dimanche 10 juillet 2016

Post-référendum, oligarchie triste – par Frédéric Lordon

Post-référendum, oligarchie triste – par Frédéric Lordon

Source : Le Monde Diplomatique, Frédéric Lordon, 06-07-2016

true democracy cc enki22

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Les Britanniques, dit-on, ont accoutumé, contemplant la mer depuis la côte de Douvres les jours de brouillard, de dire avec cet humour qui n'appartient qu'à eux que « le continent est isolé ». Mais c'est de l'humour. C'est avec le plus grand sérieux au contraire que le commentariat européiste s'est exclamé qu'après le Brexit, « le Royaume-Uni est isolé ». Il faut tenir l'indigence de ce genre d'argument pour un indicateur robuste des extrémités politiques et rhétoriques où se trouve rendue la « défense de l'Europe », qui n'a plus que ça en stock — ça et « la guerre » — pour tenter de s'opposer à la vague sur le point de tout emporter. Faute d'avoir pu convaincre positivement les populations de l'évidence de ses bienfaits, le néolibéralisme, succursale européenne en tête, n'a donc plus que la ressource d'osciller entre l'imaginaire du camp (remparts, miradors, barbelés) et celui du rutabaga pour retenir les populations de lui régler son compte.

La perte de l'Albanie avait déjà été douloureusement vécue par le discours raisonné du néolibéralisme, heureusement il restait la Corée du Nord. L'espoir renaît pour de bon : il y a maintenant aussi le Royaume-Uni. Certes qui ne mesure pas encore tout à fait sa responsabilité historique : incarner le pire pour nous convaincre de continuer à désirer le meilleur. Mais ne devrait pas tarder à prendre conscience de son devenir-juche (1). On lui annonce une vague d'hyperinflation, puisque la livre est déjà « aux tréfonds » — peu importe qu'elle soit encore, contre l'euro, très au-dessus de son niveau ne serait-ce que de 2011 ; peu importe également que l'Islande qui n'a aucune base industrielle et a vu en 2008 sa monnaie dévaluée de 70 % n'ait connu qu'une inflation de 12 % les deux premières années, ramenée à 5 % dès la troisième (1,6 % l'an dernier). On lui annonce surtout la quasi-cessation de ses exportations puisque, brouillard ou pas, le Royaume-Uni « est isolé », et que (c'est connu également) tout pays n'appartenant pas à l'Union européenne (UE) devient aussitôt royaume-ermite.

Décompensations « démocratiques »

Mais il ne faut pas bouder son plaisir. Les moments de décompensation de l'oligarchie offrent toujours de délicieux spectacles, et rien ne les déclenche comme un référendum européen — tous régulièrement perdus, c'est peut-être ça l'explication… On s'épargnera pour cette fois les charmes un peu fastidieux de la recension — Dieu sait que la cuvée est excellente, mais depuis Maastricht l'argument européiste n'est pour l'essentiel qu'un bêtisier continué. Notons rapidement cependant les particularités du cru 2016, avec en particulier cette fabuleuse pétition de re-vote, dont on connaît un peu mieux maintenant les arrière-plans douteux, mais sur laquelle l'éditocratie s'est aussitôt jetée comme sur la plus légitime des propositions. Mais ce flot d'énormités n'atteint vraiment au sublime qu'au moment où il se fait philosophie critique du référendum (et il faut voir la tête des « philosophes »…) — du référendum en son principe bien sûr, rien à voir avec les déculottées à répétition, on réfléchirait avec la même passion si le Remain l'avait emporté à 60 %. Dans un document pour l'Histoire, Pierre Moscovici explique que « le référendum sur l'Europe divise, blesse, brûle » (2). Et c'est vrai : mon lapin socialiste, ne mets pas tes doigts dans l'urne, tu risques de te faire pincer très fort.

Il n'y a dans tout ça rien que de très connu, mais le spectacle des choses étant toujours cent fois plus éloquent que leur simple idée, la contemplation de la scène post-Brexit continue de faire forte impression. Car il est avéré une nouvelle fois que les dominants, au sens le plus élargi du terme, non pas seulement ceux qui détiennent les leviers effectifs des pouvoirs, mais ceux que leurs origines ou leurs positions sociales ont dotés pour tout mettre à leur portée — l'accès à la culture, l'apprentissage des langues, la possibilité de voyager, les bénéfices moraux du cosmopolitisme —, les dominants, donc, ne comprennent pas qu'on puisse trouver à redire à ce monde qui leur est si aimable, et trouvent d'un parfait naturel qu'on tienne aussitôt pour nulles et non avenues les expressions électorales qui ne ratifient pas les leurs. Disons les choses de manière un peu plus synthétique : tous ces bons amis de la démocratie se torchent le cul avec la démocratie.

Rien changer pour que rien ne change

Il y a pire cependant que le racisme social déboutonné : la surdité politique définitive qui s'en suit, c'est-à-dire la fermeture complète de tous les degrés de liberté du système, tendanciellement incapable d'accommoder les tensions internes qu'il ne cesse pourtant de recréer lui-même. Le néolibéralisme met le feu sous la cocotte, mais après en avoir soigneusement vissé le couvercle. Et les physiciens amateurs s'étonnent de prendre de temps en temps une soupape dans l'œil (ils n'ont encore rien vu, c'est le fait-tout lui-même qui va bientôt leur sauter au visage).

En réalité c'est la politique qui vérifie cette propriété attribuée à tort à l'économie : le primat de l'offre. Ça n'est évidemment pas là une donnée d'essence mais le résultat d'un certain état des structures : les structures de la représentation coupée des représentés, les structures de la dépossession. Dans un tel état de coupure, le primat de l'offre en effet s'établit presque tautologiquement puisque, par construction, la sphère de gouvernement séparée devient totalement auto-centrée et, rendue capable par les institutions de gouverner sans se préoccuper de rien d'autre qu'elle-même, devient par le fait ignorante de toute demande « extérieure ».

Malheureusement les énergies colériques se cherchent des débouchés, à toute force même, et lorsque l'oligopole des partis de gouvernement ne lui en propose aucun, elle prend le premier venu, fut-ce le pire. Il faut bien reconnaître en l'occurrence que le Brexit n'est pas joli à voir. On ne peut alors manquer d'être frappé par l'identité de réaction que suscitent les désastres électoraux variés produits à répétition par cette configuration politique : tout comme les poussées du FN, les référendums européens produisent immanquablement les mêmes « unes » géologiques — « séisme », « tremblement de terre » —, les mêmes solennels appels à « tout changer », et les mêmes avertissements que « rien ne peut plus continuer comme avant ». Moyennant quoi tout continue à l'identique. Pour une raison très simple, et très profonde, qui voue d'ailleurs toute cette époque à mal finir : mettre un terme aux avancées de l'extrême droite et aux référendums enragés supposerait de rompre avec les politiques de démolition sociale qui nourrissent les extrêmes-droites et les référendums enragés. Mais ces politiques sont celles mêmes du néolibéralisme !

