L'Arabie saoudite aux prises avec ses démons
Les marchés mondiaux continuent d'évoluer en dents de scie, deux semaines après que j'ai révélé comment l'Arabie saoudite s'est départie d'au moins mille milliards de dollars de titres américains, ce qui a fait couler les marchés mondiaux, parallèlement à sa guerre des prix du pétrole pour maintenir sa part de marché. La maison des Saoud pourrait même détenir plus de 8 000 milliards de dollars en actions et en bons du Trésor américain. Tout dépend en fait de l'ampleur des profits d'Aramco qu'elle a monopolisés et de la qualité de ses investissements. Un banquier spécialiste en placements de New York, aux connexions saoudiennes solides, a confirmé que les Saoudiens coordonnent leurs transactions pétrolières majeures avec Goldman Sachs et d'autres (il n'a pas précisé), pour ne pas se mettre Wall Street à dos. Cela signifierait que la maison des Saoud partage ses profits avec Goldman Sachs par le biais des produits dérivés du commerce pétrolier. Nous parlons ici d'un pactole de l'ordre de plusieurs milliers de milliards de dollars empoché par les Saoudiens et Wall Street, en tenant compte du fait qu'un flot important pourrait être passé par les mains de partenaires de Goldman Sachs et d'autres entités extra-territoriales pour mieux en dissimuler les volumes gigantesques. Tout ce qui a filtré jusqu'à maintenant, c'est que Goldman Sachs ne fait rien pour contrarier la maison des Saoud. Montrez-moi l'argent ! D'après une source proche de la maison des Saoud, la part que se partagent les quelques 12 000 membres de la famille royale absorbe 40 % des recettes pétrolières d'Aramco. Il y a deux ans, d'après cette source, cela aurait représenté 146 milliards de dollars par an en dollars d'aujourd'hui. Si l'on tient compte de l'augmentation vertigineuse des prix du pétrole il y a 43 ans (en 1973), ces recettes auraient rapporté depuis cette époque 6 200 milliards de dollars rien qu'à la maison des Saoud. Hormis les palais regorgeant de robinets en or, les yachts sur la côte d'Azur ou les Lamborghini mauves, il est logique de supposer que le gros de cet argent s'est retrouvé dans des titres et des bons du Trésor américains. À cela s'ajoutent les réserves de l'État, qui s'établissent à 60 % des profits d'Aramco, soit 219 milliards de dollars par an multipliés par 43 ans, ce qui fait un total de 9 400 milliards de dollars. Tout n'a sûrement pas été dépensé. Les investissements saoudiens auraient pu être durement touchés par les mesures prises par Goldman Sachs et d'autres pendant le krach boursier de 2008. Ma source dit que la maison des Saoud a été dûment informée à l'avance, ce qui fait qu'elle n'a rien perdu. Le point à retenir, c'est que la maison des Saoud pourrait bien nager – secrètement – dans un océan d'argent plutôt que de s'engloutir dans les sables mouvants d'un défaut de paiement. L'idée colportée par le FMI voulant que la population de l'Arabie saoudite puisse avoir à subir des mesures d'austérité sévères, après que la maison des Saoud eut provoqué le pire krach des prix du pétrole de l'histoire moderne fomenté pour punir la Russie, l'Iran et les producteurs de gaz de schiste aux USA, est d'un ridicule consommé. Riyad est en pleine campagne de promotion sur la nécessité de transformer son économie pour réduire sa dépendance au pétrole. La maison des Saoud est prête à couper ses subventions sur l'eau et l'électricité, puis celles sur le carburant plus tard dans l'avenir. Selon le FMI, l'Arabie saoudite pourrait avoir accumulé un déficit d'environ 140 milliards de dollars. Mais qu'en est-il de la réserve secrète en actifs et en bons du Trésor des USA ? Ils risquent aussi de perdre la Chine La stratégie d'effondrement des prix du pétrole préconisée par la maison des Saoud lui fait perdre des parts de marché même en Chine. La Russie et l'Arabie saoudite se partagent aujourd'hui à peu près la même part du marché chinois, soit environ 14 %, avec un avantage pour les Russes qui acceptent les paiements en yuans. La maison des Saoud est enfermée dans sa prison du pétrodollar. Toute tentative d'évasion sera sévèrement punie par les Maîtres de l'Univers, ceux-là mêmes qui envoient leurs subordonnés débattre de l'avenir dans des endroits comme Davos. La disparité entre le yuan et le pétrodollar, qui fera en sorte que Moscou supplantera bientôt Riyad comme principal fournisseur de pétrole de la Chine, est l'une des principales raisons pour lesquelles il n'y a pas de grand compromis sur les prix du pétrole à l'horizon entre la Russie et l'Arabie saoudite. L'autre raison, c'est que la Russie (comme l'Iran) n'acceptera pas d'accord sur le pétrole tant que l'Arabie saoudite n'acceptera pas d'accord politique à propos de la Syrie. Comme l'hebdomadaire Petroleum Intelligence Weekly l'a rapporté, la proposition de Moscou est toujours sur la table : une réduction de 5 % de la production par les membres de l'OPEP (y compris l'Iran et l'Irak) et les autres pays producteurs. Ce qui se trame sous le radar est autrement plus sérieux, car il s'agit de la mise en place d'un système monétaire concurrent russo-chinois. Voilà pourquoi la Banque centrale de Russie n'intervient pas pour limiter la chute du rouble parallèlement à la dégringolade des prix du pétrole. La Russie aura besoin de beaucoup de roubles pour établir le système monétaire russo-chinois. La stratégie de Moscou consiste donc à racheter les roubles qui inondent le marché à des prix dérisoires, en payant en dollars et en euros artificiellement dopés. Le Trésor russe a aussi acheté des actions de sociétés nationales à prix très bas sur le marché, tout en rapatriant au moins 30 % des actifs pétroliers de la Russie précédemment détenus par des étrangers. Cela pourrait-il contribuer à convaincre les Saoudiens que leur stratégie d'effondrement des prix du pétrole ne mène nulle part ? Rien ne permet de le croire pour le moment. Dans l'intervalle, si le prince guerrier Mohammed ben Salman n'est pas carrément assis sur le trône, c'est par déférence envers son père souffrant, le roi Salman. Les rumeurs de coup d'État à Riyad persistent. Tout dépendra de l'ampleur du soutien des USA accordé à Mohammed ben Nayef. Les véritables Maîtres de l'Univers dans les coulisses à Washington ne toléreront pas qu'un prince guerrier erratique succède à son père. Bref, comme une source liée à la maison des Saoud l'a résumé, pour le moment, les Saoudiens préfèrent le démon qu'ils connaissent (les USA) à celui qu'ils ne connaissent pas (la Russie). Tout pourrait évidemment changer en un instant si les membres de la famille royale alarmés en viennent à conclure que le démon qu'ils connaissent se prépare à leur faire le coup du changement de régime, qui a déjà fait ses preuves. Mais il sera alors trop tard. Pepe Escobar Article original en anglais : Saudi Arabia: the Devil's Playground, Sputnik News, 4 février 2016. Traduit par Daniel, édité par jj et relu par Diane pour le Saker francophone. Pepe Escobar est l'auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) Empire of Chaos (Nimble Books, 2014) et le petit dernier, 2030 (Nimble Books, 2015). |