(Minute 77'40 du podcast de France Culture)
- (Emmanuel Laurentin) : Alors, en Tunisie il y était il n'y a pas très longtemps, Étienne Chouard, deuxième cercle, vous avez pris énormément de notes, c'est votre mode de fonctionnement ; quelques remarques ? Quelques façons de percevoir ce débat sur Internet et la démocratie ? On a dit que vous étiez un pionnier dans ce domaine puisque vous étiez déjà en 2005 en train de disséquer la future constitution européenne. Étienne Chouard.
- (ÉC) Alors, de mon point de vue, Internet nous rend un des piliers de la démocratie qui était l'iségoria, c'est-à-dire le droit de parole pour tous, à tout moment et à tout propos. Les Athéniens y tenaient plus qu'à l'isonomia (l'égalité devant le droit) ; c'était quelque chose de très important qui permettait à chaque citoyen athénien de se comporter possiblement comme une sentinelle : la démocratie avait organisé ses sentinelles, sa protection, sachant qu'elle était fragile, par le droit de parole donné à tous, sans savoir à l'avance qui allait dire une bêtise et qui allait dire quelque chose de très important ; et c'est cette iségoria que nous rend, d'une certaine façon, imparfaite je trouve bien sûr, mais précieuse puisqu'on n'a plus que ça, [l'Internet].
Ceci dit, ce serait tout à fait erroné, je crois, d'assimiler (ou de rapprocher… oui d'assimiler) l'internet, l'iségoria, à la démocratie : la démocratie, c'est beaucoup plus que l'iségoria. La démocratie, c'est avant tout, je crois, — POUR PERMETTRE L'AUTONOMIE, c'est-à-dire, la possibilité pour les citoyens de produire eux-mêmes les normes auxquelles ils consentent à obéir—, c'est — pour les protéger (les citoyens) —, c'est L'AMATEURISME, la garantie de l'amateurisme des acteurs politiques.
La DÉPROFESSIONNALISATION DE LA POLITIQUE par une procédure qui était centrale — et repérée comme centrale par tous les philosophes à l'époque d'Athènes — qui était LE TIRAGE AU SORT.
D'ailleurs, les "Indignés" sont en train — évidemment, puisqu'ils cherchent la démocratie —, il sont en train de s'emparer de l'idée du tirage au sort, on la voit germer partout, je la vois germer au Québec, je la vois germer partout où les… les 'Occupy', les 'Anonymous'… sont en train d'essayer de s'auto-organiser… Le tirage au sort a servi pendant 200 ans à protéger les humains, tous les humains, absolument tous les humains, contre ceux que j'appelle, pour faire simple parce que comme ça, c'est clair, "les voleurs de pouvoirs".
ON AURA TOUJOURS DES VOLEURS DE POUVOIR, IL Y A TOUJOURS DES GENS QUI VEULENT DÉCIDER À LA PLACE DES AUTRES, MAIS LE TIRAGE AU SORT SERT À NOUS PROTÉGER COLLECTIVEMENT (SANS QU'ON SACHE À L'AVANCE LESQUELS) DE CES VOLEURS DE POUVOIRS EN AFFAIBLISSANT LES REPRÉSENTANTS : le principe de la démocratie… Enfin, on parle de "démocratie" partout… je dois avoir 3 ou 400 livres spécifiquement sur la "démocratie => il n'y en a PAS UN qui parle de démocratie (à part quelques uns que j'aime particulièrement) mais la plupart parlent du gouvernement représentatif, qui n'est PAS — depuis le début — une démocratie : je prends juste 30 secondes, mais à peine, même pas, 15 secondes, pour vous lire, parce que je trouve que c'est très important pour comprendre : JE VOUS PROUVE CE QUE JE DIS, QUAND JE DIS "NOUS NE SOMMES PAS EN DÉMOCRATIE", ce n'est pas une conversation de café (encore que dans les conversations de café on puisse trouver des choses très intéressantes à signaler), mais VÉRITABLEMENT, CEUX QUI ONT CONÇU LE RÉGIME DANS LEQUEL NOUS VIVONS ÉTAIENT DES HELLÉNISTES, ILS CONNAISSAIENT TRÈS BIEN LA GRÈCE ANTIQUE, ET ILS SAVAIENT QU'ILS NE VOULAIENT PAS DE DÉMOCRATIE.
