dimanche 15 mai 2016

Trois théorèmes du management (billet invité)

Trois théorèmes du management (billet invité)

Billet invité de Marc Rameaux, auteur de « L'homme moderne »


1. Théorème de la rentabilité

Toute recherche immédiate et aveugle de rentabilité aboutira à des pertes considérables de rentabilité.

Illustrations :

La diminution du prix des composants ou des équipements :

Comprimez vos coûts de production en rognant sur le moindre composant, sans connaissance du fonctionnement industriel d'ensemble de votre produit ou de votre service.

Vous obtiendrez alors une automobile haut de gamme dans laquelle il n'est pas possible de téléphoner en connexion bluetooth, une assurance ou un service juridique ne couvrant plus qu'un pourcentage dérisoire de ses clients, un call-center incapable de renseigner des personnes ayant besoin d'aide, un système informatique défaillant parce que le prestataire engagé pour le développer aura été étranglé financièrement par votre service achats.

Vous devrez en définitive soit mettre la clé sous la porte, soit assurer des opérations de maintenance et d'assistance très coûteuses pour rattraper vos défauts de qualité, soit verser des avenants considérables aux prestataires qui se vengeront de les avoir étranglés.

Une opération de diminution des coûts ne doit être engagée qu'en ayant évalué précisément ses impacts sur le processus de production et sur le niveau de qualité du produit final. On ne doit lui donner son aval que s'il a été prouvé qu'elle ne dégradait que de façon négligeable ces deux derniers points. Il faut pour cela rentrer dans une compréhension profonde des métiers à l'œuvre dans son entreprise et discuter avec leurs chevilles ouvrières, non agir en simple « cost killer ».


L'ignorance des conditions de maintenance :

Ne pensez qu'à la vente de votre produit sans préparer son après-vente. Pour des raisons de diminution immédiates de coût, employez le processus de production le plus facile, mais qui rendra dix fois plus difficile une intervention de réparation, parce que vous n'aurez pas prévu que votre produit puisse être démonté, ni donné une priorité d'accès à ses pièces maîtresses par un réparateur.

Vous obtiendrez par exemple une automobile nécessitant deux heures de temps de main d'œuvre et le démontage de son bouclier avant pour changer une ampoule. Ou bien une maison dont l'accès aux arrivées d'eau est impraticable. Ou encore un appareil électroménager devant être entièrement changé parce qu'il n'a pas été conçu en modules indépendants mais en blocs solidaires.

Enfin si vous développez un produit incluant des logiciels embarqués, sa non modularité et sa solidarité totale avec le « hardware » de votre produit vous auront permis de diminuer les coûts, mais obligeront votre client à revenir dans vos points de vente pour une simple mise à jour, à la fois pour des raisons de complexité et de sécurité.

Faites de même pour votre offre de services, où il sera beaucoup plus simple et moins coûteux de ne traiter que 2 ou 3 cas d'usage pour vos clients, mais où la moindre procédure sortant de l'ordinaire nécessitera un temps et une complexité au centuple, que soit vous devrez régler, soit vous ferez payer très cher à votre client en lui refusant le service qui lui est dû.

La logique de production d'un produit ou d'un service est différente de la logique de sa réparabilité. Les deux sont souvent contradictoires, et doivent faire l'objet de compromis astucieux, conçus à l'avance. Celui qui ne pense qu'à la première dimension sans penser à la deuxième en même temps se prépare des lendemains difficiles.


La diminution des salaires par offshoring :

Enclenchez l'une de ces brillantes opérations d'offshoring qui vous vaudront d'être considéré comme un grand stratège du management, quand le principe que vous appliquez n'est qu'une simple règle de trois.

Ignorez au passage les problèmes de barrière de la langue, de différences culturelles, de difficulté de piloter à distance une activité, par téléphone ou vidéo-conférence sans jamais les voir ou les connaître personnellement.

Ne voyez pas que sur des compétences rares et à haute qualification, le ratio salarial de 1 à 10 sur lequel vous comptez ne s'applique plus, les personnes qualifiées dans tous les pays se renseignant par internet sur le prix de leur compétence.

Continuez de penser qu'un ingénieur se paie dans ces ratios dans un pays en développement, y compris en embauchant une personne sous-qualifiée. Tenez le discours de la mondialisation heureuse et de l'ouverture aux autres pour accompagner votre action, tandis que dans votre for intérieur vous pensez que les personnes des pays en développement sont des esclaves à exploiter, dont la distance aura l'avantage supplémentaire de ne pas vous inquiéter.

Enfin et surtout, ne faites pas la différence entre une activité de cœur de métier et une activité connexe lorsque vous l'externalisez. Sur des activités de cœur de métier, ne gardez aucune compétence interne vraiment profonde au siège pour piloter l'activité à distance, par exemple des personnes ayant une expérience poussée de la programmation pour coordonner le travail de dizaines ou de centaines de programmeurs situés à des milliers de kilomètres. Il est vrai que les chefs d'équipe ayant une réelle compétence approfondie vous font peur, l'on risque de s'apercevoir qu'ils feraient de bien meilleurs managers ou directeurs que vous.

Vous obtiendrez alors un désastre tel que celui de la Royal Bank of Scotland en 2012, vous obligeant à des opérations de « reshoring » en catastrophe et à des prix exorbitants, ainsi qu'au paiement d'amendes très élevées pour le préjudice que vos clients ne manqueront pas de subir.

Toute opération d'offshoring n'est pas mauvaise en soi si l'on a pris le soin de bien la préparer, c'est-à-dire dans le respect des équipes se trouvant à distance et de celles restant au siège. Les profils qualifiés des équipes distantes devront être payés en conséquence : les « grilles » normatives des grands groupes doivent prendre le chemin qu'elles méritent, c'est-à-dire celui de la poubelle. Les compétences se paient, que l'on soit en Inde, au Brésil, en Bulgarie ou au Burkina-Faso, et penser le contraire relève de l'hypocrisie mondialiste qui se présente comme un modèle d'ouverture mais possède un soubassement mental d'arriéré féodal.

