clamant que Poutine a ordonné à WikiLeaks de trafiqué des emails – les deux ont été partagés sans critiques et postés sur Twitter par des centaines de journalistes à des milliers de personnes voire plus.

Le Post lui-même – posant maintenant comme un combattant contre les “fausses nouvelles” – publia un article en septembre qui traitait avec le plus grand sérieux l’affirmation qu’Hillary Clinton s’est évanouie le 11/9 parce qu’elle a été empoisonnée par Poutine. Et cela sans parler de l’histoire honteuse pour convaincre les Américains que Saddam construisait de non-existantes armes nucléaires et entretenait une alliance puissante avec al-Qaïda. Comme c’est souvent le cas, ceux qui le plus souvent alertent les gens sur les “fausses nouvelles” en sont souvent eux-mêmes les plus agressifs diffuseurs.

Bien sûr, ce qui arriva ici est l’essence même des fausses nouvelles. L’histoire du Post sert les intérêts de nombreuses factions : ceux qui veulent croire que Poutine a volé l’élection d’Hillary Clinton ; ceux qui veulent croire qu’internet et les réseaux sociaux sont de graves menaces qui doivent être contrôlées, contrairement à la vérité objective publiée par les vieux media crédibles ; ceux qui veulent une résurrection de la Guerre froide. Aussi, ceux qui virent les tweets et les articles sur Facebook promotionnant cette histoire du Post cliquaient instantanément, partageaient et promotionnaient l’histoire sans avoir un iota de réflexion critique, ou sans savoir si cette affirmation était vraie, parce qu’ils voulaient que cela soit vrai. Ce comportement inclut de nombreux journalistes.

Donc, l’histoire s’est répandue en un éclair, comme un incendie ; des dizaines de gens, peut-être des centaines de milliers ou même des millions l’ont consommée, croyant que c’était vrai parce que tellement de journalistes et d’experts leur ont dit que c’était vrai. Virtuellement, aucun de ces auteurs n’a passé une seule minute ou une once d’énergie à chercher si c’était vrai. Cela leur faisait plaisir de croire que c’était vrai, alors ils l’ont appuyé. C’est l’essence de la façon dont les fausses nouvelles fonctionnent, et c’est l’ultime ironie que l’histoire du Post a fini par illustrer et propager bien plus de fausses nouvelles qu’ils n’en ont dénoncé.

Source : The Intercept, le 26/11/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

URL: http://www.les-crises.fr/le-washington-post-promeut-scandaleusement-une-liste-noire-maccarthyste-fournie-par-un-nouveau-groupe-obscur-par-glenn-greenwald/