Je vais vous lire une phrase de Sieyès, très vite, SIEYÈS : UN FONDATEUR DU RÉGIME DANS LEQUEL NOUS VIVONS : ouvrez les guillemets, je n'invente pas, texto, c'est dans le… (j'ai oublié le titre exact du document mais c'est très facile à trouver) [C'est le Dire sur le véto royal, 7 septembre 1789] :« Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi. Ils n'ont pas de volontés particulières à imposer. S'ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif, ce serait un État démocratique. Le peuple (Sieyès parle, l'abbé Sieyès, 1789, septembre), je le répète, dans un pays qui n'est PAS une démocratie (et la France ne saurait l'être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants »
[Alors, ] on peut ne pas être démocrate…
- (Emmanuel Laurentin) On est en 89… Il faut tout recontextualiser à propos de l'abbé Sieyès… mais enfin bon… Étienne Chouard…
- ÉC : oui mais je trouve que tous les indices que la CONCEPTION de la démocratie depuis…ROSANVALLON EXPLIQUE BIEN LE MOMENT OÙ, AU DÉBUT DU 19E SIÈCLE, ON S'EST MIS À APPELER "DÉMOCRATIE" CE QUI ÉTAIT CONÇU, PENSÉ COMME SON VÉRITABLE CONTRAIRE…
Et je vous recommande… Il y a un livre qui peut changer votre vie, vraiment, qui n'a pas un titre sexy => si on ne vous en parle pas, vous ne le choisirez pas en le voyant sur un rayon de bibliothèque, et pourtant c'est un livre essentiel, c'est un livre qui fait la balance entre le tirage au sort et l'élection, honnêtement, c'est Bernard Manin qui a écrit ça, qui est un prof à New York, prof [aussi] à l'EHESS, et qui a fait UN LIVRE ESSENTIEL POUR NOUS TOUS, avec un titre qui n'est pas appétissant, qui cache une merveille : les premiers paragraphes, vous allez voir, c'est tout de suite passionnant. Il s'appelle "Principes du gouvernement représentatif"…
EN FAIT, CE GARS-LÀ S'ÉTONNAIT QUE NOUS APPELIONS >DÉMOCRATIE< UN SYSTÈME QUI A ÉTÉ PENSÉ DÈS LE DÉPART COMME UNE ANTI-DÉMOCRATIE, QUI EST ENCORE AUJOURD'HUI, PRÉCISÉMENT UNE ANTI-DÉMOCRATIE : QUAND ON DÉSIGNE DES MAÎTRES POLITIQUES QUI VONT TOUT DÉCIDER À NOTRE PLACE, NOUS NE SOMMES PAS DES CITOYENS, AUTONOMES, QUI PRODUISONS NOUS-MÊMES NOTRE DROIT, NOUS SOMMES DES ÉLECTEURS, C'EST-À-DIRE QUE NOUS SOMMES HÉTÉRONOMES, NOUS SUBISSONS LA LOI ÉCRITE PAR D'AUTRES… (C'est possiblement meilleur, j'imagine bien, moi, une véritable aristocratie dans laquelle nous choisirions VRAIMENT les meilleurs, que nous tiendrions vraiment sous contrôle, tous les jours, révocables, rendant des comptes, une véritable aristocratie, ce serait possible, hein, il n'y a pas que la démocratie…) MAIS QUE NOUS APPELIONS >DÉMOCRATIE< LE RÉGIME DANS LEQUEL NOUS VIVONS AUJOURD'HUI, C'EST L'ACCEPTATION D'UNE INVERSION DES MOTS QUI NOUS INTERDIT DE MÊME VOULOIR L'ALTERNATIVE DONT NOUS AVONS BESOIN. Et donc je pense qu'il faut vraiment… qu'il y a un travail de remise à l'endroit des mots importants…
- (Emmanuel Laurentin) Et si on revient sur le terrain même de l'internet, justement, vous disiez au départ "c'est l'iségoria", c'est donc le rapport à…
- (ÉC) Oui, eh ben justement, Bernard Manin, précisément, parlait de l'Internet pour le rapprocher de la démocratie, et il disait (et je suis tout à fait d'accord avec ça), il disait : faites attention : on ne peut pas réduire Internet à la démocratie parce qu'il n'y a pas d'organisation des débats, il n'y a pas de MISE EN SCÈNE DES CONFLITS ; une démocratie, ça met en scène les opinions contraires, pour avoir une décision qui soit la plus éclairée possible, or c'est précisément le rôle d'un parlement ou d'une assemblée démocratique que de donner la parole à tout le monde pour que tous les points de vue aient été mis en scène et, à l'issue de cette mise en scène, on s'assure qu'on prendra la moins mauvaise décision possible.
Internet ne permet pas ça : Bernard Manin souligne qu'on va naturellement vers des forums qui nous sont favorables, parce qu'on ne va pas y être exposés à la controverse, à la contradiction, donc c'est plus confortable, donc nous allons vers le confort et donc, nous nous radicalisons de cette façon. Et Bernard souligne qu'il y a quand même un aspect propice au débat, sur Internet, qui est Google qui, quand on fait une recherche, ne nous propose pas que des sites qui nous sont favorables et nous amène PAR HASARD, encore le hasard, à découvrir des pensées vers lesquelles nous n'aurions pas été naturellement et qui finalement nous enrichissent parce que … mais vraiment le tirage au sort, je crois… il n'y a pas de démocratie sans tirage au sort, hein, je crois que c'est clair… (bruits et rires) mais enfin, il ne faut pas compter sur les élus pour nous le dire, ils ne nous le diront jamais, c'est à nous de nous passer le mot entre nous. (applaudissements)
- (Emmanuel Laurentin) Heu, une question de Monsieur (ce sera la dernière)…
(minute 81'40 du podcast officiel, soit 4 minutes diffusées sur 7 enregistrées.)