Il est crucial de conserver des équipes compétentes au siège s'il s'agit d'une activité de cœur de métier. Seule la précision de leur professionnalisme peut contrebalancer les difficultés de la distance, de la langue et de la culture. En particulier, de bons professionnels de part et d'autre pourront dialoguer dans un langage non ambigu, par exemple directement dans des langages de développement dans le cadre d'un projet informatique. Trop d'actions d'offshoring ne sont pas un moyen de répartir une activité mais de s'en débarrasser, en imaginant que l'on se passera de l'effort du management réel par l'illusion que sont le « forfait » et le « contrat ».  


La diminution des frais de structure en s'appuyant sur les employés :

Ayez l'idée géniale - et que vous présenterez comme telle – de faire réaliser les tâches administratives ou de gestion par les équipes opérationnelles, par exemple l'émission de demandes d'achat, le contrôle de gestion, voire la gestion de la facturation. Ceci afin de diminuer voire supprimer les équipes en charge de ces actions.

Tenez le raisonnement cynique estimant que vos employés absorberont ces nouvelles tâches sur leur temps personnel, notamment grâce aux nouvelles possibilités techniques de travail à distance (connexion VPN, etc.) leur permettant de les effectuer depuis chez eux entre 22h et 24h.

Vous obtiendrez pour une part des salariés en burn-out, pour ceux qui se seront laissés berner par votre jeu, et une autre part sans cesse grandissante qui refusera catégoriquement de prendre sur son temps personnel pour effectuer ces tâches.

Par tous les moyens de la résistance passive - qui finit toujours par avoir le dessus sur tout contrôle même tyrannique - votre productivité sur les activités contribuant directement à votre chiffre d'affaire chutera drastiquement. Cerise sur le gâteau, vous serez amenés à payer ces activités administratives et de gestion à un taux horaire bien supérieur à celui du marché.

Les notions de « cœur de métier » et de motivation associée possèdent un impact considérable sur la productivité des équipes, d'autant plus mésestimé qu'elles en sont une clé essentielle. Décharger les équipes opérationnelles des tâches administratives qui les environnent permet d'atteindre les performances des meilleurs, tandis que rogner sur ces frais de structure est la fausse bonne idée, celle des managers distants ne pilotant qu'à coups de ratios, c'est-à-dire ceux qui ne méritent pas leur titre.


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 2. Théorème de la vitesse

Toute recherche d'efficacité par la seule rapidité aboutira à des pertes de temps considérables.
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Illustrations :

La tentation des apparences dans les développements informatiques :

Dans l'industrie du numérique, il est plus rapide et plus visible de réaliser des fabrications ou des développements ad'hoc que selon une conception d'ensemble. Ceci est a contrario des industries classiques, pour lesquelles l'on conçoit qu'il est nécessaire de mettre en place des processus de production standardisés et généraux pour accroître la productivité.

La difficulté propre au numérique est que des développements ayant un certain niveau de généricité et d'abstraction ne sont pas pour autant standard. Ils nécessitent une grande intelligence de la part de leurs concepteurs, non nécessairement reproductible.

La puissance de conception qui sous-tend un programme informatique se révèle lorsqu'il faut en faire des modifications un an plus tard. Par exemple s'il dessert plusieurs pays selon un schéma général et quelques variantes spécifiques dans chaque pays, un programme bien développé ne nécessitera des retouches qu'à un seul endroit, tandis que celui ayant choisi la facilité devra reprendre ses traitements en autant d'endroits qu'il y a de pays.

Une conception numérique nous confronte toujours à des questions relatives au générique et au spécifique, au langage formel et au langage naturel, à l'exactitude et à l'ambiguïté sémantique. Derrière cette chose très terre à terre qu'est la maintenance d'un programme informatique, se cachent des questions fondamentales sur la nature de la logique et sur son rapport à la connaissance et au réel.

C'est en cela que le choix des concepteurs est crucial. Ceux qui aiment la facilité et la rapidité privilégieront des développeurs fournissant un résultat visible immédiat, mais qui n'auront pas pensé à la généricité de leur code. Un développeur lent est soit médiocre soit génial et si l'on ne sait comment départager les deux par une revue de conception, des erreurs de jugement dramatiques peuvent en découler. Selon son mode de conception, les coûts de maintenance d'un développement informatique ne varieront pas seulement dans un rapport de 10%, 20%, ou 30%, mais dans un rapport net de 1 à 10.

La vitesse est une notion qui devient paradoxale lorsque le produit est complexe. Lui vouer un culte ne permet pas d'être rapide mais agité, s'épuisant en tâches sans valeur auxquelles l'on se condamne soi-même. Comme dans les arts martiaux, celui qui est réellement rapide ne semble pas se déplacer vite, il est celui que l'on ne voit pas venir.   

La malédiction de powerpoint :

Le désastre humain (7 astronautes morts) et technologique de la navette Columbia en 2003 est dans toutes les mémoires, parce qu'emblématique de décisions superficielles et prises à l'emporte-pièce sur la base de présentations powerpoint.

Avec le culte de la vitesse est venu celui de la superficialité, qui a modelé un nouveau type de manager et de directeur, celui ne supportant plus un effort de réflexion et de concentration au-delà de 30 secondes.

Powerpoint est le véhicule préféré de ces nouveaux histrions de l'apparence. Des réunions de décision engageant parfois des budgets de plusieurs millions d'euros voire des vies humaines sont évacuées en quelques minutes, par adoration de la vitesse.

Les comités de direction deviennent des numéros de mauvais théâtre, où règnent les plus démagogues et les plus flatteurs, ceux qui sont capables de monter en épingle un détail insignifiant, d'ignorer la trame des points véritablement importants, ou de prétendre que les méthodes de projet n'ont pas été respectées parce qu'il aurait fallu aller au-delà du cinquième slide pour prouver le contraire.