Et voilà l'impossible équation en laquelle ce système est maintenant enfermé : enrayer ce qui va le détruire ne passe plus que par se nier lui-même, et se maintenir lui-même le condamne à alimenter ce qui va le détruire. De fait, ceux qui ont accaparé les moyens de changer quoi que ce soit, et proclament leur détermination à tout changer, persistent en réalité dans le désir de ne rien changer. C'est que les horizons temporels se sont considérablement raccourcis et que le temps encore passé au manche, tant que les contradictions peuvent être repoussées devant soi, est toujours bon à prendre. Dans l'intervalle, il ne manque pas d'éditorialistes décérébrés pour assurer la pantomime du « tout changer » mais dans la version Lampedusa du pauvre : ne rien changer pour que rien ne change…

La fin de l'histoire est ajournée

Dans une conjonction paradoxale de plus grande dureté idéologique et de plus grande lucidité (ou de moins grand aveuglement), The Economist, dont tout le numéro post-Brexit transpire littéralement la peur, voit venir la menace d'ajournement de la « fin de l'histoire » (3) — ce grand arrêt définitif qui devait consacrer pour l'éternité le règne du capitalisme libéral et de la démocratie. Et il n'est pas question là des soubresauts de la convergence des retardataires, mais du cœur de l'empire, là où la chose était normalement acquise. Il apparaît qu'elle ne l'est pas tant que ça, et quitter le confort de la « fin de l'histoire », surtout quand on lui avait cru le bon goût de s'achever au mieux des intérêts légitimes des possédants, est un traumatisme dont The Economist mesure avec angoisse toute la portée.

Moins épais que ses homologues français, lui est au moins capable de dresser un tableau clinique assez exact des colères de l'époque, et même d'aller jusqu'à leur accorder leur bien-fondé. Mais (et mutatis mutandis, on croirait relire ses articles de 2008-2009, quand c'est la crise financière qui menaçait de tout emporter), s'il est capable d'aller bien plus loin dans l'analyse, c'est, comme toujours, la conséquence qui lui fait défaut in extremis. Pour le coup elle lui restera inaccessible. C'est que lui aussi devrait convenir que le problème réside dans cela-même qu'il a choisi de défendre : « l'ordre international libéral ». Faute d'accéder à cette conclusion — et pour cause : elle lui serait une auto-négation… —, il ne reste à The Economist que les habituels dérivatifs de raccroc : « pour que la croissance se convertisse en hausse des salaires, les libéraux doivent mener un combat sans relâche contre les intérêts établis, exposer à la concurrence les entreprises installées, et briser les pratiques restrictives ». Disons immédiatement à tous ces gens qu'il n'est pas certain que les lois Macron — puisque c'est en gros de cela qu'il s'agit — suffisent à ré-arrêter l'histoire. Il se pourrait même, plus probablement, qu'elles lui fassent prendre un peu plus de vitesse encore.

C'est une chose cependant que l'histoire reprenne de la vitesse, et c'en est une autre de savoir dans quelle direction elle va s'engager. La réussite historique de l'extrême droite sur ces deux dernières décennies, c'est d'être parvenue à s'insérer dans l'offre politique, d'y figurer comme une option bien répertoriée. Et, mieux encore, de s'y être établie comme monopoleur de la différence. Peu importe que cette différence, racisme ouvert mis à part, soit en réalité frauduleuse : la collusion de l'extrême droite et du capital est un fait confirmé par l'histoire ; l'inconsistance des vues économiques du FN le voue à finir en l'attracteur par défaut du néolibéralisme, éventuellement sous une version néo-corporatiste à usage des patrons de PME ; la sortie de l'euro n'était qu'un engouement opportuniste qui achèvera de s'évaporer dès que quelques grands protecteurs financiers le convaincront de revenir au sérieux.

Les ressassements de « l'UE démocratique »

Et la gauche ? Si en l'état actuel de ses institutions la politique est sous le primat de l'offre, il s'agirait maintenant qu'elle aussi soit capable d'y installer une option eurocritique qui puisse se proposer comme solution d'expression raisonnée et progressiste — en fait la seule — de la colère. Mais que veut dire exactement « eurocritique », et qui y est prêt vraiment ? À l'analyse, eurocritique ne peut pas dire autre chose que décidé à envisager la sortie — quitte à en faire d'abord le levier d'un rapport de force, mais à l'envisager pour de bon. C'est peu dire qu'il reste du chemin à faire car, baffe après baffe, Brexit après Oχi (4), il est toute une fraction de la gauche qui ne désarme pas de l'illusion alter-européiste. Avec une obstination qui va devenir admirable à force de désespoir, Clémentine Autain et Roger Martelli répètent que « l'Europe, on la change ou elle meurt » (5). En la considérant de manière purement littérale, on pourrait presque accorder la formule — à la différence, comme toujours, de la conséquence et de l'inconséquence : car en réalité il n'y a pas le moindre doute quant à la manière dont cette fausse alternative va se trouver tranchée.

Au milieu d'arguments toujours les mêmes et dont aucun ne quitte jamais le registre du vœu pieux, ni jamais ne répond aux objections substantielles, on trouve celui-ci qui, par un effet de pertinence involontaire, met dans le cœur du problème : « Le combat pour la transformation sociale n'est pas plus facile en France qu'en Europe ». Eh bien précisément si, il l'est ! Et pour des raisons qui relèvent presque de la logique  : il est plus facile de passer une seule épreuve de validation que deux enchaînées. A plus forte raison quand la seconde est plus défavorable encore que la première. Ce qui est étonnant d'ailleurs, c'est qu'on puisse continuer de dire des choses pareilles un an exactement après l'écrasement de Syriza — qui aura si éloquemment prouvé combien il était plus facile de transformer l'Europe que la Grèce, ou l'Europe avec la Grèce…

Réserves cc groume

Réserves
cc groume

Supposons donc, pour l'expérience de pensée, que nous soit échue la bénédiction d'un gouvernement authentiquement de gauche. Que peut-il mettre en œuvre qui ne se heurte aussitôt à la contrainte des traités ? Rien. Quelles solutions lui reste-t-il alors ? Trois.

 Plier, comme Tsipras — et fin de l'histoire.

