Enquête sur l'affaire Kerviel – au cœur du mensonge
Complément d’enquête, 30 juin 2016 : En janvier 2008, en pleine crise financière, la Société Générale est à deux doigts de s’écrouler à cause de Jérôme Kerviel, un trader de 31 ans, responsable de la perte de 50 milliards d’euros qu’il a frauduleusement misés en bourse. Huit ans plus tard, il refuse d’être le seul à porter le chapeau et accuse la banque d’avoir fermé les yeux sur cette transaction. Jugé coupable à trois reprises, l’ancien trader persiste et demande la révision du dossier. L’ancienne enquêtrice de l’affaire, la commandante Nathalie le Roy de la Brigade financière, déclare s’être trompée sur l’affaire et soupçonne la Société Générale de l’avoir instrumentalisée pendant son enquête. N.B. Dans cette version Kerviel est invité au début et à la fin. Mais observez la version suivante, diffusée en janvier 2016 ; je l’avais notée à l’époque, et elle m’avait indigné : le reportage, brillant, est le même (ne le regardez pas de nouveau…), sauf qu’au début et à la fin de l’émission, ils ont interviewé le n°2 de la Société générale (allez à 1h03m), en lui laissant le mot de la fin, ce qui laissait un goût amer : Il est d’ailleurs intéressant de comparer au niveau de l’analyse média ces 2 présentations du même reportage à 6 mois d’intervalle… Mais entre temps, Kerviel a gagné sur des points importants… ============================================================ Nouveaux rebondissements dans l’affaire Kerviel. Le vent serait-il en train de tourner en faveur de l’ancien trader ? Après une première victoire judiciaire − le 7 juin, le Conseil des prud’hommes a condamné la Société générale à lui verser 450 000 euros pour l’avoir licencié sans “cause réelle ni sérieuse” et dans des conditions “vexatoires” − il pourrait ne pas avoir à payer les 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts que lui réclame la banque. En appel, le parquet a requis le 17 juin le rejet de cette demande ; la cour devra trancher le 23 septembre. “Complément d’enquête” rediffuse le 30 juin 2016 un document de janvier dernier. Jérôme Kerviel était alors de retour au tribunal correctionnel pour demander l’annulation du jugement de 2012. Accusé d'avoir fait perdre presque 5 milliards à la Société générale, il a été condamné à trois reprises à cinq ans de prison, dont trois ferme. Huit ans après, c’est lui qui portait plainte contre la banque…”Tout le monde savait”, c’est ce qu’il maintient depuis le début. L’ancien trader a livré sa version des faits, point par point, àSamuel Humez. Elle était appuyée par plusieurs témoignages clés, dont celui de Nathalie Le Roy, la commandante de la brigade financière, qui a pu faire basculer le dossier. Une “guerre de communication”L’enquête replace l’affaire dans le contexte des années 2000, quand les traders sont rois. Et retrace l’histoire d’une fuite en avant jusqu’au “pari de trop”. Du jour au lendemain, le petit Breton débarqué à la Société générale avec un simple DESS de finance, “mister Nobody” comme Kerviel se définit lui-même, devient l'ennemi public numéro un, celui qui a volé 5 milliards. Son visage à la une de tous les journaux, le trader fait son mea culpa à la télévision à une heure de grande écoute. L'affaire déchaîne les passions : l'ancien communicant de Jean-Marie Messier va même travailler gratuitement pour l'accusé. Christophe Reille raconte pour “Complément d'enquête” une “guerre de communication” contre la Société générale. Et comment il a obtenu cette image, en mars 2008, d'un Kerviel sortant souriant de la prison de la Santé (par une porte dérobée) après sa détention provisoire. Une image qui va mettre en fureur la Société générale… Bataille médiatique gagnée. Un combat judiciaire à rebondissementsLes soucis judiciaires, eux, s’amoncellent. C'est Nathalie Le Roy, commandante chevronnée de la Brigade financière, qui est chargée de l'enquête après la plainte pour fraude de la Société générale. La banque va “l’aider” à se forger sa conviction. “J'ai rédigé un rapport de synthèse à charge”, reconnaît-elle face au journaliste de “Complément d'enquête”. Octobre 2010 : condamné à cinq ans de prison et à 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts, “une peine de mort sociale”, Jérôme Kerviel est K.