Seuls quelques patrons visionnaires prennent la mesure de ce danger. Ainsi Jeff Bezos, PDG d'Amazon, a-t-il interdit l'usage de powerpoint dans les réunions de décision. En lieu et place, toute décision devant être soumise à arbitrage doit faire l'objet d'un résumé de 4 à 6 pages, et les 20 premières minutes de la réunion doivent être consacrées à la lecture du document, afin de s'assurer que chacun des participants l'a bien lu.

Ceci peut paraître aberrant, mais Jeff Bezos a été suffisamment fin observateur pour savoir que dans nombre d'entreprises modernes, de soi-disant décideurs ne prennent même plus les quelques minutes nécessaires à la connaissance minimale de leur dossier.

Il est vrai que les jeux d'acteur de l'entreprise moderne valorisent bien peu la connaissance de son métier, beaucoup plus l'art de l'intrigue territoriale. Celle-ci étant très consommatrice en temps, le culte de la vitesse, la superficialité inouïe des dirigeants modernes et leur totale absence d'éthique sont trois phénomènes qui ont avancé de concert.

Lorsque des décisions sont à prendre concernant des infrastructures profondes de l'entreprise, mais que le résultat n'est pas en visibilité immédiate, telles que la mise en place de référentiels ou des points d'architecture informatique, l'incompréhension est totale entre les prétendus décideurs et ceux qui en auraient la véritable compétence.

Le culte de la vitesse est corrélatif de celui des imposteurs, phénomène maintenant hégémonique dans le monde de l'entreprise. Obliger – comme le fait Jeff Bezos – aux quelques minutes de réflexion et d'approfondissement démasque les imposteurs, révèle les véritables conceptions de fond ainsi que les compétences qui doivent les accompagner. La cohérence et la cohésion d'un texte ne mentent pas, obligent à structurer la pensée et à en chasser les facilités. Les profils des dirigeants se façonneront à cette expérience : l'on sélectionne les hommes que nos cultes ont mérités. La véritable rapidité est rendue au centuple à celui qui ne s'est pas prêté aux grotesques mises en scène et aux parades du « slideware ».


Réorganisation d'une direction : aller trop vite dans ce qui nécessiterait du temps, trop lentement dans ce qui devrait être traité rapidement :

La plupart des réorganisations de direction sont conduites selon des logiques d'avidité territoriale et d'avidité pour les postes, non par une compréhension organique des forces et faiblesses des équipes existantes. Il est vrai que pour atteindre ce dernier niveau, il faut s'intéresser aux hommes, à leurs accomplissements et à ce qu'ils savent faire.

Les décisions concernant l'organigramme de tête sont prises avec une violence sourde alimentée par le carburant de l'arrivisme. Lorsqu'il est dit que les meilleures décisions concernant les postes à pourvoir seront discutées et analysées ensemble, l'on peut être sûr qu'elles auront déjà été actées quand les principaux intéressés n'y pourront plus rien. Le comité de direction est nommé généralement beaucoup trop vite et consacre les meilleurs manœuvriers de couloir, non les véritables chefs d'équipe.

Les guerres d'ambition sont toujours accompagnées par leur ombre qu'est la peur. Comme le fait remarquer Kundera, celui qui presse exagérément le pas n'est pas l'homme décidé mais le trouillard. Le culte de la vitesse révèle celui qui fuit toujours quelque chose. Dans le cas de la réorganisation d'entreprise, cette fuite est celle de la confrontation directe avec les hommes.

Les postes de direction sont trop rapidement pourvus non par le seul empressement de l'ambition, mais par celui de la peur : dans la société moderne, les hautes positions sociales sont celles qui vous permettent de vous isoler et de vous protéger de la confrontation aux hommes, non de vous y plonger, comme cela devrait être le cas du véritable dirigeant.

Jamais une société qui se dit moderne n'a autant cultivé l'esprit de caste. La vitesse de la course aux postes ne peut même plus avoir l'excuse de la saine ambition, de celui qui veut conduire les hommes en étant prêt à les connaître. Elle est le pas pressé de l'usurpateur craignant sans cesse d'être découvert.

A contrario, une fois l'organigramme de tête édicté, il semble que l'on ait tout le temps nécessaire pour ceux qui ne font pas partie des heureux élus. Les dégâts provoqués par l'attente excessive sur ce qui touche à la destinée professionnelle directe des hommes sont dévastateurs. Il faudrait au contraire cette fois être rapide pour aller à la rencontre des hommes, et comprendre comment placer « the right man at the right place ».

Là encore l'empressement excessif, la superficialité indigente et l'absence d'éthique avancent en trio solidaire : l'absence totale de considération pour les hommes après le partage des postes à responsabilité trahit la véritable nature de la « rapidité ». Elle se paiera par la suite par la lenteur considérable à redémarrer une organisation saccagée, marquée souvent par le départ de ses véritables piliers.

La vitesse excessive dans nombre d'entreprises n'est pas le revers de la médaille de l'efficacité frénétique – ce qui serait un moindre mal et un prix normal à payer – mais la triste célérité des trouillards. Elle obtient là encore le contraire de ce à quoi elle prétend : la lente résistance passive de ceux qui refusent de suivre de faux dirigeants. Les arts martiaux sont une fois encore de bonne école : la rapidité ne doit jamais s'obtenir au prix de la coordination, sans quoi elle n'est qu'agitation désarticulée des membres.


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3. Théorème de l'indicateur

Toute mesure de performance par un indicateur aboutira à des comportements réalisant l'inverse de la performance attendue.
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Les effets pervers du management par la mesure quantitative de performance sont bien connus, au point qu'ils sont devenus un classique de la littérature d'entreprise.

Par exemple :



Le problème bien identifié est qu'une trop grande explicitation de la performance aboutit à s'attacher à la lettre plus qu'à l'esprit de l'indicateur.

Les employés seront alors prêts à tout – y compris à ce qui est de toute évidence totalement contre-productif – pour coller à l'instrument de mesure. Notamment lorsque l'intéressement de l'employé dépend directement de la valeur mesurée, celle-ci devient un but en soi, même à travers des actions de toute évidence nuisibles pour l'entreprise.