 Entreprendre hardiment la bataille de la transformation de l'intérieur. Mais avec quels soutiens ? La désynchronisation des conjonctures politiques nationales nous offrira ce qu'elle peut en cette matière, c'est-à-dire pas grand-chose — comme l'a vécu la Grèce. L'alter-européisme nous prie dans ce cas d'attendre le grand alignement des planètes progressistes pour qu'advienne la nouvelle Europe — pourvu que le premier gouvernement de gauche soit encore en place au moment où la cavalerie des autres le rejoindra…

 Désobéir. Mais il faut n'avoir rien appris des expériences de Chypre et de la Grèce pour imaginer le noyau libéral des institutions et des Etats-membres laisser faire sans réagir. Comme on le sait désormais, c'est la Banque centrale européenne (BCE) qui a les moyens de mettre un pays à genoux en quelques jours, en mettant sous embargo son système bancaire. Sans doute y regarderait-elle à deux fois, considérant la possibilité de dommages collatéraux cataclysmiques. Elle n'en a pas moins tous les instruments permettant de régler finement l'asphyxie pour trouver son optimum punitif : tuer la croissance par étranglement du crédit sans pour autant mettre les banques à terre. Ceci pour ne rien dire de toutes les procédures de représailles inscrites dans les traités mêmes.

« Libxit » et « Gerxit »

En tout cas il faut avoir la croyance chevillée au corps pour imaginer que l'épreuve de force qui s'ouvrirait alors pourrait trouver une résolution autre que la reddition complète de l'une des parties quand les enjeux du différend sont aussi fondamentaux. De la partie dissidente progressiste très vraisemblablement, et pour les raisons qui viennent d'être indiquées : sur qui un gouvernement de gauche, radicalement ostracisé au milieu du Conseil, pourrait-il donc compter comme renfort ? Et dans le cas miraculeux qui le verrait entouré de quelques alliés, suffisamment nombreux pour que l'hypothèse d'un changement réel et profond commence à sérieusement prendre corps, qu'adviendrait-il à coup sûr, sinon l'auto-éjection du noyau libéral (« Libxit »), Allemagne en tête (« Gerxit) ?

N'apprenant décidément rien des leçons de l'histoire, même quand elles sont récentes, l'alter-européisme rechute lourdement dans l'hypothèse implicite qui a déjà fait la déconfiture de Tspiras : « l'Europe est finalement un club de démocraties, et on peut toujours s'entendre entre bonnes volontés démocrates ». C'est n'avoir toujours pas compris que la démocratie et le néolibéralisme, spécialement dans la variante ordolibérale allemande (6), n'ont rien à voir. C'est refuser, après pourtant trois décennies de grand spectacle, d'acter que le néolibéralisme est fondamentalement une entreprise de « dé-démocratisation » (Wendy Brown), de neutralisation de l'encombrant démos, et qu'il peut même, comme l'atteste avec éclat le gouvernement Hollande-Valls, se montrer parfaitement compatible avec les formes d'un autoritarisme bien trempé. Dans l'hypothèse (déjà fantaisiste) où il se trouverait mis en minorité, le noyau dur libéral n'en tirerait vraisemblablement pas la conclusion que la démocratie, qui est la loi de la majorité, a parlé. Il prendrait ses cliques et ses claques pour laisser les « communistes » à leurs affaires et s'en irait reconsolider la « fin de l'histoire » de son côté.

Mais c'est une réalité qu'aucun des avocats de l'« autre Europe » ne veut envisager, surtout pas les promoteurs du « parlement de l'euro » qui persistent dans le formalisme des constructions institutionnelles séparées de leurs conditions de possibilité politique. On peut bien continuer de rêver un parlement de l'euro constitué comme prorata des parlements nationaux (7), et habilité à discuter des questions budgétaires et financières, mais encore faut-il se demander pourquoi l'Allemagne a mis tant d'efforts à ce que les principales orientations des politiques économiques nationales soient sanctuarisées dans les textes à valeur quasi-constitutionnelle des traités, c'est-à-dire, précisément, soustraites à toute instance de délibération parlementaire ordinaire ! Répéter indéfiniment une illusion ne suffit pas à en faire un candidat à la réalité, spécialement celle que l'Allemagne accepterait de remettre ses choses les plus chères — les principes organisateurs de la monnaie, des budgets et des dettes — à une incontrôlable loi de la majorité qui lui ferait courir le risque de se retrouver un jour du mauvais côté.

Il y a malheureusement tout lieu de penser que ceux-là qui se présentent comme les hérauts de la reconstruction démocratique de l'Europe ont fini par intégrer sans même s'en rendre compte les normes ambiantes de la dé-démocratisation, au point d'avoir abandonné en chemin les prérogatives élémentaires d'une démocratie parlementaire minimale : le droit de discuter de tout. Ou alors il va falloir qu'ils nous expliquent comment ils comptent convaincre l'Allemagne de revenir sur son ultimatum originel et de réintégrer le cénacle du parlementarisme ordinaire — celui qui a le droit de délibérer à sa guise des déficits, des dettes, de l'inflation, ou du régime de la circulation des capitaux.

En tout cas on n'en voit pas un remettre par exemple en cause le statut d'indépendance de la BCE, ni seulement proposer une redéfinition de ses missions — et pour cause : il faudrait être vraiment passé dans un univers parallèle pour imaginer faire avaler pareille idée à l'Allemagne. Mais, tragique révision inconsciente à la baisse des ambitions « transformatrices », c'est déjà comme un aveu implicite que le b-a-ba de la démocratie monétaire est hors de portée, et la mesure en creux des renoncements qui annoncent une redémocratisation tout en faux-semblants. On peut donc si l'on veut se complaire à imaginer une Europe transformée (réellement) mais alors il faudra l'imaginer sans l'Allemagne (au moins). Au fait, resterait-il alors quoi que ce soit qui se puisse appeler « Union européenne » après que le bloc allemand l'ait abandonnée ?

L'internationalisme réel du « Lexit »

Reprenons : si l'alternative est que « l'Europe, on la change ou elle meurt », alors elle meurt. Car ça n'est pas une parodie de démocratie au rabais qui la maintiendra en vie bien longtemps. La question alors se déplace : elle n'est plus celle de la chimère « Union européenne démocratique » supposément obtenue par mutation de l'Union actuelle, mais celle du meilleur moyen de mettre un terme à l'irrémédiable despotisme néolibéral européen.

Au point d'incapacité à se transformer où elle en est, l'Union européenne n'a plus que le choix des modalités de sa disparition : dans l'acharnement et la déflagration terminale ou par un processus ordonné de déconstruction. Ordonné, c'est-à-dire mutuellement agréé, une sorte d'accord de dissolution coopérative, à froid — au demeurant s'il y a bien un point de convergence qui risque d'émerger de plus en plus, c'est celui de l'intérêt bien compris de tous à arrêter les frais.