-O. Il décide de faire appel. Un deuxième round où il doit prouver que la banque savait, et a laissé faire. Il recourt à un nouvel avocat, David Koubbi. Cette fois, c'est Kerviel qui porte plainte contre la banque, pour faux et usage de faux. Nathalie Le Roy rouvre sa propre enquête. Des éléments troublantsL’enquêtrice et l’avocat racontent des échanges parfois vifs. Après une audition, Nathalie Le Roy croise David Koubbi, qui l'interpelle : si elle s'est trompée, va-t-elle “couvrir son erreur ou faire le job” ? Sa réponse à celui qu'elle traite dans son for intérieur de “chieur” : elle fera son travail… Et examinera les pièces inédites dénichées par l'avocat. Parmi ces pièces, huit heures d’enregistrement de l’interrogatoire infligé à Kerviel par la Société générale une fois les pertes découvertes, le week-end des 19 et 20 janvier 2008. Selon l’avocat, plus de deux heures auraient été effacées… A l'époque, des blancs inexpliqués dans des extraits publiés par le site Mediapart avaient fait douter l'enquêtrice. La Société générale nie, et un rapport d’expertise établit que les enregistrements n’ont pas été falsifiés. Des témoignages qui accusent la Société généraleMais d’autres éléments accusent la banque, comme le témoignage de Sylvain Passemar, un ingénieur de la Fimat, filiale de la Société générale. En 2007, il remarque un volume d’activité énorme générée par le compte SF581, celui d’un certain… Jérôme Kerviel. Mais celui-ci, une vraie “cash machine”, dégage des résultats exceptionnels. Champagne à gogo et félicitations par mails s’ensuivent – des mails introuvables. Nathalie Le Roy interroge le responsable du courrier informatique de la Fimat : a-t-il reçu l’ordre de les supprimer ? Il y a aussi ces très exceptionnelles “indemnités” versées aux anciens du desk Delta One, les collègues de Kerviel, tous virés. Le prix du silence ? “Complément d’enquête” a interrogé son ancien supérieur, qui a chargé l’ex-trader lors du procès : a-t-il perçu 1 million d’euros ? Enfin, le plus gros scandale de l’affaire Kerviel reste peut-être cette ristourne fiscale de 2,2 milliards d’euros accordée à la banque sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Un “coup de pouce” face à des pertes de 4,9 milliards – jamais questionnées par une enquête indépendante. ========================================== En octobre 2010, Jérôme Kerviel est condamné à trois ans de prison ferme pour avoir fait perdre presque 5 milliards à la Société générale à la suite de mises frauduleuses. La banque ne savait-elle vraiment rien de ses paris à 50 milliards d'euros ? Après avoir rédigé le rapport qui a envoyé l’ancien trader en prison, Nathalie Le Roy n'en n'est plus si sûre. L’enquêtrice de la brigade financière a dû reprendre son enquête, car l’accusé fait appel et porte maintenant plainte contre la banque. Nathalie Le Roy va alors découvrir des éléments de plus en plus troublants. Parmi eux, les témoignages de deux employés de la Fimat. Cette filiale de la Société générale exécute les ordres des traders et gère le flux de leurs opérations. Un ingénieur voit le trafic exploserSylvain Passemar, ingénieur, joue le rôle d’une tour de contrôle en aiguillant le trafic informatique des traders. Durant l'été 2007, il voit le trafic exploser et plusieurs serveurs tomber en panne. “Imaginez le trafic du péage de Saint-Arnoult un 14 juillet sur une route nationale… Et ça tous les jours, pendant des mois !” Du jamais vu. Cette activité totalement anormale est générée, comme il va le comprendre, par le compte SF581… celui d'un certain Jérôme Kerviel. Un comptable décrit une “cash machine”…Le compte SF581, Philippe Houbé, un ancien comptable de la Fimat qui avait accès aux comptes de tous les traders de la Socgen, le connaît bien. Comme tout le monde à la Fimat : en cette fin 2007, le compte de Jérôme Kerviel est devenu une vraie “cash machine” et attire des mails de félicitations à la Société générale. Le champagne coule à flots… Comment la banque peut-elle ignorer une activité dont sa filiale se réjouit ouvertement ? … et des appels de marge impossibles à ignorerEn outre, la Fimat envoie chaque jour les relevés à sa maison mère. Ce découvert de 559 millions d’euros affiché par le compte SF581 n’a pas pu passer inaperçu, explique Philippe Houbé devant un écran d’ordinateur. En effet, la banque a dû verser cette somme sur le compte, comme dépôt de garantie : c’est cela, un “appel de marge”. Pour l’ex-comptable, “ça signifie qu’elle est clairement au courant de l’activité du trader”. La Société générale répond “montant global”Pas du tout, rétorque la Société générale par la voix de son avocat, Jean Veil : “L’ensemble arrivait avec un montant global, sans que l’on regarde les actions individuelles de chacun des traders.” Une banque qui n’éplucherait pas ses relevés de comptes ? Nathalie Le Roy n’en croit pas un mot. La Société générale aurait-elle dissimulé des informations ? Le responsable du courrier électronique avoueL’enquêtrice soupçonne la Société générale d’avoir voulu dissimuler qu’elle était au courant des appels de marge de Kerviel. Nathalie Le Roy décide alors d’interroger le responsable du courrier électronique de la Fimat. Lui a-t-on demandé d'effacer des mails ? “Au bout d’un certain temps de silence”,se rappelle la policière, elle insiste, et la réponse vient, sans équivoque : c’est “oui”. |