L'indicateur devient ainsi un instrument de déresponsabilisation, l'inverse de ce pour quoi il était prévu. L'employé s'attache à réaliser étroitement son objectif quantitatif, charge à son encadrement de gérer les conséquences de la façon dont il l'a obtenu. Il est bien connu que lorsque les règles et procédures d'une entreprise sont trop importantes et trop rigides, elles deviennent le paravent et le prétexte idéaux de ceux qui sont maîtres de leur usage détourné.


Illustrations :

La création d'un indicateur est accompagnée immédiatement et dès le départ de la recherche des moyens pour le détourner à des fins personnelles

Nicolas Sarkozy a fait l'expérience directe de l'effet boomerang des indicateurs quantitatifs, lorsqu'il a entrepris de mesurer l'efficacité des forces de police aux nombres d'affaires de délinquance résolues.

Un tel thermomètre de l'efficacité policière aboutira au mieux à bâcler la résolution des délits pour enregistrer une performance - souvent au détriment des victimes - au pire à pousser au crime en simulant de toutes pièces des actes de délinquance, voire en les provoquant ou en les réalisant soi-même. Mesurer le nombre de délinquants arrêtés crée inévitablement la tentation de fabriquer des délinquants, jusqu'à être capable d'en endosser les habits.

La création ex-nihilo de l'unité qui témoigne de la performance est l'une des tentations courantes. L'autre concerne les indicateurs inverses ceux qui mesurent la performance en fonction de leur baisse, par exemple les chiffres du chômage.

Dans ce cas la perversion consiste en l'opération inverse : radier ou fermer trop facilement un dossier, sous le moindre prétexte, peu de temps avant la campagne de mesure. Tous les radiés de pôle emploi pourront témoigner qu'une règle soi-disant claire et intangible sert de variable d'ajustement.

Lorsqu'un indicateur est conçu, il faut également concevoir les usages détournés et pervertis auquel il pourra donner lieu. Comme ils adviendront inévitablement, leur parade doit être qualitative et non plus quantitative : on sanctionne les comportements abusifs, on ne combat pas les dérives d'un indicateur par d'autres indicateurs.


Lorsqu'un indicateur est employé pour le management des hommes, il ignore tous les effets de temporalité : il est aveugle à la façon dont le résultat a été obtenu, ainsi qu'à la projection des résultats futurs.

Ce point nous ramène aux conditions de maintenance d'un produit ou d'un service. On juge d'une bonne conception de maintenance sur la capacité à peu intervenir pour un même incident donné. Ceci se jugera soit ex-post, longtemps après la production du produit, soit ex-ante, au cours de son processus de fabrication, c'est-à-dire deux moments que l'indicateur ne mesure pas.

Un indicateur de qualité de la production vérifiant que des règles minimales de maintenabilité ont été pensées et implémentées peut prendre en compte ceci, mais pour mettre en place un tel contrôle, il faut comprendre finement le processus de fabrication imaginé par les hommes, c'est-à-dire faire bien plus qu'appliquer un simple indicateur.

Rétablir une compréhension de la temporalité de son produit ou de son service, c'est-à-dire savoir comment il va évoluer, vieillir et se renouveler, nécessite de s'intéresser au travail concret des hommes et échappe à toute logique d'indicateur. Il n'est pas interdit ni inutile de se servir d'indicateurs comme points de contrôle temporels, mais dans ce cas cela ramène les indicateurs à ce qu'ils doivent être : une aide à la compréhension et à la décision, non un objectif à réaliser.


Un indicateur ne mesure que le résultat instantané d'une partie de l'utilisation d'un produit ou d'un service. Si cette utilisation comporte plusieurs étapes, l'on mesurera que chacune des étapes fonctionne, mais pas leur enchaînement.

Ceci est bien dommage, car cet enchaînement est ce que le client final vit au quotidien quand il utilise le produit ou le service.

Quand l'usage d'un produit ou d'un service comporte des étapes A, B et C, on peut sembler satisfait si chacune des étapes fonctionne. Mais A, B et C peuvent parfaitement fonctionner individuellement, sans que A, B et C prises ensemble ne fonctionnent.

Ou encore, si un mode d'utilisation comporte 15 étapes, on peut avoir vérifié que chacune fonctionne, également que leur enchaînement fonctionne, mais l'on a simplement oublié qu'un client standard peut trouver que 15 étapes font un parcours trop long et contraignant, et abandonnera notre produit avant d'en avoir parcouru la moitié.

En collant à une série d'indicateurs, la vision globale et qualitative que perçoit le client final est perdue. Rétablir cette vision nécessite de rouvrir la compréhension des processus internes de production, c'est-à-dire précisément de sortir d'une logique d'indicateurs.

Un indicateur engendrera nécessairement son effet pervers associé, aboutissant au résultat inverse de ce à quoi il était censé inciter, s'il n'est guidé par une connaissance qualitative approfondie des actions, des compétences, des objectifs et des aspirations de ses équipes.


Qu'en conclure ? : le Tao de l'économie

Les trois théorèmes du management doivent-ils nous mener à une vision un peu sceptique et cynique, selon laquelle le management est seulement la connaissance d'une collection d'effets pervers et de travers dans lesquels nous ne manquerons pas de tomber ? En partie oui, car ce scepticisme est une leçon de sagesse.

Au-delà de cette potion roborative, ils montrent que dans beaucoup de situations du monde économique, une action entraîne son principe contraire qui annule l'effet désiré, voire lui fait faire machine arrière. Il y a un Tao de l'économie, un environnement semblable au monde biologique dans lequel il faut tenir compte des courants contraires que chacune de nos actions ne manquera pas d'engendrer.

Le mot de la fin est celui d'un moraliste. Le rêve du management distancié, celui du tableau de bord qui maintient ses équipes hors de portée, désir caché du manager médiocre qui craint des équipes plus compétentes et plus engagées que lui, est un leurre et une nuisance.

La conclusion est kantienne : « Traite toujours autrui comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». L'on peut évidemment manager a contrario de cette maxime, mais l'on n'obtiendra dans ce cas que le strict minimum de la part des hommes.