Un tel processus ordonné pourrait d'ailleurs revêtir différentes formes. Celle du simple retour aux échelons nationaux, n'excluant nullement de maintenir (puis d'approfondir) les coopérations à géométrie variable déjà en place (industrielles, scientifiques, etc.) mais hors de toute intégration formelle. Ou celle d'une proposition ouverte de reconstruction « européenne » — « européenne » avec guillemets puisque, bien sûr, son périmètre ne saurait être celui ni de la défunte UE ni de son eurozone, dès lors qu'elle inviterait les États qui le voudraient — et certains ne le veulent pas — à se retrouver autour d'un principe d'organisation démocratique réelle des domaines d'intégration (dont il est au demeurant probable qu'ils ne puissent aller jusqu'à la constitution d'une communauté politique complète). C'est dans ce genre de directions en tout cas que le « Lexit » (Left Exit) trouve son sens, pour qui voudra bien au moins se donner la peine d'observer que le mot « Lexit » même n'est formé à partir de la contraction d'aucun nom de pays, et atteste par là sa conformité à un internationalisme bien compris.

Par un paradoxe cruel, il apparaît de plus en plus que, sous couleur de vertu, l'alter-européisme œuvre en fait involontairement pour le pire. Non pas par le projet en soi d'une « autre Union européenne », mais par le refus de principe d'envisager la moindre forme de rupture, qui le voue à l'inexistence dans le spectre déjà difficilement accessible de l'offre politique, notamment quand le ressentiment populaire à l'endroit de l'UE a légitimement franchi ses points critiques, peut-être ses points de non-retour. Les projets de « transformation démocratique » de l'Europe, à la façon du DiEM25 de Varoufakis, qui se propose de perdre dix nouvelles années à poursuivre une chimère, ouvrent des boulevards aux extrêmes droites européennes qui ne doivent pas en revenir d'avancer ainsi sans rencontrer la moindre résistance (lire « DiEM perdidi »). Le stéréotype de « la nature politique qui a horreur du vide » a beau être usé jusqu'à la corde, il continue de dire quelque chose de vrai. Les extrêmes droites, qui n'en demandent pas tant, demeurent seules à capter le discours de l'eurocritique et surtout à en imposer la forme.

Un comble de l'aberration politique, et presque logique, aura conduit certains à gauche à poser que, puisque le Brexit menaçait de prendre la forme d'une sortie par la droite, il était urgent de faire taire le « Lexit » (8) qui ne pouvait, « dans ces conditions », qu'alimenter son contraire — soit le syllogisme même de la défaite : puisque la sortie est sortie par la droite, tout discours de sortie nourrit immanquablement la sortie par la droite… Ou l'art de se donner raison pour le pire : à force d'interdire toute pensée de la sortie par la gauche, et de laisser prospérer sans la moindre opposition le discours de la sortie par la droite, il se pourrait bien, en effet — en tout cas on aura tout fait pour — que, si sortie il y a… elle se fasse par la droite.

Source : Le Monde Diplomatique, Frédéric Lordon, 06-07-2016

[Entraide] Traduction anglais 09/07

[Entraide] Traduction anglais 09/07

Voici comme d’habitude un appel à l’entraide de traduction de textes anglais, par une collaboration via Framapad.

Merci aux participants, votre aide est vraiment précieuse !

En revanche, vous n’êtes pas assez nombreux ; ce serait bien que plus de personnes se portent candidates pour aider, merci d’avance…

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L’idée est de traduire par blocs ET de vérifier et améliorer la traduction déjà réalisée par les autres, pour avoir un beau résultat (c’est pour ça d’ailleurs que je ne reprends pas souvent des traductions externes, elles sont souvent de piètre qualité).

Eu égard au sabotage récent, nous avons modifié la procédure et augmenté la sécurité, qui implique une connexion par identifiant personnel et mot de passe. Si vous en voulez un, indiquez-le en commentaire de ce billet – en précisant votre mail dans la zone spécifiée (pas dans le commentaire, sinon il sera visible par tous, ce qui n’est pas le cas dans la zone dédiée “Adresse de contact” du commentaire). Nous vous contacterons en fonction du nombre de volontaires et au fur et à mesure des besoins. (recommencez s’il y a eu un souci, on a fait au mieux…)

 

Cette semaine, il convient de finir des textes déjà commencé précédemment… On compte sur vous.

Le premier texte est ici : Bill Clinton jumped aboard disgraced sex offender Jeffrey Epstein

Le 2e texte est ici : Linda Tripp reveals Bill Clinton had affairs with ‘thousands of women’

Le 3e texte est ici : The State Department's Wrong-Headed Push for War With Syria

Le 4e texte est ici : Intel Vets Call 'Dissent Memo' on Syria 'Reckless'

Le 5e texte est ici : The Fraudulent Case for a Syrian Escalation

Le 6e texte est ici : Tony Blair's crony elite want to snatch Labour back from the working class

Le 7e texte est ici : Beyond Notification: How to Leave the European Union without Using Article 50 TEU

Le 8e texte est ici : The Road to Brexit: 16 Things You Need to Know about What Will Happen If We Vote to Leave the EU

Le 9e texte est ici : Nouveaux témoignages

Le 10e texte est ici : Noam Chomsky slams 9/11 truthers

Le 11e texte est ici : Ukraine honors nationalists whose troops butchered Jews

Le 11e texte est ici : Blood Baath

Le 11e texte est ici : Ukraine honors nationalists whose troops butchered Jews

[Pour les traducteurs : n’ayez crainte, nous avons donc un stock de passionnants billets traduits antérieurement, que nous publierons ultérieurement. Merci encore]

Si vous ne parlez pas anglais, ce n’est pas grave, vous pouvez aussi simplement relire en français pour enlever les fautes d’orthographes directement.

Merci d’avance ! Vous êtes super efficaces 🙂

N.B. : toutes les traductions déjà faites sont stockées, et sortiront dans les prochaines semaines, pas de souci…

Olivier Berruyer.

