L’interview accordée par Donald Trump à Bild et au Times a fait l’effet d’un choc outre-Rhin. Après des années où Barack Obama a tant pris soin de sa relation particulière avec l’Allemagne, a visité maintes fois Berlin et n’a pas lésiné sur ses louanges à Angela Merkel lors de son dernier déplacement, le réveil est brutal. Pour la première fois depuis 70 ans, un président des Etats-Unis affiche une vraie défiance a priori face à l’Allemagne fédérale, perçue clairement comme un rival.
L’Allemagne sous le choc
La presse allemande est naturellement groggy. Que Donald Trump s’en prenne à la Chine ou au Mexique, passe encore.Qu’il menace Ford, General Motors ou Toyota, soit. Mais qu’il s’attaque à l’Allemagne, qu’il menace un joyau comme BMW… L’éditorial de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) parle d’un « changement d’époque » et d’un « vent froid qui vient de l’ouest », reprenant une image souvent employée à l’époque de la guerre froide pour désigner… l’Union soviétique. « Donald Trump a clairement indiqué que nous devons économiquement et militairement sortir du confortable hôtel maternel des Etats-Unis », analyse le quotidien conservateur Die Welt. Le journal estime désormais que les Allemands vont devoir « se défendre » contre la politique agressive des Etats-Unis.
Cette prise de conscience ne semble pas encore complète outre-Rhin où l’on accuse clairement le coup. Le ministre des Affaires étrangères et sans doute prochain président fédéral Frank-Walter Steinmeier appelle à la prudence et à « voir quelle politique les Etats-Unis suivront » en matière de défense. Mais il reconnaît de « l’étonnement ». Concernant les menaces de droits de douane sur BMW, le ministre « part du principe que notre partenaire étasunien s’en tiendra encore aux obligations internationales de l’OMC ». Bref, le gouvernement de Berlin semble n’oser y croire. Son confrère de l’Economie, Sigmar Gabriel, candidat putatif de la SPD à la chancellerie, prend ces menaces de haut, et demande aux constructeurs des Etats-Unis de « faire de meilleures autos » pour se défendre. Mais là encore, il semble y avoir un manque certain de prise de conscience de la nouvelle situation. Ou du moins une sorte de détermination à espérer que tout s’arrangera avec le temps. Du reste, Angela Merkel elle-même a réclamé d’attendre avant de « voir quels types d’accords nous pourrons atteindre ». Alors que Donald Trump attaque tous azimuts, la chancelière ne cesse d’affirmer sa volonté de dialoguer avec la Maison Blanche.
Situation à risque pour l’Allemagne
Ces réactions ne doivent certes pas être prises au pied de la lettre. La stratégie d’Angela Merkel est souvent celle de l’attente. Mais la nouvelle doctrine européenne de Washington place désormais l’Allemagne dans une situation très inconfortable. Première puissance exportatrice du monde, la République fédérale est clairement en danger par le retour au protectionnisme. Confrontée à l’hostilité et au désintérêt stratégique d’un pays qu’elle a considéré pendant sept décennies comme son protecteur, elle est sommée de prendre en charge non seulement sa propre défense, mais aussi la direction de son hinterland économique. Car désormais, l’Union européenne n’est plus dans l’esprit de l’administration étasunienne un complément politique et économique de l’OTAN renforçant mutuellement une sorte de « grande alliance occidentale ». L’UE pour Donald Trump est un « instrument de puissance » de l’Allemagne qui est clairement ciblée par l’aide directe que le président élu entend donner au Royaume-Uni du Brexit.
Cette nouvelle situation contraint donc l’Allemagne à assumer une place de puissance qu’elle a toujours refusé d’assumer ouvertement et directement. Mais l’enjeu est considérable : son modèle économique est désormais en jeu, ainsi que sa sécurité. Dans une Europe fragmentée, l’Allemagne vieillissante, soumise à la double pression russo-étasunienne, privée de la solidarité des puissances militaires de l’Europe que sont le Royaume-Uni et la France, serait dans une situation fort peu enviable. Berlin va donc devoir tirer les conséquences de ce nouvel ordre mondial. Et ce ne sera pas simple.
Dans un tel contexte d’hostilité généralisée, l’Allemagne ne peut guère se passer d’un espace européen qui lui est favorable. Elle a besoin de conserver cet hinterland centre-européen qui fournit une sous-traitance peu coûteuse à son industrie, mais elle a aussi besoin d’une zone euro qui permet à l’Allemagne de neutraliser certains de ses concurrents, de bénéficier d’une monnaie sous-évaluée et de continuer ainsi à accumuler une épargne nécessaire à un pays vieillissant sans en payer le prix, c’est-à-dire une monnaie très forte. Politiquement et militairement, l’Allemagne doit aussi pouvoir compter sur un ensemble comme l’UE pour faire face à des Etats-Unis opportunistes et à une Russie qui est plus que jamais un concurrent de l’Allemagne en Europe de l’Est.