Alors que faut-il faire ? Simplement ce que la « common decency » et le bon sens commandent. S'intéresser aux hommes, à leurs modes de travail, à leur façon d'anticiper voire même à leurs aspirations et à leur psychologie.

Rentrer sur le terrain, parmi les hommes, ne pas rester dans des « comités de direction » des « tours de contrôle » et aimer faire cela. Ne pas prétendre que l'on ne peut pas le faire parce que l'on n'a pas le temps, excuse facile de celui qui fuit la confrontation au réel.


L'on choisit ou non d'investir ce temps, qui s'avère être un bon placement. Et le reste – comme toujours – nous sera donné par surcroît. C'est lorsque nous accompagnons la nature qu'elle nous donne ses plus beaux fruits, pas lorsque nous la forçons.



Si vous avez aimé cet article, voici mes deux livres sur le monde de l'entreprise et plus généralement sur les pièges de la société moderne. Egalement disponibles au format Kindle :

De Apple, des marchés et des esprits animaux…

De Apple, des marchés et des esprits animaux…

L'annonce d'un recul des ventes d'Apple de 18% au premier trimestre a provoqué un mini séisme sur la planète financière, le titre reculant de 8%, soit une baisse de sa capitalisation boursière de 46 milliards de dollars. Que penser de ces turbulences boursières ?



Surprise : les arbres ne montent pas jusqu'au ciel !

Le bruit provoqué par la baisse des revenus de l'entreprise à la pommes'explique par le fait que jamais depuis 2003 son chiffre d'affaires n'avait baissé d'un trimestre sur celui de l'année d'avant. Mais il n'eut pas été inutile de préciser qu'alors, le chiffre d'affaires trimestriel de l'entreprise de Cupertino dépassait à peine 1 milliard, alors qu'il est aujourd'hui de 50 milliards. Une baisse, aussi significative soit-elle, après douze années qui ont vu le chiffre d'affaires être multiplié par 40 est donc à remettre à perspective. Et cela est d'autant plus vrai qu'en un seul trimestre (qui n'est pas le plus fort traditionnellement, qui plus est) Apple a dégagé plus de 10 milliards de dollars de profits. Bref, Apple est encore très loin de la situation de Nokia ou de Motorola, ces dinosaures de la téléphonie tombés de leur trone.

Bien sûr, du fait de l'effondrement des quatre marques qui ont dominé la téléphonie mobile du début des années 2000 (avec Ericsson et Blackberry), toute chute des résultats est inquiétante. Mais Apple n'affronte pas un changement comparable à celui qu'il a apporté sur le marché de la téléphonie, même s'il faut bien reconnaître que certaines de ses positions se sont un peu affaiblies. Ne s'agit-il pas d'une panique aussi exagérée que sont les valorisations délirantes données par les marchés à certaines licornes, ce nom dont le sens dit long sur le caractère chimérique des valeurs accordées ? Après tout, Apple ne doit-il pas valoir au moins dix fois de plus qu'Uber, qui ne génère qu'un chiffre dérisoire, et un océan de pertes pour le moment. N'est-il pas illusoire d'attendre tout de suite un nouvel iPhone ?

De même que les marchés sont ridicules quand ils valorisent à des sommes délirantes certaines entreprises, ne sont-ils pas un peu ridicules quand ils brûlent aussi rapidement une idole du passé, au moindre trimestre en recul ? Encore une illustration des excès des esprits animaux qui animent le marché.

Denis Robert : « On nous prend vraiment pour des cons »

Denis Robert : « On nous prend vraiment pour des cons »

Source : Reporterre, Denis Robert, 04-05-2016

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Alors que le procès d'Antoine Deltour, qui a révélé l'évasion fiscale au Luxembourg, se poursuit, et que la directive sur le secret des affaires est en voie d'être adoptée, Denis Robert juge que les banques continuent à avoir la main sur tout, et que les politiques sont complices. Observateur de Nuit debout, il espère un renouveau politique.

Journaliste et écrivain, Denis Robert a révélé avec l'affaire Clearstream, des mécanismes cruciaux d'évasion fiscale. Il a remporté en 2011 une longue bataille judiciaire contre les banques qui le poursuivaient.


Reporterre – Qu'est-ce qu'implique la directive sur le secret des affaires pour les citoyens et les journalistes  »

Denis Robert – Elle oblige le journaliste et surtout le lanceur d'alerte à faire la preuve qu'il n'espionne pas pour le compte d'autres entreprises, ou à des fins commerciales. C'est ce point qui pose réellement problème. Il est invraisemblable que cette directive, qui est un désir des multinationales et des lobbies bancaires, tombe au moment de la révélation des Panama Papers [évasion fiscale massive au Panama], et au moment du procès du lanceur d'alerte Antoine Deltour [qui a révélé les mécanismes d'évasion fiscale au Luxembourg]. Le gouvernement et les socialistes français sont dans une bipolarité éloquente : d'un côté, des beaux discours sur « Il faut protéger les lanceurs d'alertes », Et de l'autre, les députés socialistes européens qui votent dans leur majorité pour le secret des affaires. On nous prend vraiment pour des cons. En quoi cette directive va-t-elle aider à lutter contre la pauvreté, à rendre l'Europe plus démocratique ? En rien ! C'est encore une fois une loi qui sert les intérêts des puissants. C'est pour ça qu'il y a une grande fatigue qui s'empare de moi, et de tout le monde. Quand tu vois ce que l'on subit comme mensonges médiatiques et politiques quand tu es démocrate comme moi. – j'ai voté Hollande au second tour -, et quand tu vois toutes les couleuvres qu'on nous fait avaler… Cela rend la situation quasi pré-insurrectionnelle. En tout cas, il y a un climat où il ne fait pas bon vivre en France.

Cette atmosphère pré-insurrectionnelle te paraît-elle légitime ?