Avec les tribunaux d’arbitrage, les cigarettiers poursuivent les Etats pour les lois anti-tabacs

Avec les tribunaux d'arbitrage, les cigarettiers poursuivent les Etats pour les lois anti-tabacs




Des victoires qui n'en sont pas

Bien sûr, on peut se réjouir de ces défaites judiciaires de Philip Morris, mais ces dernières posent plusieurs graves problèmes. Le célèbres cigarettier poursuivait l'Australier pour avoir introduit il y a 5 ans les paquets neutres, qui auraient provoqué une baisse de 10% de la consommation. Mais si les tribunaux d'arbitrage (ou ISDS en anglais) ont rejeté sa plainte, ce n'était pas alors pour des raisons de fond, refusant de statuer sur la légalité des paquets neutres, mais du fait des manœuvres légales du cigaretier, passé par arrangements artificiels pour poursuivre l'Etat en rattachant sa filiale locale à une entité de Hong-Kong, pays qui dispose d'un traité d'investissement avec l'Australie. Il y a quelques jours Philip Morris a été débouté d'une plainte contre l'Uruguay, au motif de l'interdiction des variantes mentholées et d'une augmentation de 80% de la taille des messages sanitaires sur les paquets de cigarettes.

Le cigarettier plaidait que cela violait l'accord d'investissement entre la Suisse et l'Uruguay, dont le président est un cancérologue qui a interdit la cigarette dans les lieux publics. L'ancien maire de New-York, Michael Bloomberg, s'est réjouit de l'annonce, qui montre, pour lui que les Etats peuvent « se mesurer à l'industrie du tabac et gagner ». Mais cela ne pose-t-il pas de gros problèmes ? Est-ce à dire que si ce « tribunal » avait donné raison à Philip Morris, alors, les Etats devraient lui payer des millions, ou même renoncer aux lois anti-tabac qu'ils ont pu passer ? N'est-il pas extrêmement problématique que des multinationales, qui vendent, comme ici, des produits très dangereux pour la santé, puissent ne serait-ce que poursuivre des Etats qui passent des lois pour réduire la consommation de tabac ?

Est-il admissible que des juges indépendants puissent ainsi se placer au-dessus des Etats, mis au même niveau que les multinationales ? Cette indifférenciation en dit long sur une époque qui a totalement perdu le sens des choses. Un Etat, qui représente ses citoyens, et plus encore la démocratie, ne devrait pas pouvoir être mis sur le même plan qu'une multinationale, qui n'est qu'un véhicule pour la création de richesse de ses actionnaires. Voici le vice de forme révoltant et scandaleux de ces tribunaux d'arbitrage. Comment peut-on accepter une telle remise en cause de la démocratie, un tel bouleversement de ce que devrait être l'ordre des valeurs ? Est-il légitime qu'une multinationale puisse chercher des compensations contre des lois qui n'iraient pas dans son intérêt, qu'elles protègent la santé ou non ?


Malheureusement pour nous, et heureusement pour les multinationales, les jugements contre Philip Morris les préservent sans doute d'une remise en cause du principe même des tribunaux d'abitrage. Mais le simple fait que cela puisse être jugé de la sorte n'en est pas moins fondamentalement révoltant.

Le référendum n’est pas le climax de la souveraineté populaire, par Jean Quatremer

Le référendum n'est pas le climax de la souveraineté populaire, par Jean Quatremer

Quand un “journaliste” s’essaie à la pensée…

Source : Libération, Jean Quatremer, 06-07-2016

10climax

Le Brexit montre une nouvelle fois à quel point le référendum est à la démocratie ce que les œufs de lump sont au caviar, un vague succédané et non le summum de la souveraineté populaire qu'il est devenu depuis une vingtaine d'années sous l'impulsion de partis que l'on dit à tort «populistes», alors qu'ils sont xénophobes, nationalistes, autoritaires, à l'image du FN. Eux ont compris l'usage qu'ils peuvent en faire dans leur marche vers le pouvoir, puisqu'ils peuvent emporter une décision irréversible en étant politiquement minoritaires. Référendum après référendum, on ne peut que constater les dommages qu'ils causent à la démocratie représentative, car ils procèdent de l'idée que les représentants du peuple, pourtant démocratiquement élus, sont illégitimes pour engager leur pays, car incompétents, manipulateurs, soumis aux puissances de l'argent et bien sûr indifférents aux citoyens.

Le référendum, c'est l'exact contraire de la démocratie, qui n'est pas la dictature brutale de la majorité sur la minorité, mais un mécanisme complexe de pouvoirs-contrepouvoirs destinés à éviter les décisions prises à l'emporte-pièce, sur la base de mensonges ou pour des motivations qui n'ont rien à voir avec le sujet, et les réponses simplistes à des questions complexes, comme celle de l'appartenance à l'UE. Contrairement à un vote du Parlement, qui peut être renversé par une autre majorité, le référendum est devenu LA parole du peuple et sa remise en cause, extrêmement difficile, comme l'a montré l'adoption du traité de Lisbonne en 2007 à la suite du «non» français de 2005 qui est toujours contesté. Le drame est que quasiment personne, dans les partis de gouvernement, n'ose plus remettre en cause la légitimité de cet instrument par crainte d'apparaître comme «méprisant»et «élitiste».

Certes, on brandit en permanence le modèle suisse. Or, chacun a ses traditions dans ce domaine. En France, le référendum a toujours été un instrument plébiscitaire : on vote pour ou contre le pouvoir en place. En Allemagne, les nazis l'ont utilisé de la même façon et c'est pour cela qu'il est devenu tabou. Surtout, il laisse des blessures difficilement cicatrisables, puisqu'il aboutit à une opposition binaire sur des questions infiniment complexes, loin de tout compromis, qui est la base de la démocratie parlementaire : en Belgique, par exemple, le dernier référendum, celui de 1950 sur la question royale, a conduit le pays au bord de la guerre civile. Au Royaume-Uni, le référendum sur le Brexit laisse le pays profondément divisé, au point que son existence est menacée.

Comme le disait Alexander Hamilton, l'un des pères de la Constitution américaine, en 1788, «les principes républicains n'exigent point qu'on se laisse emporter au moindre vent des passions populaires ni qu'on se hâte d'obéir à toutes les impulsions momentanées que la multitude peut recevoir par la main artificieuse des hommes qui flattent ses préjugés pour trahir ses intérêts. Le peuple ne veut, le plus ordinairement, qu'arriver au bien public, cela est vrai ; mais il se trompe souvent en le cherchant […]. Lorsque les vrais intérêts du peuple sont contraires à ses désirs, le devoir de tous ceux qu'il a préposés à la garde de ses intérêts est de combattre l'erreur dont il est momentanément la victime afin de lui donner le temps de se reconnaître et d'envisager les choses de sang-froid. Et il est arrivé plus d'une fois qu'un peuple, sauvé ainsi des fatales conséquences de ses propres erreurs, s'est plu à élever des monuments de reconnaissance aux hommes qui avaient eu le magnanime courage de s'exposer à lui déplaire pour le servir.» Si l'on avait consulté les Britanniques sur la poursuite de la guerre en 1940 ou les Français sur la réconciliation avec l'Allemagne en 1950, quelle aurait été la réponse ?