Changer de politique européenne pour répondre à Trump
Angela Merkel ne s’y est pas trompée et, en réponse à Donald Trump, elle a rappelé que « nous, Européens, avons notre destin en main ». Le message est clair : l’UE doit se défendre. Mais comment ? Pour prendre la tête du « monde libre » depuis l’UE comme l’y invite de plus en plus la presse anglo-saxonne, Angela Merkel devra changer de politique européenne. Car il est difficile de critiquer l’unilatéralisme nouveau qui s’installe à la Maison Blanche lorsque l’on pratique soi-même en Europe une certain forme d’unilatéralisme depuis 2010. L’Allemagne bloque depuis des années toute avancée vers la solidarité européenne. Son refus absolu et entêté du troisième pilier de l’union bancaire (la garantie commune des dépôts), de l’union budgétaire par la création d’Eurobonds, de tout vrai plan de relance et d’investissements en complément de la politique monétaire de l’UE, d’une vraie stratégie de défense, en sont autant de preuves. En revanche, l’Allemagne a réussi à imposer en zone euro une stratégie de convergence budgétaire forcée avec les directives Two Pack et Six Pack et le pacte budgétaire.
Le résultat est une Allemagne qui exige toujours plus de « réformes » de ses partenaires, en refusant de se réformer elle-même, notamment par la réduction de son excédent courant et par l’acceptation d’une inflation relativement plus forte que ses partenaires. Ces deux éléments permettraient de réduire les divergences et de rééquilibrer la zone euro. Mais la politique allemande reste focalisée sur son obsession budgétaire et sur celle des « réformes » qui ne sont que des moyens de renforcer la concurrence interne à l’UE et de rendre cette dernière toujours plus impopulaire, notamment parmi les victimes de la mondialisation qui pourraient être tentées par des expériences à la Trump. Si Berlin veut assurer la direction du « monde libre » face à un Trump et à un Poutine, elle doit donc rendre l’UE et la zone euro économiquement et socialement viable. Elle doit concéder plus de solidarité pour que son hégémonie soit acceptée comme bénéfique.
Accepter de payer le prix de l’Europe
Pour cela, l’Allemagne d’Angela Merkel doit cesser de penser son avenir dans le seul cadre allemand, elle doit se penser comme une puissance ayant des responsabilités et des devoirs envers l’Europe entière. Si elle poursuit sa politique actuelle, celle qui consiste à donner des leçons de « réformes » à l’Europe, à distribuer les bons et les mauvais points à ses partenaires, à faire des exemples cruels comme dans le cas de la Grèce, alors elle risque de se retrouver de plus en plus isolée et Donald Trump sera en permanence en embuscade pour l’affaiblir. L’Allemagne n’a cessé de se dire européenne, mais elle a trop tendance à ne prendre de l’Europe que les avantages. Elle doit accepter d’en payer le prix, désormais. L’arrivée de la nouvelle administration américaine en est l’occasion.
Pour répondre au protectionnisme et au dumping fiscal anglo-américain, l’UE doit abandonner sa naïveté commerciale, renforcer sa demande intérieure et investir massivement dans la qualité de sa production. Elle doit attirer les investisseurs par d’autres moyens que les coûts et s’en donner les moyens. Elle doit renforcer l’UE et la zone euro en en faisant à nouveau un moyen de développement commun et en n’hésitant pas à investir dans ce précieux hinterland.
Tentation unilatéraliste
Le pire danger serait que l’Allemagne réponde à la nouvelle politique de Washington par un nouveau cycle de baisses des coûts comme l’y invite Die Welt, le journal le plus proche de la CDU. Dans son éditorial, ce quotidien conservateur appelle l’Allemagne à « devenir plus conscient de sa puissance et à poursuivre ses propres intérêts ». Pour le quotidien conservateur, c’est l’occasion de se lancer dans une nouvelle phase de libéralisation : répondre à la baisse des impôts et au protectionnisme des Etats-Unis par la baisse des impôts et la dérégulation des marchés. Ce serait le pire scénario, celui qui déclencherait une nouvelle phase de course à la compétitivité coût au sein de l’UE. Il y a là une forme de naïveté allemande à croire que l’Europe acceptera de s’identifier toujours aux intérêts allemands et de suivre une politique fondée sur « ses propres intérêts ». Ce serait poursuivre la tentation unilatéraliste de l’Allemagne en Europe.
Rester dans le lien transatlantique
D’une certaine façon, tenir cette politique reviendrait à privilégier le lien transatlantique au lien européen. Ce serait malmener l’Europe pour lui faire accepter le nouvel ordre dicté par Donald Trump. Ce serait renoncer, donc, à une Europe capable de tenir le rang de grande puissance. In fine, ce serait l’essence même de la construction européenne qui serait abandonnée. L’Allemagne se rangerait à la vision de Wolfgang Schäuble d’une Europe d’un « petit cercle », formé de ceux capables de survivre à la compétition mondiale dictée par les Etats-Unis. Dans ce cas, Washington ne pourra plus accuser l’Allemagne d’utiliser les pays les moins compétitifs comme une façon de « manipuler » la monnaie. Et Berlin pourra espérer retrouver les grâces de Washington. Ce danger n’est pas mince. L’éditorial de l’autre grand journal conservateur allemand, la FAZ, de ce lundi explique ainsi qu’il est « ridicule » de penser que la chancelière pourrait être la « dirigeante d’un front anti-Trump » (« Gegenanführerin »). Et de conclure : « l’Europe a besoin d’un partenariat étroit avec les Etats-Unis ». Si les Européens ont leur destin en main, les Allemands vont devoir faire des choix. Reste à savoir si ces choix seront bons pour l’Europe. En cela, la réaction prudente de Berlin est assez inquiétante…