Je n'ai pas vécu beaucoup d'insurrections, j'avais neuf ans en 68. Mais là, il y a des violences policières, et je constate la distance entre la manière dont les médias mainstream en parlent, les images qu'ils nous montrent, et les vidéos virales sur Facebook où tu vois policiers très violents pris la main dans le sac. Mais on n'en est pas encore à une insurrection, on n'est pas à 500 000 personnes dans les rues. Nuit Debout se cherche. Le niveau des débats y est assez faible. Il y a d'un côté ceux qui ne veulent pas être récupérés politiquement, qui hurlent contre des Julien Bayou, contre la CGT, mais quand tu les écoute, à part refaire la constitution, et ne pas vouloir être récupéré, ils ne proposent pas grand-chose politiquement. Des mecs écrivent : « Faisons un grève générale », mais c'est retweeté dix fois, c'est pas avec ça que tu fais une grève générale.

Que signifie selon toi Nuit Debout ?

Cela arrive en résonance avec le dégoût du politique. Ce qui réunit tous ces gens, c'est qu'on ne croit plus à la gauche du gouvernement. Et qu'on est très méfiant, y compris à l'égard de Mélenchon ou des écolos. On n'est plus représenté. Je me sens très Nuit Debout, je rentre en adéquation avec leur mouvement, j'irai sans doute présenter un film un soir, j'y suis allé deux trois fois, j'ai filmé. Mais je reste dans mon rôle qui est celui de témoin, de journaliste, d'écrivain, de commentateur parfois.

« Nuit debout entre en résonance avec le dégoût du politique »

« Nuit debout entre en résonance avec le dégoût du politique »

Je mène ce combat depuis des années contre le capitalisme clandestin, contre les banques systémiques qui ont la main sur tout. Ma liberté de parole a été chèrement acquise. C'est parce que j'ai résisté à leurs pressions et que j'ai gagné mes procès qu'aujourd'hui je suis audible. Ce n'est pas pour ça que j'ai une solution, mais simplement des explications. Et le truc que je peux démontrer, c'est que les problèmes que rencontre ce pays en matière de taux de chômage, de pauvreté, de fiscalisation trop importante,… pourraient être facilement résolus si les partis luttaient véritablement contre l'évasion de capitaux et contre la fraude fiscale.

On les a pris la main dans le sac récemment avec Luxleaks. Entre 50 et 100 milliards de rentrées fiscales qui ne sont pas rentrées. Et Luxleaks ne représente que 340 multinationales. Le procès d'Antoine Deltour a lieu au Luxembourg dans un théâtre qui s'appelle un tribunal, dans une pièce qui a été coécrite par Kafka et Ionesco. C'est une situation dingue où les accusateurs sont les voleurs. Au Luxembourg, tu ne peux pas avoir de justice financière ni de justice tout court. Ces juges ne sont instrumentalisés que pour faire condamner Antoine Deltour. Ils sont obligés d'en faire un exemple parce qu'autrement, tout leur business s'effondre.

Le Luxembourg est un pays scélérat, un pays qui participe à ce kidnapping géant qui fait qu'aujourd'hui la France est pauvre. Et pourquoi n'est-il pas attaqué par François Hollande ? Pourquoi, quand Manuel Valls y est allé il y a quinze jours, a-t-il fermé sa gueule quand on l'a interrogé sur Antoine Deltour ? Son silence est la preuve absolue que Manuel Valls est un homme de droite qui soutient le système bancaire et le système politique luxembourgeois.

Eva Joly publie un livre sur Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre du Luxembourg et aujourd'hui président de la commission européenne. Est-il un brigand ou une victime ?

Il n'est certainement pas victime ! Il n'est pas brigand. Il y a une vidéo sur internet assez troublante où il dit en substance qu'il n'est pas l'homme des banques et du capitalisme. Il dit : « Il y a pire que moi dans cette assemblée ». Juncker est évidemment l'homme du système bancaire, l'homme qui pendant vingt ans a organisé la fraude à Luxembourg. Mais, humainement c'est quelqu'un d'assez sympathique. Son surnom c'est « Mister Dijo », dijo comme digestif. Il te tape tout de suite sur l'épaule, il est très drôle, il sort des vannes. Et il adore être pris pour un con alors qu'il ne l'est pas. Il part trois langues couramment, il a une culture parfaite des institutions européennes, il connaît tous ses dirigeants. Et surtout, il connaît tous leurs secrets. Ayant été à la place ou il a été dans le système bancaire luxembourgeois, il a des dossiers sur tout le monde. Je peux vous donner un exemple que j'ai vécu au moment de Clearstream. Quand Peillon et Montebourg ont mené leur enquête sur le Luxembourg, elle était accablante : « Le Luxembourg plaque tournante du blanchiment », « Paradis des trusts », « Clearstream la boîte qui organise la fraude », des propos violents. Que s'est-il passé ? Démenti de Laurent Fabius et d'Hubert Védrine. Pourquoi ? Parce que Juncker a dit en substance, relayé par une dépêche de l'AFP : « Que les Français ne viennent pas nous donner des leçons parce qu'on pourrait leur parler des retro commissions sur les ventes d'armes ou sur le nucléaire ». A la suite de quoi, Vedrine a dit : « Peillon et Montebourg se trompent, le Luxembourg est un pays qui fait des efforts en matière de lutte contre la fiscalité ». Si Juncker se retrouve à la tête de l'Europe aujourd'hui, c'est parce il est l'homme des banques et du système.

« Jean-Claude Juncker est l'homme des banques »

« Jean-Claude Juncker est l'homme des banques »

Ce qui est lamentable c'est de voir qu'un parti qui se dit socialiste a voté pour ce type-là en accord avec le Parti populaire et les partis de droite. Les seuls qui nous représentent un petit peu à Bruxelles sont les Verts allemands et français, ou le Belge Philippe Lamberts, qui est formidable.

Qu'est-ce qui a changé depuis Clearstream, après Luxleaks, les Panama Papers ?