Même le législateur veille à se protéger de ses propres pulsions pour les décisions les plus importantes. Pour modifier une Constitution, des conditions très strictes de quorum et de majorité qualifiée sont fixées : dans certains pays, comme en Grèce, le nouveau texte doit même être voté par deux législatures successives. Dans le cas britannique, les «Brexiters» ne représentent que 36 % du corps électoral (52 % de 70 %), alors que leur décision aura des conséquences irréversibles. Et, souligne l'ex-Premier ministre belge Guy Verhofstadt, dans une démocratie représentative, on sait qui est responsable d'une décision et on peut lui demander des comptes, alors que dans un référendum, personne n'est responsable. Si l'on veut malgré tout maintenir des référendums, pourquoi, comme le propose Kenneth Rogoff, prof d'économie et de sciences politiques à Harvard (1), outre un quorum, ne pas exiger une majorité qualifiée (60 % ou 65 %) ou, au moins, une majorité simple du corps électoral sur des questions qui engagent l'avenir du pays, voire un second vote un an plus tard pour confirmer qu'il ne s'agissait pas d'une simple photographie de l'opinion ? La démocratie représentative a ses garde-fous. La démocratie directe, si elle veut garder le nom de démocratie, doit aussi avoir les siens.

(1) Les Echos du 30 juin.

Source : Libération, Jean Quatremer, 06-07-2016

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Dans le même registre : Daniel Cohn-Bendit : “Il faut arrêter de dire que le peuple a toujours raison”

« Les Européens votent mal », par Christophe Bouillaud

« Les Européens votent mal », par Christophe Bouillaud

Source : Christophe Bouillaud, 26-06-2016

Les réactions au vote populaire validant le « Brexit » de la part de certains commentateurs, politiciens et autres éditorialistes se sont avérées pour le moins affligeantes . Elles m'ont paru en fait encore plus affligeantes pour qu'elles disent de l'état de nos démocraties que je ne l'aurais imaginé : un florilège d'insultes contre les partisans du « Brexit, » allié à un concours Lépine européen pour trouver les voies et moyens de saborder, que ce soit « à l'irlandaise » ou autrement, ce vote opposé à l'intégration européenne (le mieux dans le genre étant à ce jour l'idée vraiment lumineuse de ce député travailliste suggérant tout simplement que « Westminster » ne tienne pas compte de ce vote! simple et efficace en effet).  Tout cela forme au total une longue et pénible démonstration du fait que certains membres des classes supérieures par l'éducation, la naissance, le succès économique, le statut, etc., dont des universitaires qui eurent quelque renom du temps de mes études (du genre le très déclinant Olivier Duhamel), n'accepteront jamais avec sincérité que le plus grand nombre puisse avoir une place légitime dans le système politique des « démocraties ». La vérité d'une société se révèle à ce genre de moments où chacun se lâche, mais je dois dire que, bien que je sache ce profond refus de la senior pars de prendre en compte  les avis de lamajor pars et que je l'enseigne même parfois, j'en reste tout de même pantois. On retrouve en effet en ce début d'été 2016 les mêmes réflexions qu'au lendemain des votes français et néerlandais du printemps 2005. Certains ne semblent pas vouloir apprendre de leurs erreurs.

Il est vrai que le vote britannique est vraiment parfait pour déblatérer sur la bêtise supposée du peuple qui n'a encore une fois rien compris à rien. D'évidence, d'après toutes les données disponible (sondages ou répartition géographique des voix), plus on se trouve être vieux, peu éduqué, pauvre, éloigné géographiquement ou économiquement du « Londres cosmopolite/muticulturel » ou de « la City », plus on aura voté probablement pour le « Brexit » – à l'exception de l'Écosse et de l'Irlande du Nord. Et, bien sûr pour certains, ce n'est pas du tout légitime, c'est de la pure déraison. De toute façon, comme l'a écrit à la veille du vote britannique, mon très estimé collègue Yves Bertoncini, à la tête du think tank Notre Europe, les référendums nationaux sur les sujets européens devraient être évités. (Lisez, lisez, bonnes gens, le texte de Bertoncini, et vous croirez!)

Ah ces vieux Britanniques, si photogéniques par ailleurs dans leur débine folklorique à la Martin Parr, qui votent pour partir, et décident du destin des jeunes Eurocitizens, eux par contre si beaux, si polyglottes et si bien sapés, aqua e sapone comme on dit en italien, les privant d'Europe! de voyages, de travail, de tout avenir en somme! les condamnant par la force d'un vote populaire à vivre en une sorte de Corée du Nord insulaire (comme si par ailleurs les jeunes Suisses, ces parias, vivaient dans un ghetto alpin au cœur de l'Europe depuis 1992). C'est sûr les vieux (plus de…80, 70, 60, 50, 40, 30, 20 ans?… on est toujours le « vieux » de quelqu'un!) devraient la boucler. Cet argument de la pondération de la valeur d'une voix par la longueur probable de la durée de la vie restante de celui qui l'exprime suppose que les électeurs n'exprimeraient en général qu'un vote égotropique (moi d'abord, et périsse Rome s'il le faut!) et non pas sociotropique (ma vision de la bonne société d'abord, dussé-je d'ailleurs en souffrir). Or, d'évidence, les vieux comme les jeunes d'ailleurs peuvent aussi voter justement pour autrui, et surtout pour l'image qu'ils se font de l'avenir de leur pays.