Avec Clearstream on était des pionniers. Clearstream participe exactement du même fonctionnement que Luxleaks, que SwissLeaks, que les Panama Papers, même si l'ampleur est différente. Des témoins de l'intérieur ont le courage de filer des documents. Ce qui unit toutes ces histoires, c'est l'informatique, le piège infernal que représentent les traces numériques de ces échanges financiers. Les fraudeurs ne sont plus à l'abri d'un piratage ou du fait qu'à l'intérieur de ces systèmes, des hommes aient des problèmes de conscience. La fraude fiscale devient de plus en plus insupportable, parce les très riches le sont de plus en plus et la paupérisation s'aggrave. C'est pour cela que je reviens à mon propos originel : ces affaires sont fondamentales. Si t'as une hiérarchie à faire dans la lutte contre le chômage, contre le racisme, les problèmes de migration, Daesh,… eh bien, être de gauche aujourd'hui, c'est lutter contre les banques. C'est reprendre le discours de François Hollande au Bourget et le réaliser concrètement !

Comment expliquer que malgré tout ce qui est sur la table – les Panama Papers, Luxleaks, les banques -, rien ne semble bouger vraiment ?

Une des premières explications est que les politiques consolident ce système. Quand je vois que Laurent Wauquiez finance son parti politique avec l'argent des traders de Londres, je ne vais pas lui demander de lutter contre la finance. Nombre d'hommes politiques sont financés par BNPParibas ou par des industriels. Regarde Sarkozy : comment peut-on aujourd'hui accorder une once de crédit à ce type qui s'est payé toutes ses conférences chez Goldman Sachs et qui nous a annoncé la fin des paradis fiscaux ? Il nous a vraiment pris pour des cons. Juncker est un homme du système, Sarkozy en est un autre : c'est vraiment le petit télégraphiste de Goldman Sachs.

L'autre explication est que les médias n'ont jamais pris à leur juste mesure l'importance de ces histoires. Il a fallu attendre dix ans pour que le journal Le Monde découvre que les banques françaises ont des filiales dans les paradis fiscaux.

La bonne nouvelle de tout ça est que l'opinion est de plus en plus sensible à ces questions.

Que faut-il faire pour que cela change ?

Il faut créer Podemos, faire un parti politique. La solution pour moi est de trouver quelqu'un qui n'a pas d'ambition politique. On me dit Nicolas Hulot, pourquoi pas ? Mais il n'en a pas envie, et je le comprends, ça demande un tel effort. Dans l'offre qui m'est faite, je voterais sans doute Mélenchon. Mais sur les questions de finance il n'est pas assez bon, et en général, il est hyper clivant. Il a une sorte d'arrogance qui fait que je ne pense pas qu'il soit capable de fédérer. Accepterait-il si, un homme vient de cette gauche-là, de le suivre ? Peut-être, je ne crois pas que ce soit un mec accroché au pouvoir.
Mais on ne l'a pas encore, cet homme providentiel. De toute manière, les partis d'extrême gauche sont tous partis comme en 40 pour le grand morcèlement. On s'achemine vers une autoroute pour Alain Juppé, s'il ne fait pas de conneries. Ce sera moins pire que Marine Le Pen ou que Nicolas Sarkozy, et ce sera équivalent à François Hollande.

« Des lanceurs d'alerte, il y en aura tout le temps et partout »

« Des lanceurs d'alerte, il y en aura tout le temps et partout »

Tout ce que tu dis ne décrit pas un monde libéré de la finance ?

C'est pour cela que la trahison de François Hollande est vraiment dure à avaler. On ne le sait pas, mais j'ai rédigé des notes en préparation de son discours du Bourget. Ses proches m'avaient envoyé son discours une semaine avant. Et il y a des éléments de langage qui viennent de mes notes. Dans une des premières versions du discours, il y avait des noms de banques, il s'y attaquait. Ce n'était pas une abstraction. Mais ça l'est devenu, et c'est là où il a des propos qui sont électoralistes et vraiment putassiers. Il n'y croyait pas, à son discours sur la finance. En arrivant au pouvoir, il aurait dû agir très vite : séparer les banques d'affaires et de dépôt, interdire les filiales dans les paradis fiscaux, avoir une liste des paradis fiscaux. Il ne l'a pas fait alors qu'il aurait pu. Qu'est-ce qui l'en empêchait ? Depuis, ça n'a fait qu'empirer. De reniement en reniement. L'indice tangible de ces reniements, c'est la liste annuelle des paradis fiscaux qui n'a fait que se réduire, alors que l'argent abondait partout, Luxembourg, Singapour, Caïmans… 
Mais tu ne peux pas être ministre de l'économie socialiste comme l'est Michel Sapin et considérer que le Panama n'est pas un paradis fiscal. C'est pourtant ce qu'il a fait une semaine avant le scandale pour toussoter une semaine après, « Excusez moi je me suis trompé ». C'est d'une stupidité crasse. Soit ce sont des ignorants et c'est grave, soit ils sont des complices. Avant Luxleaks, j'avais encore des précautions oratoires quand je parlais d'Hollande. Parce que l'homme a un petit côté touchant et drôle, et je déteste le Hollande bashing – toutes ces vannes un peu facile que te balancent les mecs de droite qui feraient pire à sa place. Mais là ce n'est plus possible.

Ton constat est sombre. 

Pas forcément. Luxleaks c'est génial, parce que là, les multinationales et le Luxembourg sont pris la main dans le sac. On arrive à un autre stade de connaissance des processus avec le rôle prééminent des sociétés d'audit dans le pillage des nations. Avec Luxleaks, on tombe sur Price waterhouse Cooper qui est une pieuvre mondiale, payée par ses clients, les banques et les multinationales. Pour nous faire les poches, les prédateurs financiers –ces super riches qui amassent des fortunes de plus en plus colossales- ont besoin d'outils financiers discrets pour les transferts –des boîtes comme Clearstream-, d'auditeurs complices qui leur donnent un vernis de respectabilité – les juristes et faux comptables des big four– et de royaumes de papier comme le Luxembourg où ils peuvent planquer le produit de leur vol. Ce système est très verrouillé. Sauf qu'avec les affaires qui sortent et surtout Luxeleaks, les masques tombent. La succession de scandales peut réveiller les gens.