Par ailleurs, si l'on adopte une vision utilitariste du vote, pourquoi l'opinion d'un vieux compterait-elle moins que celle d'un jeune? Parce qu'il lui reste moins à vivre? A ce compte-là, il va falloir faire voter aussi les bébés et autres rejetons mineurs, voire même les êtres non encore nés que nos décisions présentes impactent. C'est peut-être possible, mais il reste que le  principe « un homme, une voix » correspond aussi au fait que chaque être humain parce qu'il est supposé rationnel a droit au chapitre tant qu'il peut s'y exprimer.  Enfin, mais c'est sans doute là un argument totalement inaudible dans nos sociétés, et si les vieux électeurs avaient tendance à avoir quelques expériences sur quoi méditer? sur quoi fonder leur décision? En effet, après tout, pourquoi refuser le fait que les « vieux électeurs » ont tout de même par définition (tout au moins s'ils ne sont pas en phase finale d'une maladie neurodégénérative quelconque…) accumulé des expériences, bonnes ou mauvaises? C'est en fait assez drolatique de voir les partisans de l'Europe actuelle dont le discours de légitimation politique repose largement sur le rappel d'une mauvaise expérience passée, les deux guerres mondiales (« L'Europe, c'est la paix. »), donc sur un fait d'expérience mémorisé, refuser le fait que certains vieux Européens de l'ouest  puissent s'être fait leur propre opinion sur l'Union européenne telle qu'elle fonctionne depuis disons les années 1980, pendant cette ère néo-libérale qui a cassé les perspectives de vie de millions de gens et par rapport à laquelle (en mettant les choses au mieux) l'Union européenne n'a pas fait différence: « l'Europe sociale »promise aux électeurs dès les premières élections européennes de 1979 se fait pour le moins attendre, encore plus que Godot. Tout le monde aura en effet remarqué que ce sont les régions parmi les moins riches de l'Angleterre (en gros les régions désindustrialisées…) qui ont voté pour le « Brexit », et inversement. Peut-on reprocher aux gens de se plaindre du sort que leur a réservé jusqu'ici l'évolution économique dont l'intégration européenne représente tout de même un aspect essentiel? C'est là un vote rétrospectif classique, qu'effectivement les jeunes ont plus de mal à exprimer par définition. Ces vieux ont voté contre le statu quo (« Remain ») peut-être parce qu'ils avaient eu tout le loisir de constater que le statu quo avait emmené leur univers dans le mur. Faire des constats n'est pas (encore) interdit que je sache, et reste un acte de pensée plutôt rationnel.

Ajoutons à cela que l'argument des jeunes qui ont voté majoritairement pour le « Remain »  et qui représentent donc seuls l'avenir s'avère largement à double tranchant, puisque ce sont aussi les (très) jeunes qui ont omis en majorité d'aller voter, dans un contexte où, par ailleurs, la mobilisation électorale a été forte (preuve que les Britanniques en général ont été dûment mobilisés par les forces des deux camps).  Que pensent  donc ces jeunes qui ne sont pas allées voter en masse? Sont-ils tous pour le « Remain »? Sont-ils indifférents? Ou horresco referens pour le Brexit? Est-ce que, par le plus grand des hasards, on ne retrouverait pas aussi chez les jeunes le clivage entre les plus éduqués et les autres, les riches et les pauvres, les urbains et les ruraux? En tout cas, si les jeunes ne sont pas allés voter en masse, c'est aussi que leur intégration politique reste bien imparfaite (ou différente, comme disent les optimistes face à ce constat), et, de cela aussi, les partis favorables au « Remain », aux moyens d'action sur les politiques publiques et de mobilisation importants, sont bien plus comptables  que la piétaille de l'UKIP et de toute l'extrême-droite britannique. Et, probablement, la vigueur du (probable) sentiment proeuropéen des jeunots n'atteignait pas, tout au moins à la veille du vote, l'ardeur de celui, eurosceptique ou europhobe, de leurs aïeux. Bref, où est la passion, pourtant digne de respect dans un univers démocratique, dans ce cas-là? On pourrait aussi bien dire que tous ces jeunots abstentionnistes sont des mous du genou qui ne tiennent pas tant que cela à l'Union européenne et à quoi ce soit d'autre que leur nombril (avec piercing of course), bien moins couillus que ces votants de vieillards ardents qui en ont vu d'autre.

Et, puis, tous ces gens peu éduqués et même pauvres qui ont voté contre l'Europe! Quelle honte, et en plus, ils sont souvent racistes (… contre des Polonais et Roumains de race… euh grise? jaune pâle? noir délavé? albinoïde?), xénophobes (ok, cela c'est logique! même s'ils disent, ces hypocrites, aimer les autres habitants du Commonwealth parlant leur langue et partageant quelques lubies culturelles), et influencés par des politiciens démagogues (sans doute…) et  des tabloïds racontant des bobards (pas plus que les experts de tout poil annonçant dans le reste des médias les sept plaies d'Égypte aux Britanniques en cas de vote « Leave »).  Certes, certes, tout cela n'est sans doute pas (complètement) faux, mais comment ne pas voir que l'on retrouve là le discours pour le moins classique depuis qu'il fut question de « démocratie » en Europe de l'Ouest au début du XIXème siècle, le discours du « cens » et des « capacités »? La démocratie oui, mon bon Monsieur, je suis pour, c'est moderne, mais uniquement si on réserve le vote à une élite restreinte d'électeurs qui comprennent quels sont les enjeux et les procédure à suivre, qui ont de par leur argent ou par leur profession honorable le sens de l'intérêt général. Nous revoilà donc en 1815…. Eh oui, le suffrage universel, quelle plaie! Et puis, voyez vous, l'Europe, c'est certes très compliqué, mais très utile pour nos affaires avec le Continent, je comprends bien que vous préféreriez y comprendre quelque chose en ramenant les pouvoirs à Westminster, mais enfin à quoi cela vous servirait-il de savoir qui vous gouverne si vous êtes bien gouverné? Hein, à quoi cela vous sert-il? Vous n'auriez quand même pas lu de la philosophie libérale classique tout de même? Vous un inculte raciste, xénophobe, probablement pédophile et alcoolique par ailleurs, vous lire du J. Locke ou du J. S. Mill? On l'aura lu pour vous, et on vous aura convaincu que le peuple britannique doit être souverain, quelle blague! Soyons sérieux, revenons à Platon: seule l'Idée européenne que nous seuls comprenons doit nous guider.

Et puis tous ces provinciaux, qui votent contre la métropole! Quels sombres ploucs! Que le partage géographique des votes entre le « Brexit » et le « Bremain » décrive largement les contours de la « métropolisation » de l'économie britannique autour de Londres et de « la City » devrait au contraire amener à une sérieuse réflexion sur les conséquences politiques de ces mécanismes en cours de polarisation. De manière logique, il y a  d'ailleurs des furieux qui ont proposé une pétition en ligne pour que Londres fasse sécession du reste de l'Angleterre. C'est là vraiment la caricature de la « révolte des élites » que prévoyait un auteur comme Christopher Lash il y a des décennies maintenant. On observe apparemment la même distribution régionale des signatures pour la pétition en ligne pour l'organisation d'un second référendum. La gentry londonienne est en fureur contre ces manants de nordistes, qui ont osé se plaindre de leur sort.