Si Antoine Deltour est condamné, ce qui est possible, la colère va gronder. S'il est relaxé, c'est la porte ouverte à beaucoup de lanceurs d'alerte. Donc, in fine, la mort du Luxembourg. Je ne crois donc pas à cette seconde hypothèse. Ce serait un coup de tonnerre là-bas. De toute manière, et c'est la bonne nouvelle de l'histoire, des lanceurs d'alerte il y en aura tout le temps, partout et de plus en plus. Tant qu'on ne peut pas transformer tous les types qui bossent dans des boîtes comme les banques et les sociétés d'audit, ou les petites mains des ministères, par des machines, il y aura des fuites. C'est l'impondérable, le facteur humain. C'est ce qui à terme va les déstabiliser. C'est ce qui fait vaciller le système et flipper les voleurs ou les Jean Claude Juncker. Pourquoi crois-tu qu'ils nous sortent aujourd'hui cette loi sur le secret des affaires ? L'informatique est un piège merveilleux pour nous. Et infernal pour eux.

- Propos recueillis par Hervé Kempf et Marc Sautelet

Source : Reporterre, Denis Robert, 04-05-2016

Une ado expulsée de son lycée à cause de sa robe jugée trop longue, par Sarah Diffalah

Une ado expulsée de son lycée à cause de sa robe jugée trop longue, par Sarah Diffalah

 

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Source : Le Nouvel Obs, Sarah Diffalah, 05-05-2016

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Une élève de première, convertie à l’islam, s’est vue refuser l’accès à son lycée en raison de sa robe jugée trop longue.

 Elève de première au lycée Flora Tristan à Montereau-Fault-Yonne (Seine-et-Marne), K., 16 ans,  s’est vu refuser l’accès de son établissement, mardi 3 mai, en raison de sa robe, jugée trop longue. La veille, la proviseure lui avait signifié que sa tenue vestimentaire était un “signe ostentatoire religieux”, et donc qu’elle ne pouvait pas la porter dans le lycée.

Depuis 2004, la loi prévoit que :

“Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève.”

Les signes religieux discrets sont tolérés, par respect pour les libertés publiques. Mais où placer la frontière ? Sur la question des jupes longues, le Conseil d’Etat ne s’est pas encore prononcé.

Convertie à l’islam

K. s’est convertie à l’islam il y a un an. Chaque matin, avant d’entrer en cours, elle retire son voile. Mais ce mardi, la jeune fille, en robe longue noire H&M, un gilet arrivant au genoux et des baskets est accueillie à l’entrée par la proviseure. “Elle lui a signifié qu’elle était interdite d’entrée dans l’établissement avec cette tenue, sans lui expliquer pourquoi”, raconte sa mère Marie-Christine de Sousa, jointe par “L’Obs”.

 “Ma fille, franco-portugaise, issue d’une famille catholique, s’est convertie à l’islam, oui. Je l’ai toujours accompagnée dans son choix et dans ses décisions. En début d’année, je l’ai autorisée à porter le voile, qu’elle enlève avant d’entrer en cours. Et donc elle met des robes longues pour aller à l’école”.

Lundi, en fin de journée, après la convocation dans le bureau de la proviseure, la jeune fille avait prévenu sa mère par SMS, selon le récit de cette dernière : “Ne pouvant joindre la proviseure, j’ai appelé la CPE [conseiller principal d’éducation, ndlr] pour savoir ce qui se passait. Le lendemain, je me suis présentée au lycée pour demander à voir la proviseure”.

La responsable de l’établissement reçoit brièvement Marie-Christine de Sousa. Elle lui explique que “porter des robes longues dans un établissement public et laïc n’est pas tolérable, c’est un signe religieux”. La maman demande alors un document écrit sur lequel est fait mention du motif de l’exclusion. “Elle a refusé et a insisté sur le fait que dorénavant, ma fille ne serait pas admise en robe longue.”

Une plainte est envisagée

Après notre coup de fil au lycée mercredi, l’adjointe de la proviseure a appelé la famille pour proposer un dialogue lundi. La famille compte porter plainte. Marie-Christine de Sousa juge sévèrement la décision du lycée :

“Ma fille respecte la loi, je respecte sa religion, il y a juste de la tolérance et du respect. Jusque là, on ne lui avait fait aucune remarque sur sa tenue. Excepté les quelques problèmes de bavardages, c’est une fille très discrète sur sa conversion. Il faut que les gens arrêtent de faire des amalgames et de juger trop vite”.

K. a fait l’objet d’une enquête du personnel éducatif concernant sa conversion. “La procédure , habituelle dans ce genre de cas, s’est bien passé, on est venu chez nous, on a interrogé le corps enseignant et le dossier a conclu qu’il n’y avait aucun risque d’embrigadement. Le lycée en avait été avisé”, explique la mère.

Euh, c’est une blague ça ? Il y a donc une procédure standard pour suivre la religion des élèves hmmm ? Quelqu’un est au courant – me contacter svp ?

“Une robe longue n’est pas un motif d’exclusion”

Joint ce mercredi, l’Académie de Créteil assure que la jeune fille “n’a en aucun cas été exclue de l’établissement”.

“Elle a été convoquée, cela n’a pas été d’une absolue sérénité, mais un dialogue a eu lieu avec la famille et qui va être poursuivi lundi et qui sera maintenu. L’intérêt c’est que cette jeune fille est qu’elle poursuive sa scolarité de façon normale. Une robe longue n’est pas un motif d’exclusion”.

“Ce sont certes des cas isolés”, estime Yasser Louati, porte-parole du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) qui a relayé l’affaire sur son site,  “mais certains personnels de l’Education nationale n'en font qu'à leur tête”.

L’actualité de l’année 2015 avait été ponctuée de nombreuses histoires similaires, dans un contexte de crispation autour de la notion de laïcité. Une tension telle qu’un hashtag s’était créé sur Twitter : #JePorteMaJupeCommeJeVeux.

Sarah Diffalah

Source : Le Nouvel Obs, Sarah Diffalah, 05-05-2016

  1. FRED DUFOUR FRED DUFOUR / AFP
  2. FRED DUFOUR FRED DUFOUR / AFP