Il faut par ailleurs avoir un moment de réflexion sur le cas écossais, qui permet à un Daniel Cohn-Bendit de refuser l'évidence d'un vote fondé sur un désarroi socio-économique des classes populaires. Par nationalisme, fondamentalement anti-Londres en faitanti-Parti conservateur,  les électeurs écossais ont effectivement voté majoritairement pour le « Remain » (quoi qu'avec une participation électorale basse par rapport au reste du pays) parce que, pour eux, Bruxelles apparait  tout de même plus sociale que Londres. Cette double considération ne les éloigne pas tant que cela du coup de la logique sociopolitique de leurs équivalents anglais. En effet, ce vote proeuropéen et anti-Londres des Écossais n'est-il pas aussi la conséquence du fait que leur condition sociale est meilleure en moyenne qu'au nord de l'Angleterre? La poussée nationaliste qui commence dans les années 1970 (avec l'exploitation du pétrole de la Mer du Nord) a permis de fait aux Écossais de préserver dans cette partie du pays l'existence d'un contrat social bien plus favorable aux classes populaires et moyennes que dans le reste du Royaume-Uni. Que tous les Britanniques qui ont subi les coupes claires dans les services publics liés aux politiques des gouvernements Cameron successifs se rebiffent ne devrait pas surprendre outre mesure. Ils se rebiffent simplement de façon politiquement différenciée en raison de l'offre localement disponible d'opposition. Quoi de plus rationnel en fait?  Si le Labour avait été aussi à gauche que le SNP et surtout avait réussi à protéger les classes populaires anglaises lors de la grande crise débutée en 2008, peut-être le résultat aurait été bien différent lors de ce référendum. Les terres anglaises du Old Labour auraient alors cru à la promesse de « l'Europe sociale », pour l'expérimenter déjà.

Et, puis attention, Messieurs qui seront de ce train-là les futurs « Émigrés de Coblence », qui ne veulent rien voir, rien comprendre, rien apprendre (et surtout rien expliquer que par un prurit populiste de la populace!), ce n'est pas là qu'une affaire britannique seulement. Ces tendances – où les peu éduqués, les travailleurs manuels, les pauvres, les provinciaux votent mal – se retrouvent dans tous les votes européens récents. Le récent vote autrichien, qui a failli porter à la présidence de l'Autriche un politicien d'extrême-droite, ressemble ainsi beaucoup du point de vue socio-économique  au vote britannique, dont la ressemblance avec le vote français de 2005 ne peut par ailleurs que sauter aux yeux. C'est à chaque fois le gros des classes populaires et une bonne partie des classes moyennes qui bascule, sous la direction de membres des classes supérieures, dans le vote contre les candidats ou l'option préférée des anciens partis de gouvernement.  Cette situation, dont prend désormais acte même un journal comme le Monde,  exaspère certains porte-parole se disant européistes, qu'ils soient de droite ou de gauche. Jean Quatremer, le journaliste bretteur de Libération, me semble de loin le meilleur dans le genre. Sa proposition de rendre le Brexit le plus pénible possible aux Britanniques pour faire peur à tous les autres électorats qui seraient tentés de voter de même semble être dans l'air dans les milieux dirigeants qu'il fréquente. J'hésite encore à comparer cette attitude avec la  haine de classe  des Versaillais contre les Communards en 1871, ou à la « théorie des dominos »  du côté ouest ou à  la « Doctrine Brejnev » les chars en moins du côté est en vigueur pendant la Guerre Froide. Quoi qu'il en soit, ce genre de délire, qui représente la pire stratégie possible pour regagner les esprits et les cœurs, devrait faire réfléchir sur le sens même que prend le terme « européiste ». En effet, punir le Royaume-Uni pour son mauvais vote,  ou même trouver un moyen d'obliger les Britanniques à manger leur chapeau et à revenir sur leur décision démocratique tels des Irlandais ou des Danois en leur temps, est-ce vraiment faire preuve de confraternité européenne? Et puis, pourquoi diable les 48% d'électeurs du « Remain » devraient-ils souffrir du choix des 52% restants? A ce compte-là, quand organise-t-on depuis Bruxelles un blocus de la Suisse pour les obliger à adhérer à l'Union européenne?

Avoir l'idée même d'humilier un peuple européen pour lui apprendre la politesse et faire tenir en rang les autres (« en frapper un pour en éduquer cent », comme disait l'extrême-gauche italienne des années 1970), quel « Père Fondateur de l'Europe » aurait eu une idée pareille? L'humiliation allemande à Versailles en 1919, le « diktat de Versailles », n'avait-il pas été identifié alors comme une des sources, sinon lasource, des malheurs ultérieurs de l'Europe? Quel autre sens aurait la réconciliation franco-allemande que d'éviter justement cela?  Nos braves « européistes » sont en fait de bien mauvais historiens de leur propre cause (il est vrai qu'ils viennent souvent d'un autre horizon que « le pardon des offenses » ou « les prolétaires n'ont pas de patrie »).  Or, sauf à réduire l'Union européenne à ses aspects économiques (qui, en plus, foirent actuellement lamentablement dans la zone Euro!), la confraternité européenne reste tout de même le seul but publiquement défendable de toute cette (més)aventure?

Il faut espérer que ces réactions « versaillaises » millésime 1871 se calment bientôt tant leur outrance, anti-démocratique  et à tout prendre anti-européenne, apparaitra évidente au fil des jours. Et que l'on commence à avoir des réactions plus « bismarckiennes », au sens de réactions en terme des politiques publiques qui prennent (enfin) en compte l'existence de cette majorité populaire qui a voté « Brexit » au Royaume-Uni ou de cette quasi-majorité qui a failli élire un leader d'extrême-droite en Autriche.  Malheureusement pour nous,  Bismarck était fort intelligent, très pragmatique, et assez stratège…   Y a-t-il aujourd'hui ce genre de leaders en Europe?  Il faudrait déjà pouvoir changer de leaders (A. Merkel, J.C. Juncker, F. Hollande, etc.) pour le vérifier. En effet,  une chose qui devrait affliger tout personne croyant aux mécanismes de responsabilisation des leaders qu'offre la démocratie représentative n'est autre que l'absence de prise de responsabilité par la plupart des responsables de  all this mess. Cameron a démissionné, c'est bien, c'est le minimum, mais ceux qui ont négocié le deal avec lui il y a quelques mois, est-ce qu'ils ne devraient pas eux aussi prendre acte de leur échec? L'Europe aurait besoin d'une bonne crise ministérielle façon IIIème République. Et nous n'aurons que des Conseils européens…

Source : Christophe Bouillaud, 26-06-2016

À propos

Source : Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud, professeur agrégé de science politique à l'Institut d'Études politiques de Grenoble depuis 1999, agrégé desciences sociales (1988), ancien élève de l'École normale supérieure (rue d'Ulm), est l'auteur sous son vrai nom du présent blog.

Ce blog existe depuis 2007. Comme son titre l'indique, il ne s'agit que de notations éparses au fil de l'actualité qui n'engagent bien sûr que leur auteur et aucunement l'institution pour lequel il travaille comme enseignant et chercheur.

Source : Christophe Bouillaud

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Revue de presse internationale du 10/07/2016

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